Le meurtre de Calas, commis dans
Toulouse avec le glaive de la justice, le 9 mars 1762, est un
des plus singuliers événements qui méritent
l'attention de notre âge et de la postérité.
On oublie bientôt cette foule de morts qui a péri
dans des batailles sans nombre, non seulement parce que c'est
la fatalité inévitable de la guerre, mais parce
que ceux qui meurent par le sort des armes pouvaient aussi donner
la mort à leurs ennemis, et n'ont point péri sans
se défendre. Là où le danger et l'avantage
sont égaux, l'étonnement cesse, et la pitié
même s'affaiblit; mais si un père de famille innocent
est livré aux mains de l'erreur, ou de la passion, ou du
fanatisme; si l'accusé n'a de défense que sa vertu:
si les arbitres de sa vie n'ont à risquer en l'égorgeant
que de se tromper; s'ils peuvent tuer impunément par un
arrêt, alors le cri public s'élève, chacun
craint pour soi-même, on voit que personne n'est en sûreté
de sa vie devant un tribunal érigé pour veiller
sur la vie des citoyens, et toutes les voix se réunissent
pour demander vengeance.
Il s'agissait, dans cette étrange
affaire, de religion, de suicide, de parricide; il s'agissait
de savoir si un père et une mère avaient étranglé
leur fils pour plaire à Dieu, si un frère avait
étranglé son frère, si un ami avait étranglé
son ami, et si les juges avaient à se reprocher d'avoir
fait mourir sur la roue un père innocent, ou d'avoir épargné
une mère, un frère, un ami coupables.
Jean Calas, âgé
de soixante-huit ans, exerçait la profession de négociant
à Toulouse depuis plus de quarante années, et était
reconnu de tous ceux qui ont vécu avec lui pour un bon
père. Il était protestant, ainsi que sa femme et
tous ses enfants, excepté un, qui avait abjuré l'hérésie,
et à qui le père faisait une petite pension. Il
paraissait si éloigné de cet absurde fanatisme qui
rompt tous les liens de la société qu'il approuva
la conversion de son fils Louis Calas, et qu'il avait depuis trente
ans chez lui une servante zélée catholique, laquelle
avait élevé tous ses enfants.
Un des fils de Jean Calas, nommé
Marc-Antoine, était un homme de lettres: il passait pour
un esprit inquiet, sombre, et violent. Ce jeune homme, ne pouvant
réussir ni à entrer dans le négoce, auquel
il n'était pas propre, ni à être reçu
avocat, parce qu'il fallait des certificats de catholicité
qu'il ne put obtenir, résolut de finir sa vie, et fit pressentir
ce dessein à un de ses amis; il se confirma dans sa résolution
par la lecture de tout ce qu'on a jamais écrit sur le suicide.
Enfin, un jour, ayant perdu son
argent au jeu, il choisit ce jour-là même pour exécuter
son dessein. Un ami de sa famille et le sien, nommé Lavaisse,
jeune homme de dix-neuf ans, connu par la candeur et la douceur
de ses moeurs, fils d'un avocat célèbre de Toulouse,
était arrivé de Bordeaux la veille (Note
1); il soupa par hasard chez les
Calas. Le père, la mère, Marc-Antoine leur fils
aîné, Pierre leur second fils, mangèrent ensemble.
Après le souper on se retira dans un petit salon: Marc-Antoine
disparut; enfin, lorsque le jeune Lavaisse voulut partir, Pierre
Calas et lui, étant descendus, trouvèrent en bas,
auprès du magasin, Marc-Antoine en chemise, pendu à
une porte, et son habit plié sur le comptoir; sa chemise
n'était pas seulement dérangée; ses cheveux
étaient bien peignés: il n'avait sur son corps aucune
plaie, aucune meurtrissure (Note 2).
On passe ici tous les détails
dont les avocats ont rendu compte: on ne décrira point
la douleur et le désespoir du père et de la mère;
leurs cris furent entendus des voisins. Lavaisse et Pierre Calas,
hors d'eux-mêmes, coururent chercher des chirurgiens et
la justice.
Pendant qu'ils s'acquittaient
de ce devoir, pendant que le père et la mère étaient
dans les sanglots et dans les larmes, le peuple de Toulouse s'attroupe
autour de la maison. Ce peuple est superstitieux et emporté;
il regarde comme des monstres ses frères qui ne sont pas
de la même religion que lui. C'est à Toulouse qu'on
remercia Dieu solennellement de la mort de Henri III, et qu'on
fit serment d'égorger le premier qui parlerait de reconnaître
le grand, le bon Henri IV. Cette ville solennise encore tous les
ans, par une procession et par des feux de joie, le jour où
elle massacra quatre mille citoyens hérétiques,
il y a deux siècles. En vain six arrêts du conseil
ont défendu cette odieuse fête, les Toulousains l'ont
toujours célébrée comme les jeux floraux.
Quelque fanatique de la populace
s'écria que Jean Calas avait pendu son propre fils Marc-Antoine.
Ce cri, répété, fut unanime en un moment;
d'autres ajoutèrent que le mort devait le lendemain faire
abjuration; que sa famille et le jeune Lavaisse l'avaient étranglé
par haine contre la religion catholique: le moment d'après
on n'en douta plus; toute la ville fut persuadée que c'est
un point de religion chez les protestants qu'un père et
une mère doivent assassiner leur fils dès qu'il
veut se convertir.
Les esprits une fois émus
ne s'arrêtent point. On imagina que les protestants du Languedoc
s'étaient assemblés la veille; qu'ils avaient choisi,
à la pluralité des voix, un bourreau de la secte;
que le choix était tombé sur le jeune Lavaisse;
que ce jeune homme, en vingt-quatre heures, avait reçu
la nouvelle de son élection, et était arrivé
de Bordeaux pour aider Jean Calas, sa femme, et leur fils Pierre,
à étrangler un ami, un fils, un frère.
Le sieur David, capitoul de Toulouse,
excité par ces rumeurs et voulant se faire valoir par une
prompte exécution, fit une procédure contre les
règles et les ordonnances. La famille Calas, la servante
catholique, Lavaisse, furent mis aux fers.
On publia un monitoire non moins
vicieux que la procédure. On alla plus loin: Marc-Antoine
Calas était mort calviniste, et s'il avait attenté
sur lui-même, il devait être traîné sur
la claie; on l'inhuma avec la plus grande pompe dans l'église
Saint-Etienne, malgré le curé, qui protestait contre
cette profanation.
Il y a, dans le Languedoc, quatre
confréries de pénitents, la blanche, la bleue, la
grise, et la noire. Les confrères portent un long capuce,
avec un masque de drap percé de deux trous pour laisser
la vue libre: ils ont voulu engager M. le duc de Fitz-James, commandant
de la province, à entrer dans leurs corps, et il les a
refusés. Les confrères blancs firent à Marc-Antoine
Calas un service solennel, comme à un martyr. Jamais aucune
Eglise ne célébra la fête d'un martyr véritable
avec plus de pompe; mais cette pompe fut terrible. On avait élevé
au-dessus d'un magnifique catafalque un squelette qu'on faisait
mouvoir, et qui représentait Marc-Antoine Calas, tenant
d'une main une palme, et de l'autre la plume dont il devait signer
l'abjuration de l'hérésie, et qui écrivait
en effet l'arrêt de mort de son père.
Alors il ne manqua plus au malheureux
qui avait attenté sur soi-même que la canonisation:
tout le peuple le regardait comme un saint; quelques-uns l'invoquaient,
d'autres allaient prier sur sa tombe, d'autres lui demandaient
des miracles, d'autres racontaient ceux qu'il avait faits. Un
moine lui arracha quelques dents pour avoir des reliques durables.
Une dévote, un peu sourde, dit qu'elle avait entendu le
son des cloches. Un prêtre apoplectique fut guéri
après avoir pris de l'émétique. On dressa
des verbaux de ces prodiges. Celui qui écrit cette relation
possède une attestation qu'un jeune homme de Toulouse est
devenu fou pour avoir prié plusieurs nuits sur le tombeau
du nouveau saint, et pour n'avoir pu obtenir un miracle qu'il
implorait.
