En mars 1996, une psychose reliée à la viande de boeuf britannique se propage en Europe et dans le monde en moins de 48 heures. Le gouvernement britannique vient de révéler une transmission possible à l’humain de la maladie de la vache folle par le biais de la viande de boeuf. Une dizaine de personnes, âgées en moyenne de 27 ans, ont succombé après avoir été contaminées par de la viande de boeuf.
La névrose est collective. La peur partout.
L’Union européenne institue immédiatement un embargo sur le boeuf britannique, les cantines des écoles n’en servent plus, les étals des supermarchés se vident. Comble d’ironie, les McDonald’s londoniens vendent des végéburgers à base de céréales. L’empire britannique du boeuf vacille, une industrie employant 350,000 personnes et produisant - en 1995 - 857,000 tonnes de boeuf. Le gouvernement fait face à des accusations, des critiques sur sa gestion de la crise. Selon un sondage publié dans The Guardian, près de trois britanniques sur quatre croient que le gouvernement savait, avant que n’éclate le scandale, que la maladie de la vache folle pouvait présenter un risque pour l’humain mais qu’il avait choisi de le cacher.
Que s’était-il donc passé pour que le grand journal populaire du soir The London Evening Standard conseille à ses lecteurs : Don’t eat beef ! (Ne mangez pas de boeuf !)
Vachement british
Le peuple anglais aime tellement le boeuf que son surnom est John Bull (littéralement Jean Taureau). Après que les Romains eurent quitté les Iles Britanniques, le boeuf devint rapidement une viande très prisée. Dès le 12ième siècle, les Anglais dévorent de grandes quantités de boeuf, une viande symbolisant pour eux la force, la richesse, la virilité. Pendant la révolution industrielle, l’Angleterre est la capitale mondiale du boeuf. Dans le seul marché de Londres, en 1726, plus de 100,000 bêtes passent par l’abattoir. À cette époque, les Anglais mangent plus de boeuf en une semaine que l’Espagne, l’Italie et la France en un mois.
Au 19ième siècle, l’engouement de l’aristocratie et de la classe moyenne pour le boeuf est total. On se passionne pour les concours de bovins. Le célèbre boeuf de Durham champion marbré de graisse et pesant 3,000 livres, fait pendant six ans une tournée triomphale dans le royaume. Les plus grands artistes exécutent son portrait. La mode consistant à orner les murs de tableaux représentant des boeufs se répand dans les foyers anglais.
Cette obsession pour le boeuf ouvre la voie vers les colonies, à la recherche de pâturages pour les bovins : l’Écosse et l’Irlande au 17ième siècle, suivies par l’Amérique du Nord, l’Argentine, l’Australie et la Nouvelle-Zélande au 19ième siècle. La folie bovine des Anglais eut un impact dévastateur sur les populations humaines, animales, les écosystèmes et l’économie des pays conquis.
En Écosse et en Irlande, les bovins occupent les meilleures terres et les populations locales doivent se contenter de terres moins productives. Pour survivre, elles font pousser des pommes de terre. En Irlande, le peuple dépend entièrement de ce légume pour survivre. En 1846, une maladie de la pomme de terre dévaste les récoltes. C’est la famine, la mort et l’exil. Poussés par la misère, des millions d’Irlandais émigrent en Amérique du Nord, laissant leurs terres aux producteurs bovins qui s’approprient ces nouveaux pâturages à des prix dérisoires.
Entre 1846 et 1874, le nombre de bovins exportés de l’Irlande vers l’Angleterre double, passant de 203,000 à 558,000 têtes. L’appétit vorace des Anglais pour le boeuf n’ayant pas de limite, on cherche encore plus de pâturages. Les barons du boeuf investissent alors massivement dans le Nouveau Monde, là où de vastes espaces encore vierges peuvent abriter ces bovins, tant aimés mais tant dévorés.
Vacherie américaine
Les banquiers anglais s’installent au Texas, au Kansas, au Nebraska ou au Dakota. On démarre les bovins sur l’herbe des Plaines de l’Ouest, puis ils sont amenés vers les États du Centre. On les nourrit alors avec du maïs, une pratique nouvelle pour l’époque. Cette alimentation donne une viande persillée, marbrée de gras, le fameux corn-fed beef. (De nos jours, les 100 millions de bovins américains mangent toujours du maïs, plus de 200 millions de tonnes par an, soit deux fois plus que n’en consomme la population humaine du pays)
Les trains transportent ensuite les boeufs vivants vers les bateaux en partance pour les ports anglais afin qu’ils finissent sur la table des carnivores de Grande-Bretagne et d’Europe.