Quelques magistrats étaient
de la confrérie des pénitents blancs. Dès
ce moment la mort de Jean Calas parut infaillible.
Ce qui surtout prépara
son supplice, ce fut l'approche de cette fête singulière
que les Toulousains célèbrent tous les ans en mémoire
d'un massacre de quatre mille huguenots; l'année 1762 était
l'année séculaire. On dressait dans la ville l'appareil
de cette solennité: cela même allumait encore l'imagination
échauffée du peuple; on disait publiquement que
l'échafaud sur lequel on rouerait les Calas serait le plus
grand ornement de la fête; on disait que la Providence amenait
elle-même ces victimes pour être sacrifiées
à notre sainte religion. Vingt personnes ont entendu ces
discours, et de plus violents encore. Et c'est de nos jours! et
c'est dans un temps où la philosophie a fait tant de progrès!
et c'est lorsque cent académies écrivent pour inspirer
la douceur des moeurs! Il semble que le fanatisme, indigné
depuis peu des succès de la raison, se débatte sous
elle avec plus de rage.
Treize juges s'assemblèrent
tous les jours pour terminer le procès. On n'avait, on
ne pouvait avoir aucune preuve contre la famille; mais la religion
trompée tenait lieu de preuve. Six juges persistèrent
longtemps à condamner Jean Calas, son fils, et Lavaisse,
à la roue, et la femme de Jean Calas au bûcher. Sept
autres plus modérés voulaient au moins qu'on examinât.
Les débats furent réitérés et longs.
Un des juges, convaincu de l'innocence des accusés et de
l'impossibilité du crime, parla vivement en leur faveur:
il opposa le zèle de l'humanité au zèle de
la sévérité; il devint l'avocat public des
Calas dans toutes les maisons de Toulouse, où les cris
continuels de la religion abusée demandaient le sang de
ces infortunés. Un autre juge, connu par sa violence, parlait
dans la ville avec autant d'emportement contre les Calas que le
premier montrait d'empressement à les défendre.
Enfin l'éclat fut si grand qu'ils furent obligés
de se récuser l'un et l'autre; ils se retirèrent
à la campagne.
Mais, par un malheur étrange,
le juge favorable aux Calas eut la délicatesse de persister
dans sa récusation, et l'autre revint donner sa voix contre
ceux qu'il ne devait point juger: ce fut cette voix qui forma
la condamnation à la roue, car il n'y eut que huit voix
contre cinq, un des six juges opposés ayant à la
fin, après bien des contestations, passé au parti
le plus sévère.
Il semble que quand il s'agit
d'un parricide et de livrer un père de famille au plus
affreux supplice, le jugement devrait être unanime, parce
que les preuves d'un crime si inouï (Note
3) devraient être d'une évidence
sensible à tout le monde: le moindre doute dans un cas
pareil doit suffire pour faire trembler un juge qui va signer
un arrêt de mort. La faiblesse de notre raison et l'insuffisance
de nos lois se font sentir tous les jours; mais dans quelle occasion
en découvre-t-on mieux la misère que quand la prépondérance
d'une seule voix fait rouer un citoyen? Il fallait, dans Athènes,
cinquante voix au-delà de la moitié pour oser prononcer
un jugement de mort. Qu'en résulte-t-il? Ce que nous savons
très inutilement, que les Grecs étaient plus sages
et plus humains que nous.
Il paraissait impossible que
Jean Calas, vieillard de soixante-huit ans, qui avait depuis longtemps
les jambes enflées et faibles, eût seul étranglé
et pendu un fils âgé de vingt-huit ans, qui était
d'une force au-dessus de l'ordinaire; il fallait absolument qu'il
eût été assisté dans cette exécution
par sa femme, par son fils Pierre Calas, par Lavaisse, et par
la servante. Ils ne s'étaient pas quittés un seul
moment le soir de cette fatale aventure. Mais cette supposition
était encore aussi absurde que l'autre: car comment une
servante zélée catholique aurait-elle pu souffrir
que des huguenots assassinassent un jeune homme élevé
par elle pour le punir d'aimer la religion de cette servante?
Comment Lavaisse serait-il venu exprès de Bordeaux pour
étrangler son ami dont il ignorait la conversion prétendue?
Comment une mère tendre aurait-elle mis les mains sur son
fils? Comment tous ensemble auraient-ils pu étrangler un
jeune homme aussi robuste qu'eux tous, sans un combat long et
violent, sans des cris affreux qui auraient appelé tout
le voisinage, sans des coups réitérés, sans
des meurtrissures, sans des habits déchirés.
Il était évident
que, si le parricide avait pu être commis, tous les accusés
étaient également coupables, parce qu'ils ne s'étaient
pas quittés d'un moment; il était évident
qu'ils ne l'étaient pas; il était évident
que le père seul ne pouvait l'être; et cependant
l'arrêt condamna ce père seul à expirer sur
la roue.
Le motif de l'arrêt était
aussi inconcevable que tout le reste. Les juges qui étaient
décidés pour le supplice de Jean Calas persuadèrent
aux autres que ce vieillard faible ne pourrait résister
aux tourments, et qu'il avouerait sous les coups des bourreaux
son crime et celui de ses complices. Ils furent confondus, quand
ce vieillard, en mourant sur la roue, prit Dieu à témoin
de son innocence, et le conjura de pardonner à ses juges.
Ils furent obligés de
rendre un second arrêt contradictoire avec le premier, d'élargir
la mère, son fils Pierre, le jeune Lavaisse, et la servante;
mais un des conseillers leur ayant fait sentir que cet arrêt
démentait l'autre, qu'ils se condamnaient eux-mêmes,
que tous les accusés ayant toujours été ensemble
dans le temps qu'on supposait le parricide, l'élargissement
de tous les survivants prouvait invinciblement l'innocence du
père de famille exécuté, ils prirent alors
le parti de bannir Pierre Calas son fils. Ce bannissement semblait
aussi inconséquent, aussi absurde que tout le reste: car
Pierre Calas était coupable ou innocent du parricide; s'il
était coupable, il fallait le rouer comme son père;
s'il était innocent, il ne fallait pas le bannir. Mais
les juges, effrayés du supplice du père et de la
piété attendrissante avec laquelle il était
mort, imaginèrent de sauver leur honneur en laissant croire
qu'ils faisaient grâce au fils, comme si ce n'eût
pas été une prévarication nouvelle de faire
grâce; et ils crurent que le bannissement de ce jeune homme
pauvre et sans appui, étant sans conséquence, n'était
pas une grande injustice, après celle qu'ils avaient eu
le malheur de commettre.
On commença par menacer
Pierre Calas, dans son cachot, de le traiter comme son père
s'il n'abjurait pas sa religion. C'est ce que ce jeune homme (Note 4) atteste par serment.
Pierre Calas, en sortant de la
ville, rencontra un abbé convertisseur qui le fit rentrer
dans Toulouse; on l'enferma dans un couvent de dominicains, et
là on le contraignit à remplir toutes les fonctions
de la catholicité: c'était en partie ce qu'on voulait,
c'était le prix du sang de son père; et la religion,
qu'on avait cru venger, semblait satisfaite.
On enleva les filles à
la mère; elles furent enfermées dans un couvent.
Cette femme, presque arrosée du sang de son mari, ayant
tenu son fils aîné mort entre ses bras, voyant l'autre
banni, privée de ses filles, dépouillée de
tout son bien, était seule dans le monde, sans pain, sans
espérance, et mourante de l'excès de son malheur.
Quelques personnes, ayant examiné mûrement toutes
les circonstances de cette aventure horrible, en furent si frappées
qu'elles firent presser la dame Calas, retirée dans une
solitude, d'oser venir demander justice au pied du trône.
Elle ne pouvait pas alors se soutenir, elle s'éteignait;
et d'ailleurs, étant née Anglaise, transplantée
dans une province de France dès son jeune âge, le
nom seul de la ville de Paris l'effrayait. Elle s'imaginait que
la capitale du royaume devait être encore plus barbare que
celle du Languedoc. Enfin le devoir de venger la mémoire
de son mari l'emporta sur sa faiblesse. Elle arriva à Paris
prête d'expirer. Elle fut étonnée d'y trouver
de l'accueil, des secours, et des larmes.
La raison l'emporte à
Paris sur le fanatisme, quelque grand qu'il puisse être,
au lieu qu'en province le fanatisme l'emporte presque toujours
sur la raison.
M. de Beaumont, célèbre
avocat du parlement de Paris, prit d'abord sa défense,
et dressa une consultation qui fut signée de quinze avocats.
M. Loiseau, non moins éloquent, composa un mémoire
en faveur de la famille. M. Mariette, avocat au conseil, dressa
une requête juridique qui portait la conviction dans tous
les esprits.
Ces trois généreux
défenseurs des lois et de l'innocence abandonnèrent
à la veuve le profit des éditions de leurs plaidoyers
(Note 5). Paris et
l'Europe entière s'émurent de pitié, et demandèrent
justice avec cette femme infortunée. L'arrêt fut
prononcé par tout le public longtemps avant qu'il pût
être signé par le conseil.
La pitié pénétra
jusqu'au ministère, malgré le torrent continuel
des affaires, qui souvent exclut la pitié, et malgré
l'habitude de voir des malheureux, qui peut endurcir le coeur
encore davantage. On rendit les filles à la mère.
On les vit toutes les trois, couvertes d'un crêpe et baignées
de larmes, en faire répandre à leurs juges.
Cependant cette famille eut encore
quelques ennemis, car il s'agissait de religion. Plusieurs personnes,
qu'on appelle en France dévotes (Note
6), dirent hautement qu'il valait
mieux laisser rouer un vieux calviniste innocent que d'exposer
huit conseillers de Languedoc à convenir qu'ils s'étaient
trompés: on se servit même de cette expression: "Il
y a plus de magistrats que de Calas"; et on inférait
de là que la famille Calas devait t être immolée
à l'honneur de la magistrature. On ne songeait pas que
l'honneur des juges consiste, comme celui des autres hommes, à
réparer leurs fautes. On ne croit pas en France que le
pape, assisté de ses cardinaux, soit infaillible: on pourrait
croire de même que huit juges de Toulouse ne le sont pas.
Tout le reste des gens sensés et désintéressés
disaient que l'arrêt de Toulouse sera t cassé dans
toute l'Europe, quand même des considérations particulières
empêcheraient qu'il fût cassé dans le conseil.
Tel était l'état
de cette étonnante aventure, lorsqu'elle a fait naître
à des personnes impartiales, mais sensibles, le dessein
de présenter au public quelques réflexions sur la
tolérance, sur l'indulgence, sur la commisération,
que l'abbé Houtteville appelle dogme monstrueux,
dans sa déclamation ampoulée et erronée sur
des faits, et que la raison appelle l'apanage de la nature.
Ou les juges de Toulouse, entraînés
par le fanatisme de la populace, ont fait rouer un père
de famille innocent, ce qui est sans exemple; ou ce père
de famille et sa femme ont étranglé leur fils aîné,
aidés dans ce parricide par un autre fils et par un ami,
ce qui n'est pas dans la nature. Dans l'un ou dans l'autre cas,
l'abus de la religion la plus sainte a produit un grand crime.
Il est donc de l'intérêt du genre humain d'examiner
si la religion doit être charitable ou barbare.
Si les pénitents blancs
furent la cause du supplice d'un innocent, de la ruine totale
d'une famille, de sa dispersion et de l'opprobre qui ne devrait
être attaché qu'à l'injustice, mais qui l'est
au supplice; si cette précipitation des pénitents
blancs à célébrer comme un saint celui qu'on
aurait dû traîner sur la claie, suivant nos barbares
usages, a fait rouer un père de famille vertueux; ce malheur
doit sans doute les rendre pénitents en effet pour le reste
de leur vie; eux et les juges doivent pleurer, mais non pas avec
un long habit blanc et un masque sur le visage qui cacherait leurs
larmes.
On respecte toutes les confréries:
elles sont édifiantes; mais quelque grand bien qu'elles
puissent faire à l'Etat, égale-t-il ce mal affreux
qu'elles ont causé? Elles semblent instituées par
le zèle qui anime en Languedoc les catholiques contre ceux
que nous nommons huguenots. On dirait qu'on a fait voeu
de haïr ses frères, car nous avons assez de religion
pour haïr et persécuter, et nous n'en avons pas assez
pour aimer et pour secourir. Et que serait-ce si ces confréries
étaient gouvernées par des enthousiastes, comme
l'ont été autrefois quelques congrégations
des artisans et des messieurs, chez lesquels on réduisait
en art et en système l'habitude d'avoir des visions, comme
le dit un de nos plus éloquents et savants magistrats?
Que serait-ce si on établissait dans les confréries
ces chambres obscures, appelées chambres de méditation,
où l'on faisait peindre des diables armés de cornes
et de griffes, des gouffres de flammes, des croix et des poignards,
avec le saint nom de Jésus au-dessus du tableau? Quel spectacle
dans des yeux déjà fascinés, et pour des
imaginations aussi enflammées que soumises à leurs
directeurs!
Il y a eu des temps, on ne le
sait que trop, où des confréries ont été
dangereuses. Les frérots, les flagellants, ont causé
des troubles. La Ligue commença par de telles associations.
Pourquoi se distinguer ainsi des autres citoyens? S'en croyait-on
plus parfait? Cela même est une insulte au reste de la nation.
Voulait-on que tous les chrétiens entrassent dans la confrérie?
Ce serait un beau spectacle que l'Europe en capuchon et en masque,
avec deux petits trous ronds au-devant des yeux! Pense-t-on de
bonne foi que Dieu préfère cet accoutrement à
un justaucorps? Il y a bien plus: cet habit est un uniforme de
controversistes, qui avertit les adversaires de se mettre sous
les armes; il peut exciter une espèce de guerre civile
dans les esprits, et elle finirait peut-être par de funestes
excès si le roi et ses ministres n'étaient aussi
sages que les fanatiques sont insensés.
On sait assez ce qu'il en a coûté
depuis que les chrétiens disputent sur le dogme: le sang
a coulé, soit sur les échafauds, soit dans les batailles,
dès le IV e siècle jusqu'à nos jours. Bornons-nous
ici aux guerres et aux horreurs que les querelles de la Réforme
ont excitées, et voyons quelle en a été la
source en France. Peut-être un tableau raccourci et fidèle
de tant de calamités ouvrira les yeux de quelques personnes
peu instruites, et touchera des coeurs bien faits.
Lorsqu'à la renaissance
des lettres les esprits commencèrent à s'éclairer,
on se plaignit généralement des abus; tout le monde
avoue que cette plainte était légitime.
Le pape Alexandre VI avait acheté
publiquement la tiare, et ses cinq bâtards en partageaient
les avantages. Son fils, le cardinal duc de Borgia, fit périr,
de concert avec le pape son père, les Vitelli, les Urbino,
les Gravina, les Oliveretto, et cent autres seigneurs, pour ravir
leurs domaines. Jules II, animé du même esprit, excommunia
Louis XII, donna son royaume au premier occupant; et lui-même,
le casque en tête et la cuirasse sur le dos, mit à
feu et à sang une partie de l'Italie. Léon X, pour
payer ses plaisirs, trafiqua des indulgences comme on vend des
denrées dans un marché public. Ceux qui s'élevèrent
contre tant de brigandages n'avaient du moins aucun tort dans
la morale. Voyons s'ils en avaient contre nous dans la politique.