Dans les contrées américaines, depuis des millénaires, vivent en symbiose avec leur environnement des populations autochtones et des bisons. Ces animaux et ces humains barrent la route aux conquérants du boeuf. On s’occupe d’abord des premiers avec l’aide de Buffalo Bill, de l’armée américaine, et d’une horde de chasseurs. L’hécatombe de bisons se solde par plus de 4 millions de morts. On les tue pour leur cuir, leurs os (qui valent 8$ la tonne) ou par simple plaisir du sport. Des excusions de chasse à partir d’un train en marche sont très populaires et des montagnes de carcasses de bisons pourrissent le long des voies ferrées.
Pour les tribus amérindiennes, les bisons font partie intégrante de leur vie matérielle et spirituelle. Constituant leur principale ressource en viande et en cuir, ils les sacrifient aussi lors de cérémonies religieuses. Pour eux, le bison est synonyme d’abondance, de prospérité. La disparition soudaine des troupeaux ébranle le peuple autochtone. Qu’ont-ils fait de mal pour que les bisons disparaissent ainsi ? Peut-être se cachent-ils tout simplement dans des grottes, là-bas, au loin ? Des shamanes tentent de ramener les troupeaux par des rituels magiques. Malgré leurs transes et leurs incantations, les bisons ne reviennent pas. C’est la fin du monde, de leur monde. Après les bisons, ce fut au tour des Amérindiens d’être massacrés. Les colonisateurs étaient d’accord avec le général Sheridan : J’ai vu une seule fois de bons Indiens et ils étaient morts. Les survivants, démoralisés, affaiblis, acculés à la famine - les Comanches, les Cheyennes, les Kowas, les Osoges, les Sioux, les Appaches et tant d’autres tribus - rendent les armes. On les parque dans des réserves. L’armée et les agents fédéraux peuvent ainsi mieux les contrôler par des distributions de rations alimentaires.
Le problème des bisons et des Amérindiens résolus, les cow-boys et les boeufs peuvent galoper en paix.
L’extension des chemins de fer, de nouvelles techniques de réfrigération permettant l’abattage des animaux en Amérique et les capitaux anglais bâtirent une colossale industrie pouvant livrer des tonnes de boeuf frais et bon marché en Grande-Bretagne. En 1880, les États-Unis exportent 90% du boeuf vendu en Angleterre.
Au fil des années, les Américains reprennent contrôle de leurs terres. L’industrie du boeuf se développe démesurément grâce, entre autres, aux subventions gouvernementales.
Vacherie planétaire
La fixation sur le boeuf rejoint les grandes multinationales dont l’objectif est de créer un marché mondial unique pour la production et la distribution de cette viande. Dans les années soixante, plusieurs pays d’Amérique Centrale et du Sud transforment des millions d’hectares de forêts tropicales et de terres agricoles en pâturages afin d’engraisser le bétail destiné au marché international. Partout sur la planète s’ouvre des McDonald’s, des Burger King, des Harvey’s, des Wendy’s ou des A et W. Il y a plus de 15,000 McDonald’s dans 89 pays du monde. En 1989, la multinationale du boeuf vendait plus de hamburgers à Tokyo qu’à New-York. Aux États-Unis, on s’empiffre annuellement de 8,4 milliards de hamburgers dans les fast-food du boeuf. Chaque citoyen américain mange durant sa vie 9 boeufs de 500 kg, soit deux fois plus qu’un Européen et dix fois plus qu’un Japonais. L’Amérique du Sud compte 9 vaches pour 10 humains et l’Australie 14 bovins pour 10 humains. Au Canada, 15 millions de bovins habitent 40% des terres agricoles du pays. La conquête est globale. La destruction aussi.
Cette surpopulation de 1,28 milliards de bovins occupe 24% des sols de la terre, épuisant les ressources d’eau et de céréales. Pour gagner 50 kg de protéines, il leur faut consommer 790 kg de protéines végétales. Ils émettent une grande quantité de méthane, un gaz à effet de serre, responsable du réchauffement de la planète. (En 1990, les animaux de ferme du Canada ont produit 654,000 T de méthane, dont 93% provenait des bovins). Leur élevage contribue à l’érosion des sols, à la désertification, au déboisement, à l’utilisation massive de pesticides, d’engrais chimiques, de vaccins et d’hormones.