Ils disaient que Jésus-Christ
n'ayant jamais exigé d'annates ni de réserves, ni
vendu des dispenses pour ce monde et des indulgences pour l'autre,
on pouvait se dispenser de payer à un prince étranger
le prix de toutes ces choses. Quand les annates, les procès
en cour de Rome, et les dispenses qui subsistent encore aujourd'hui,
ne nous coûteraient que cinq cent mille francs par an, il
est clair que nous avons payé depuis François Ier,
en deux cent cinquante années, cent vingt-cinq millions;
et en évaluant les différents prix du marc d'argent,
cette somme en compose une d'environ deux cent cinquante millions
d'aujourd'hui. On peut donc convenir sans blasphème que
les hérétiques, en proposant l'abolition de ces
impôts singuliers dont la postérité s'étonnera,
ne faisaient pas en cela un grand mal au royaume, et qu'ils étaient
plutôt bons calculateurs que mauvais sujets. Ajoutons qu'ils
étaient les seuls qui sussent la langue grecque, et qui
connussent l'Antiquité. Ne dissimulons point que, malgré
leurs erreurs, nous leur devons le développement de l'esprit
humain, longtemps enseveli dans la plus épaisse barbarie.
Mais comme ils niaient le purgatoire,
dont on ne doit pas douter, et qui d'ailleurs rapportait beaucoup
aux moines; comme ils ne révéraient pas des reliques
qu'on doit révérer, mais qui rapportaient encore
davantage; enfin comme ils attaquaient des dogmes très
respectés (Note 7),
on ne leur répondit d'abord qu'en les faisant brûler.
Le roi, qui les protégeait et les soudoyait en Allemagne,
marcha dans Paris à la tête d'une procession après
laquelle on exécuta plusieurs de ces malheureux; et voici
quelle fut cette exécution. On les suspendait au bout d'une
longue poutre qui jouait en bascule sur un arbre debout; un grand
feu était allumé sous eux, on les y plongeait, et
on les relevait alternativement: ils éprouvaient les tourments
de la mort par degrés, jusqu'à ce qu'ils expirassent
par le plus long et le plus affreux supplice que jamais ait inventé
la barbarie.
Peu de temps avant la mort de
François Ier, quelques membres du parlement de Provence,
animés par des ecclésiastiques contre les habitants
de Mérindol et de Cabrières, demandèrent
au roi des troupes pour appuyer l'exécution de dix-neuf
personnes de ce pays condamnées par eux; ils en firent
égorger six mille, sans pardonner ni au sexe, ni à
la vieillesse, ni à l'enfance; ils réduisirent trente
bourgs en cendres. Ces peuples, jusqu'alors inconnus, avaient
tort, sans doute, d'être nés Vaudois; c'était
leur seule iniquité. Ils étaient établis
depuis trois cents ans dans des déserts et sur des montagnes
qu'ils avaient rendus fertiles par un travail incroyable. Leur
vie pastorale et tranquille retraçait l'innocence attribuée
aux premiers âges du monde. Les villes voisines n'étaient
connues d'eux que par le trafic des fruits qu'ils allaient vendre,
ils ignoraient les procès et la guerre; ils ne se défendirent
pas: on les égorgea comme des animaux fugitifs qu'on tue
dans une enceinte (Note 8).
Après la mort de François
Ier, prince plus connu cependant par ses galanteries et par ses
malheurs que par ses cruautés, le supplice de mille hérétiques,
surtout celui du conseiller au parlement Dubourg, et enfin le
massacre de Vassy, armèrent les persécutés,
dont la secte s'était multipliée à la lueur
des bûchers et sous le fer des bourreaux; la rage succéda
à la patience; ils imitèrent les cruautés
de leurs ennemis: neuf guerres civiles remplirent la France de
carnage; une paix plus funeste que la guerre produisit la Saint-Barthélémy,
dont il n'y avait aucun exemple dans les annales des crimes.
La Ligue assassina Henri III
et Henri IV, par les mains d'un frère jacobin et d'un monstre
qui avait été frère feuillant. Il y a des
gens qui prétendent que l'humanité, l'indulgence,
et la liberté de conscience, sont des choses horribles;
mais, en bonne foi, auraient-elles produit des calamités
comparables?
Quelques-uns ont dit que si l'on
usait d'une indulgence paternelle envers nos frères errants
qui prient Dieu en mauvais français, ce serait leur mettre
les armes à la main; qu'on verrait de nouvelles batailles
de Jarnac, de Moncontour, de Coutras, de Dreux, de Saint-Denis,
etc.: c'est ce que j'ignore, parce que je ne suis pas un prophète;
mais il me semble que ce n'est pas raisonner conséquemment
que de dire: "Ces hommes se sont soulevés quand je
leur ai fait du mal: donc ils se soulèveront quand je leur
ferai du bien."
J'oserais prendre la liberté
d'inviter ceux qui sont à la tête du gouvernement,
et ceux qui sont destinés aux grandes places, à
vouloir bien examiner mûrement si l'on doit craindre en
effet que la douceur produise les mêmes révoltes
que la cruauté a fait naître; si ce qui est arrivé
dans certaines circonstances doit arriver dans d'autres; si les
temps, l'opinion, les moeurs, sont toujours les mêmes.
Les huguenots, sans doute, ont
été enivrés de fanatisme et souillés
de sang comme nous; mais la génération présente
est-elle aussi barbare que leurs pères? Le temps, la raison
qui fait tant de progrès, les bons livres, la douceur de
la société, n'ont-ils point pénétré
chez ceux qui conduisent l'esprit de ces peuples? et ne nous apercevons-nous
pas que presque toute l'Europe a changé de face depuis
environ cinquante années?
Le gouvernement s'est fortifié
partout, tandis que les moeurs se sont adoucies. La police générale,
soutenue d'armées nombreuses toujours existantes, ne permet
pas d'ailleurs de craindre le retour de ces temps anarchiques,
où des paysans calvinistes combattaient des paysans catholiques
enrégimentés à la hâte entre les semailles
et les moissons.
D'autres temps, d'autres soins.
Il serait absurde de décimer aujourd'hui la Sorbonne parce
qu'elle présenta requête autrefois pour faire brûler
la Pucelle d'Orléans; parce qu'elle déclara Henri
III déchu du droit de régner, qu'elle l'excommunia,
qu'elle proscrivit le grand Henri IV. On ne recherchera pas sans
doute les autres corps du royaume, qui commirent les mêmes
excès dans ces temps de frénésie: cela serait
non seulement injuste; mais il y aurait autant de folie qu'à
purger tous les habitants de Marseille parce qu'ils ont eu la
peste en 1720.
Irons-nous saccager Rome, comme
firent les troupes de Charles Quint, parce que Sixte Quint, en
1585, accorda neuf ans d'indulgence à tous les Français
qui prendraient les armes contre leur souverain? Et n'est-ce pas
assez d'empêcher Rome de se porter jamais à des excès
semblables?
La fureur qu'inspirent l'esprit
dogmatique et l'abus de la religion chrétienne mal entendue
a répandu autant de sang, a produit autant de désastres,
en Allemagne, en Angleterre, et même en Hollande, qu'en
France: cependant aujourd'hui la différence des religions
ne cause aucun trouble dans ces Etats; le juif, le catholique,
le grec, le luthérien, le calviniste, l'anabaptiste, le
socinien, le mennonite, le morave, et tant d'autres, vivent en
frères dans ces contrées, et contribuent également
au bien de la société.
On ne craint plus en Hollande
que les disputes d'un Gomar (Note 9) sur la prédestination fassent trancher
la tête au grand pensionnaire. On ne craint plus à
Londres que les querelles des presbytériens et des épiscopaux,
pour une liturgie et pour un surplis, répandent le sang
d'un roi sur un échafaud (Note 10). L'Irlande peuplée et enrichie ne verra
plus ses citoyens catholiques sacrifier à Dieu pendant
deux mois ses citoyens protestants, les enterrer vivants, suspendre
les mères à des gibets, attacher les filles au cou
de leurs mères, et les voir expirer ensemble; ouvrir le
ventre des femmes enceintes, en tirer les enfants à demi
formés, et les donner à manger aux porcs et aux
chiens; mettre un poignard dans la main de leurs prisonniers garrottés,
et conduire leurs bras dans le sein de leurs femmes, de leurs
pères, de leurs mères, de leurs filles, s'imaginant
en faire mutuellement des parricides, et les damner tous en les
exterminant tous. C'est ce que rapporte Rapin-Thoiras, officier
en Irlande, presque contemporain; c'est ce que rapportent toutes
les annales, toutes les histoires d'Angleterre, et ce qui sans
doute ne sera jamais imité. La philosophie, la seule philosophie,
cette soeur de la religion, a désarmé des mains
que la superstition avait si longtemps ensanglantées; et
l'esprit humain, au réveil de son ivresse, s'est étonné
des excès où l'avait emporté le fanatisme.
Nous-mêmes, nous avons
en France une province opulente où le luthéranisme
l'emporte sur le catholicisme. L'université d'Alsace est
entre les mains des luthériens; ils occupent une partie
des charges municipales: jamais la moindre querelle religieuse
n'a dérangé le repos de cette province depuis qu'elle
appartient à nos rois. Pourquoi? C'est qu'on n'y a persécuté
personne. Ne cherchez point à gêner les coeurs, et
tous les coeurs seront à vous.
Je ne dis pas que tous ceux qui
ne sont point de la religion du prince doivent partager les places
et les honneurs de ceux qui sont de la religion dominante. En
Angleterre, les catholiques, regardés comme attachés
au parti du prétendant, ne peuvent parvenir aux emplois:
ils payent même double taxe; mais ils jouissent d'ailleurs
de tous les droits des citoyens.
On a soupçonné
quelques évêques français de penser qu'il
n'est ni de leur honneur ni de leur intérêt d'avoir
dans leur diocèse des calvinistes, et que c'est là
le plus grand obstacle à la tolérance; je ne le
puis croire. Le corps des évêques, en France, est
composé de gens de qualité qui pensent et qui agissent
avec une noblesse digne de leur naissance; ils sont charitables
et généreux, c'est une justice qu'on doit leur rendre;
ils doivent penser que certainement leurs diocésains fugitifs
ne se convertiront pas dans les pays étrangers, et que,
retournés auprès de leurs pasteurs, ils pourraient
être éclairés par leurs instructions et touchés
par leurs exemples: il y aurait de l'honneur à les convertir,
le temporel n'y perdrait pas, et plus il y aurait de citoyens,
plus les terres des prélats rapporteraient.
Un évêque de Varmie,
en Pologne, avait un anabaptiste pour fermier, et un socinien
pour receveur; on lui proposa de chasser et de poursuivre l'un,
parce qu'il ne croyait pas la consubstantialité, et l'autre,
parce qu'il ne baptisait son fils qu'à quinze ans: il répondit
qu'ils seraient éternellement damnés dans l'autre
monde, mais que, dans ce monde-ci, ils lui étaient très
nécessaires.
Sortons de notre petite sphère,
et examinons le reste de notre globe. Le Grand Seigneur gouverne
en paix vingt peuples de différentes religions; deux cent
mille Grecs vivent avec sécurité dans Constantinople;
le muphti même nomme et présente à l'empereur
le patriarche grec; on y souffre un patriarche latin. Le sultan
nomme des évêques latins pour quelques îles
de la Grèce (Note 11),
et voici la formule dont il se sert: "Je lui commande d'aller
résider évêque dans l'île de Chio, selon
leur ancienne coutume et leurs vaines cérémonies."
Cet empire est rempli de jacobites, de nestoriens, de monothélites;
il y a des cophtes, des chrétiens de Saint-Jean, des juifs,
des guèbres, des banians. Les annales turques ne font mention
d'aucune révolte excitée par aucune de ces religions.
Allez dans l'Inde, dans la Perse,
dans la Tartarie, vous y verrez la même tolérance
et la même tranquillité. Pierre le Grand a favorisé
tous les cultes dans son vaste empire; le commerce et l'agriculture
y ont gagné, et le corps politique n'en a jamais souffert.
Le gouvernement de la Chine n'a
jamais adopté, depuis plus de quatre mille ans qu'il est
connu, que le culte des noachides, l'adoration simple d'un seul
Dieu: cependant il tolère les superstitions de Fô.
et une multitude de bonzes qui serait dangereuse si la sagesse
des tribunaux ne les avait pas toujours contenus.
Il est vrai que le grand empereur
Young-tching, le plus sage et le plus magnanime peut-être
qu'ait eu la Chine, a chassé les jésuites; mais
ce n'était pas parce qu'il était intolérant,
c'était, au contraire, parce que les jésuites l'étaient.
Ils rapportent eux-mêmes, dans leurs Lettres curieuses,
les paroles que leur dit ce bon prince: "Je sais que votre
religion est intolérante; je sais ce que vous avez fait
aux Manilles et au Japon; vous avez trompé mon père,
n'espérez pas me tromper moi-même." Qu'on lise
tout le discours qu'il daigna leur tenir, on le trouvera le plus
sage et le plus clément des hommes. Pouvait-il, en effet,
retenir des physiciens d'Europe qui, sous le prétexte de
montrer des thermomètres et des éolipyles à
la cour, avaient soulevé déjà un prince du
sang? Et qu'aurait dit cet empereur, s'il avait lu nos histoires,
s'il avait connu nos temps de la Ligue et de la conspiration des
poudres?
C'en était assez pour
lui d'être informé des querelles indécentes
des jésuites, des dominicains, des capucins, des prêtres
séculiers, envoyés du bout du monde dans ses Etats:
ils venaient prêcher la vérité, et ils s'anathématisaient
les uns les autres. L'empereur ne fit donc que renvoyer des perturbateurs
étrangers; mais avec quelle bonté les renvoya-t-il!
quels soins paternels n'eut-il pas d'eux pour leur voyage et pour
empêcher qu'on ne les insultât sur la route! Leur
bannissement même fut un exemple de tolérance et
d'humanité.
Les Japonais (Note
12) étaient les plus tolérants
de tous les hommes: douze religions paisibles étaient établies
dans leur empire; les jésuites vinrent faire la treizième,
mais bientôt, n'en voulant pas souffrir d'autre, on sait
ce qui en résulta: une guerre civile, non moins affreuse
que celle de la Ligue, désola ce pays. La religion chrétienne
fut noyée enfin dans des flots de sang; les Japonais fermèrent
leur empire au reste du monde, et ne nous regardèrent que
comme des bêtes farouches, semblables à celles dont
les Anglais ont purgé leur île. C'est en vain que
le ministre Colbert, sentant le besoin que nous avions des Japonais,
qui n'ont nul besoin de nous, tenta d'établir un commerce
avec leur empire: il les trouva inflexibles.
Ainsi donc notre continent entier
nous prouve qu'il ne faut ni annoncer ni exercer l'intolérance.
Jetez les yeux sur l'autre hémisphère;
voyez la Caroline, dont le sage Locke fut le législateur:
il suffit de sept pères de famille pour établir
un culte public approuvé par la loi; cette liberté
n'a fait naître aucun désordre. Dieu nous préserve
de citer cet exemple pour engager la France à l'imiter!
on ne le rapporte que pour faire voir que l'excès le plus
grand où puisse aller la tolérance n'a pas été
suivi de la plus légère dissension; mais ce qui
est très utile et très bon dans une colonie naissante
n'est pas convenable dans un ancien royaume.
Que dirons-nous des primitifs,
que l'on a nommés quakers par dérision, et
qui, avec des usages peut-être ridicules, ont été
si vertueux et ont enseigné inutilement la paix au reste
des hommes? Ils sont en Pennsylvanie au nombre de cent mille;
la discorde. la controverse, sont ignorées dans l'heureuse
patrie qu'ils se sont faite, et le nom seul de leur ville de Philadelphie,
qui leur rappelle à tout moment que les hommes sont frères,
est l'exemple et la honte des peuples qui ne connaissent pas encore
la tolérance.
Enfin cette tolérance
n'a jamais excité de guerre civile; l'intolérance
a couvert la terre de carnage. Qu'on juge maintenant entre ces
deux rivales, entre la mère qui veut qu'on égorge
son fils, et la mère qui le cède pourvu qu'il vive!
Je ne parle ici que de l'intérêt
des nations; et en respectant, comme je le dois, la théologie,
je n'envisage dans cet article que le bien physique et moral de
la société. Je supplie tout lecteur impartial de
peser ces vérités, de les rectifier, et de les étendre.
Des lecteurs attentifs, qui se communiquent leurs pensées,
vont toujours plus loin que l'auteur (Note 13).
J'ose supposer qu'un ministre
éclairé et magnanime, un prélat humain et
sage, un prince qui sait que son intérêt consiste
dans le grand nombre de ses sujets, et sa gloire dans leur bonheur,
daigne jeter les yeux sur cet écrit informe et défectueux:
il y supplée par ses propres lumières; il se dit
à lui-même: Que risquerai-je à voir la terre
cultivée et ornée par plus de mains laborieuses,
les tributs augmentés, l'Etat plus florissant?
L'Allemagne serait un désert
couvert des ossements des catholiques, évangéliques,
réformés, anabaptistes, égorgés les
uns par les autres, si la paix de Westphalie n'avait pas procuré
enfin la liberté de conscience.
Nous avons des juifs à
Bordeaux, à Metz, en Alsace; nous avons des luthériens,
des molinistes, des jansénistes: ne pouvons-nous pas souffrir
et contenir des calvinistes à peu près aux mêmes
conditions que les catholiques sont tolérés à
Londres? Plus il y a de sectes, moins chacune est dangereuse;
la multiplicité les affaiblit; toutes sont réprimées
par de justes lois qui défendent les assemblées
tumultueuses, les injures, les séditions, et qui sont toujours
en vigueur par la force coactive.
Nous savons que plusieurs chefs
de famille, qui ont élevé de grandes fortunes dans
les pays étrangers, sont prêts à retourner
dans leur patrie; ils ne demandent que la protection de la loi
naturelle, la validité de leurs mariages, la certitude
de l'état de leurs enfants, le droit d'hériter de
leurs pères, la franchise de leurs personnes; point de
temples publics, point de droit aux charges municipales, aux dignités:
les catholiques n'en ont ni à Londres ni en plusieurs autres
pays. Il ne s'agit plus de donner des privilèges immenses,
des places de sûreté à une faction, mais de
laisser vivre un peuple paisible, d'adoucir des édits autrefois
peut-être nécessaires, et qui ne le sont plus. Ce
n'est pas à nous d'indiquer au ministère ce qu'il
peut faire; il suffit de l'implorer pour des infortunés.
Que de moyens de les rendre utiles,
et d'empêcher qu'ils ne soient jamais dangereux! La prudence
du ministère et du conseil, appuyée de la force,
trouvera bien aisément ces moyens, que tant d'autres nations
emploient si heureusement.
Il y a des fanatiques encore
dans la populace calviniste; mais il est constant qu'il y en a
davantage dans la populace convulsionnaire. La lie des insensés
de Saint-Médard est comptée pour rien dans la nation,
celle des prophètes calvinistes est anéantie. Le
grand moyen de diminuer le nombre des maniaques, s'il en reste,
est d'abandonner cette maladie de l'esprit au régime de
la raison, qui éclaire lentement, mais infailliblement,
les hommes. Cette raison est douce, elle est humaine, elle inspire
l'indulgence, elle étouffe la discorde, elle affermit la
vertu, elle rend aimable l'obéissance aux lois, plus encore
que la force ne les maintient. Et comptera-t-on pour rien le ridicule
attaché aujourd'hui à l'enthousiasme par tous les
honnêtes gens? Ce ridicule est une puissante barrière
contre les extravagances de tous les sectaires. Les temps passés
sont comme s'ils n'avaient jamais été. Il faut toujours
partir du point où l'on est, et de celui où les
nations sont parvenues.
Il a été un temps
où l'on se crut obligé de rendre des arrêts
contre ceux qui enseignaient une doctrine contraire aux catégories
d'Aristote, à l'horreur du vide, aux quiddités,
et à l'universel de la part de la chose. Nous avons en
Europe plus de cent volumes de jurisprudence sur la sorcellerie,
et sur la manière de distinguer les faux sorciers des véritables.
L'excommunication des sauterelles et des insectes nuisibles aux
moissons a été très en usage, et subsiste
encore dans plusieurs rituels. L'usage est passé; on laisse
en paix Aristote, les sorciers et les sauterelles. Les exemples
de ces graves démences, autrefois si importantes, sont
innombrables: il en revient d'autres de temps en temps; mais quand
elles ont fait leur effet, quand on en est rassasié, elles
s'anéantissent. Si quelqu'un s'avisait aujourd'hui d'être
carpocratien, ou eutychéen, ou monothélite, monophysite,
nestorien, manichéen, etc., qu'arriverait-il? On en rirait,
comme d'un homme habillé à l'antique, avec une fraise
et un pourpoint.
La nation commençait à
entrouvrir les yeux lorsque les jésuites Le Tellier et
Doucin fabriquèrent la bulle Unigenitus, qu'ils
envoyèrent à Rome: ils crurent être encore
dans ces temps d'ignorance où les peuples adoptaient sans
examen les assertions les plus absurdes. Ils osèrent proscrire
cette proposition, qui est d'une vérité universelle
dans tous les cas et dans tous les temps: "La crainte d'une
excommunication injuste ne doit point empêcher de faire
son devoir." C'était proscrire la raison, les libertés
de l'Eglise gallicane, et le fondement de la morale; c'était
dire aux hommes: Dieu vous ordonne de ne jamais faire votre devoir,
dès que vous craindrez l'injustice. On n'a jamais heurté
le sens commun plus effrontément. Les consulteurs de Rome
n'y prirent pas garde. On persuada à la cour de Rome que
cette bulle était nécessaire, et que la nation la
désirait; elle fut signée, scellée, et envoyée:
on en sait les suites; certainement, si on les avait prévues,
on aurait mitigé la bulle. Les querelles ont été
vives; la prudence et la bonté du roi les ont enfin apaisées.
Il en est de même dans
une grande partie des points qui divisent les protestants et nous:
il y en a quelques-uns qui ne sont d'aucune conséquence;
il y en a d'autres plus graves, mais sur lesquels la fureur de
la dispute est tellement amortie que les protestants eux-mêmes
ne prêchent aujourd'hui la controverse en aucune de leurs
églises.
C'est donc ce temps de dégoût,
de satiété, ou plutôt de raison, qu'on peut
saisir comme une époque et un gage de la tranquillité
publique. La controverse est une maladie épidémique
qui est sur sa fin, et cette peste, dont on est guéri,
ne demande plus qu'un régime doux. Enfin l'intérêt
de l'Etat est que des fils expatriés reviennent avec modestie
dans la maison de leur père: l'humanité le demande,
la raison le conseille, et la politique ne peut s'en effrayer.
Le droit naturel est celui que
la nature indique à tous les hommes. Vous avez élevé
votre enfant, il vous doit du respect comme à son père,
de la reconnaissance comme à son bienfaiteur. Vous avez
droit aux productions de la terre que vous avez cultivée
par vos mains. Vous avez donné et reçu une promesse,
elle doit être tenue.
Le droit humain ne peut être
fondé en aucun cas que sur ce droit de nature; et le grand
principe, le principe universel de l'un et de l'autre, est, dans
toute la terre: "Ne fais pas ce que tu ne voudrais pas qu'on
te fît." Or on ne voit pas comment, suivant ce principe,
un homme pourrait dire à un autre: "Crois ce que je
crois, et ce que tu ne peux croire, ou tu périras."
C'est ce qu'on dit en Portugal, en Espagne, à Goa. On se
contente à présent, dans quelques autres pays, de
dire: "Crois, ou je t'abhorre; crois, ou je te ferai tout
le mal que je pourrai; monstre, tu n'as pas ma religion, tu n'as
donc point de religion: il faut que tu sois en horreur à
tes voisins, à ta ville, à ta province."
S'il était de droit humain
de se conduire ainsi, il faudrait donc que le Japonais détestât
le Chinois, qui aurait en exécration le Siamois; celui-ci
poursuivrait les Gangarides, qui tomberaient sur les habitants
de l'Indus; un Mogol arracherait le coeur au premier Malabare
qu'il trouverait; le Malabare pourrait égorger le Persan,
qui pourrait massacrer le Turc: et tous ensemble se jetteraient
sur les chrétiens, qui se sont si longtemps dévorés
les uns les autres.
Le droit de l'intolérance
est donc absurde et barbare: c'est le droit des tigres, et il
est bien horrible, car les tigres ne déchirent que pour
manger, et nous nous sommes exterminés pour des paragraphes.
Les peuples dont l'histoire nous
a donné quelques faibles connaissances ont tous regardé
leurs différentes religions comme des noeuds qui les unissaient
tous ensemble: c'était une association du genre humain.
Il y avait une espèce de droit d'hospitalité entre
les dieux comme entre les hommes. Un étranger arrivait-il
dans une ville, il commençait par adorer les dieux du pays.
On ne manquait jamais de vénérer les dieux même
de ses ennemis. Les Troyens adressaient des prières aux
dieux qui combattaient pour les Grecs.
Alexandre alla consulter dans
les déserts de la Libye le dieu Ammon, auquel les Grecs
donnèrent le nom de Zeus, et les Latins, de Jupiter,
quoique les uns et les autres eussent leur Jupiter et leur
Zeus chez eux. Lorsqu'on assiégeait une ville, on
faisait un sacrifice et des prières aux dieux de la ville
pour se les rendre favorables. Ainsi, au milieu même de
la guerre, la religion réunissait les hommes, et adoucissait
quelquefois leurs fureurs, si quelquefois elle leur commandait
des actions inhumaines et horribles.
Je peux me tromper; mais il me
paraît que de tous les anciens peuples policés, aucun
n'a gêné la liberté de penser. Tous avaient
une religion; mais il me semble qu'ils en usaient avec les hommes
comme avec leurs dieux: ils reconnaissaient tous un dieu suprême,
mais ils lui associaient une quantité prodigieuse de divinités
inférieures; ils n'avaient qu'un culte, mais ils permettaient
une foule de systèmes particuliers.
Les Grecs, par exemple, quelque
religieux qu'ils fussent, trouvaient bon que les épicuriens
niassent la Providence et l'existence de l'âme. Je ne parle
pas des autres sectes, qui toutes blessaient les idées
saines qu'on doit avoir de l'Etre créateur, et qui toutes
étaient tolérées.
Socrate, qui approcha le plus
près de la connaissance du Créateur, en porta, dit-on,
la peine, et mourut martyr de la Divinité; c'est le seul
que les Grecs aient fait mourir pour ses opinions. Si ce fut en
effet la cause de sa condamnation, cela n'est pas à l'honneur
de l'intolérance, puisqu'on ne punit que celui qui seul
rendit gloire à Dieu, et qu'on honora tous ceux qui donnaient
de la Divinité les notions les plus indignes. Les ennemis
de la tolérance ne doivent pas, à mon avis, se prévaloir
de l'exemple odieux des juges de Socrate.
Il est évident d'ailleurs
qu'il fut la victime d'un parti furieux animé contre lui.
Il s'était fait des ennemis irréconciliables des
sophistes, des orateurs, des poètes, qui enseignaient dans
les écoles, et même de tous les précepteurs
qui avaient soin des enfants de distinction. Il avoue lui-même,
dans son discours rapporté par Platon, qu'il allait de
maison en maison prouver à ces précepteurs qu'ils
n'étaient que des ignorants. Cette conduite n'était
pas digne de celui qu'un oracle avait déclaré le
plus sage des hommes. On déchaîna contre lui un prêtre
et un conseiller des Cinq-cents, qui l'accusèrent; j'avoue
que je ne sais pas précisément de quoi, je ne vois
que du vague dans son Apologie; on lui fait dire en général
qu'on lui imputait d'inspirer aux jeunes gens des maximes contre
la religion et le gouvernement. C'est ainsi qu'en usent tous les
jours les calomniateurs dans le monde; mais il faut dans un tribunal
des faits avérés, des chefs d'accusation précis
et circonstanciés: c'est ce que le procès de Socrate
ne nous fournit point; nous savons seulement qu'il eut d'abord
deux cent vingt voix pour lui. Le tribunal des Cinq-cents possédait
donc deux cent vingt philosophes: c'est beaucoup; je doute qu'on
les trouvât ailleurs. Enfin la pluralité fut pour
la ciguë; mais aussi songeons que les Athéniens, revenus
à eux-mêmes, eurent les accusateurs et les juges
en horreur; que Mélitus, le principal auteur de cet arrêt,
fut condamné à mort pour cette injustice; que les
autres furent bannis, et qu'on éleva un temple à
Socrate. Jamais la philosophie ne fut si bien vengée ni
tant honorée. L'exemple de Socrate est au fond le plus
terrible argument qu'on puisse alléguer contre l'intolérance.
Les Athéniens avaient un autel dédié aux
dieux étrangers, aux dieux qu'ils ne pouvaient connaître.
Y a-t-il une plus forte preuve non seulement d'indulgence pour
toutes les nations, mais encore de respect pour leurs cultes?
Un honnête homme, qui n'est
ennemi ni de la raison, ni de la littérature, ni de la
probité, ni de la patrie, en justifiant depuis peu la Saint-Barthélémy,
cite la guerre des Phocéens, nommée la guerre
sacrée, comme si cette guerre avait été
allumée pour le culte, pour le dogme, pour des arguments
de théologie; il s'agissait de savoir à qui appartiendrait
un champ: c'est le sujet de toutes les guerres. Des gerbes de
blé ne sont pas un symbole de croyance; jamais aucune ville
grecque ne combattit pour des opinions. D'ailleurs, que prétend
cet homme modeste et doux? Veut-il que nous fassions une guerre
sacrée?
Chez les anciens Romains, depuis
Romulus jusqu'aux temps où les chrétiens disputèrent
avec les prêtres de l'empire, vous ne voyez pas un seul
homme persécuté pour ses sentiments. Cicéron
douta de tout, Lucrèce nia tout; et on ne leur en fit pas
le plus léger reproche. La licence même alla si loin
que Pline le Naturaliste commence son livre par nier un Dieu,
et par dire qu'il en est un, c'est le soleil. Cicéron dit,
en parlant des enfers: "Non est anus tam excors quae credat,
il n'y a pas même de vieille imbécile pour les croire."
Juvénal dit: "Nec pueri credunt (satire II,
vers 152); les enfants n'en croient rien." On chantait sur
le théâtre de Rome:
(SENEQUE, Troade; choeur à la fin du second acte.)
Abhorrons ces maximes, et, tout au plus, pardonnons-les à
un peuple que les évangiles n'éclairaient pas: elles
sont fausses, elles sont impies; mais concluons que les Romains
étaient très tolérants, puisqu'elles n'excitèrent
jamais le moindre murmure.
Le grand principe du sénat
et du peuple romain était: "Deorum offensae diis
curae; c'est aux dieux seuls à se soucier des offenses
faites aux dieux." Ce peuple roi ne songeait qu'à
conquérir, à gouverner et à policer l'univers.
Ils ont été nos législateurs, comme nos vainqueurs;
et jamais César, qui nous donna des fers, des lois, et
des jeux, ne voulut nous forcer à quitter nos druides pour
lui, tout grand pontife qu'il était d'une nation notre
souveraine.
Les Romains ne professaient pas
tous les cultes, ils ne donnaient pas à tous la sanction
publique; mais ils les permirent tous. Ils n'eurent aucun objet
matériel de culte sous Numa, point de simulacres, point
de statues; bientôt ils en élevèrent aux dieux
majorum gentium, que les Grecs leur firent connaître.
La loi des douze tables, Deos peregrinos ne colunto, se
réduisit à n'accorder le culte public qu'aux divinités
supérieures approuvées par le sénat. Isis
eut un temple dans Rome, jusqu'au temps où Tibère
le démolit, lorsque les prêtres de ce temple, corrompus
par l'argent de Mundus, le firent coucher dans le temple, sous
le nom du dieu Anubis, avec une femme nommée Pauline. Il
est vrai que Josèphe est le seul qui rapporte cette histoire;
il n'était pas contemporain, il était crédule
et exagérateur. Il y a peu d'apparence que, dans un temps
aussi éclairé que celui de Tibère, une dame
de la première condition eût été assez
imbécile pour croire avoir les faveurs du dieu Anubis.
Mais que cette anecdote soit
vraie ou fausse, il demeure certain que la superstition égyptienne
avait élevé un temple à Rome avec le consentement
public. Les Juifs y commerçaient dès le temps de
la guerre punique; ils y avaient des synagogues du temps` d'Auguste,
et ils les conservèrent presque toujours, ainsi que dans
Rome moderne. Y a-t-il un plus grand exemple que la tolérance
était regardée par les Romains comme la loi la plus
sacrée du droit des gens?
On nous dit qu'aussitôt
que les chrétiens parurent, ils furent persécutés
par ces mêmes Romains qui ne persécutaient personne.
Il me paraît évident que ce fait est très
faux; je n'en veux pour preuve que saint Paul lui-même.
Les Actes des apôtres nous apprennent que (Note 14), saint Paul
étant accusé par les Juifs de vouloir détruire
la loi mosaïque par Jésus-Christ, saint Jacques proposa
à saint Paul de se faire raser la tête, et d'aller
se purifier dans le temple avec quatre Juifs, "afin que tout
le monde sache que tout ce qu'on dit de vous est faux, et que
vous continuez à garder la loi de Moïse".
Paul, chrétien, alla donc
s'acquitter de toutes les cérémonies judaïques
pendant sept jours; mais les sept jours n'étaient pas encore
écoulés quand des Juifs d'Asie le reconnurent; et,
voyant qu'il était entré dans le temple, non seulement
avec des Juifs, mais avec des Gentils, ils crièrent à
la profanation: on le saisit, on le mena devant le gouverneur
Félix, et ensuite on s'adressa au tribunal de Festus. Les
Juifs en foule demandèrent sa mort; Festus leur répondit
(Note 15): "Ce
n'est point la coutume des Romains de condamner un homme avant
que l'accusé ait ses accusateurs devant lui, et qu'on lui
ait donné la liberté de se défendre."
Ces paroles sont d'autant plus
remarquables dans ce magistrat romain qu'il paraît n'avoir
eu nulle considération pour saint Paul, n'avoir senti pour
lui que du mépris: trompé par les fausses lumières
de sa raison, il le prit pour un fou; il lui dit à lui-même
qu'il était en démence (Note 16): Multae te litterae ad insaniam convertunt.
Festus n'écouta donc que l'équité de la loi
romaine en donnant sa protection à un inconnu qu'il ne
pouvait estimer.
Voilà le Saint-Esprit
lui-même qui déclare que les Romains n'étaient
pas persécuteurs, et qu'ils étaient justes. Ce ne
sont pas les Romains qui se soulevèrent contre saint Paul,
ce furent les Juifs. Saint Jacques, frère de Jésus,
fut lapidé par l'ordre d'un Juif saducéen, et non
d'un Romain. Les Juifs seuls lapidèrent saint Etienne (Note 17); et lorsque
saint Paul gardait les manteaux des exécuteurs, certes
il n'agissait pas en citoyen romain.
Les premiers chrétiens
n'avaient rien sans doute à démêler avec les
Romains; ils n'avaient d'ennemis que les Juifs, dont ils commençaient
à se séparer. On sait quelle haine implacable portent
tous les sectaires à ceux qui abandonnent leur secte. Il
y eut sans doute du tumulte dans les synagogues de Rome. Suétone
dit, dans la Vie de Claude (chap. XXV): Judaeos, impulsore
Christo assidue tumultuantes, Roma expulit. Il se trompait,
en disant que c'était à l'instigation de Christ:
il ne pouvait pas être instruit des détails d'un
peuple aussi méprisé à Rome que l'était
le peuple juif; mais il ne se trompait pas sur l'occasion de ces
querelles. Suétone écrivait sous Adrien, dans le
second siècle; les chrétiens n'étaient pas
alors distingués des Juifs aux yeux des Romains. Le passage
de Suétone fait voir que les Romains, loin d'opprimer les
premiers chrétiens, réprimaient alors les Juifs
qui les persécutaient. Ils voulaient que la synagogue de
Rome eût pour ses frères séparés la
même indulgence que le sénat avait pour elle, et
les Juifs chassés revinrent bientôt après;
ils parvinrent même aux honneurs, malgré les lois
qui les en excluaient: c'est Dion Cassius et Ulpien qui nous l'apprennent
(Note 18). Est-il
possible qu'après la ruine de Jérusalem les empereurs
eussent prodigué des dignités aux Juifs, et qu'ils
eussent persécuté, livré aux bourreaux et
aux bêtes, des chrétiens qu'on regardait comme une
secte de Juifs?
Néron, dit-on, les persécuta.
Tacite nous apprend qu'ils furent accusés de l'incendie
de Rome, a qu'on les abandonna à la fureur du peuple. S'agissait-il
de leur croyance dans une telle accusation? non, sans doute. Dirons-nous
que les Chinois que les Hollandais égorgèrent, il
y a quelques années, dans les faubourgs de Batavia, furent
immolés à la religion? Quelque envie qu'on ait de
se tromper, il est impossible d'attribuer à l'intolérance
le désastre arrivé sous Néron à quelques
malheureux demi-juifs et demi-chrétiens (Note
19).
Il y eut dans la suite des martyrs
chrétiens. Il est bien difficile de savoir précisément
pour quelles raisons ces martyrs furent condamnés; mais
j'ose croire qu'aucun ne le fut, sous les premiers Césars,
pour sa seule religion: on les tolérait toutes; comment
aurait-on pu rechercher et poursuivre des hommes obscurs, qui
avaient un culte particulier, dans le temps qu'on permettait tous
les autres?
Les Titus, les Trajan, les Antonins,
les Décius, n'étaient pas des barbares: peut-on
imaginer qu'ils auraient privé les seuls chrétiens
d'une liberté dont jouissait toute la terre? Les aurait-on
seulement osé accuser d'avoir des mystères secrets,
tandis que les mystères d'Isis, ceux de Mithra, ceux de
la déesse de Syrie, tous étrangers au culte romain,
étaient permis sans contradiction? Il faut bien que la
persécution ait eu d'autres causes, et que les haines particulières,
soutenues par la raison d'Etat, aient répandu le sang des
chrétiens.
Par exemple, lorsque saint Laurent
refuse au préfet de Rome, Cornelius Secularis, l'argent
des chrétiens qu'il avait en sa garde, il est naturel que
le préfet et l'empereur soient irrités: ils ne savaient
pas que saint Laurent avait distribué cet argent aux pauvres,
et qu'il avait fait une oeuvre charitable et sainte; ils le regardèrent
comme un réfractaire, et le firent périr (Note 20).
Considérons le martyre
de saint Polyeucte. Le condamna-t-on pour sa religion seule? Il
va dans le temple, où l'on rend aux dieux des actions de
grâces pour la victoire de l'empereur Décius; il
y insulte les sacrificateurs, il renverse et brise les autels
et les statues: quel est le pays au monde où l'on pardonnerait
un pareil attentat? Le chrétien qui déchira publiquement
l'édit de l'empereur Dioclétien, et qui attira sur
ses frères la grande persécution dans les deux dernières
années du règne de ce prince, n'avait pas un zèle
selon la science, et il était bien malheureux d'être
la cause du désastre de son parti. Ce zèle inconsidéré,
qui éclata souvent et qui fut même condamné
par plusieurs Pères de l'Eglise, a été probablement
la source de toutes les persécutions.
Je ne compare point sans doute
les premiers sacramentaires aux premiers chrétiens: je
ne mets point l'erreur à côté de la vérité;
mais Farel, prédécesseur de Jean Calvin, fit dans
Arles la même chose que saint Polyeucte avait faite en Arménie.
On portait dans les rues la statue de saint Antoine l'ermite en
procession; Farel tombe avec quelques-uns des siens sur les moines
qui portaient saint Antoine, les bat, les disperse, et jette saint
Antoine dans la rivière. Il méritait la mort, qu'il
ne reçut pas, parce qu'il eut le temps de s'enfuir. S'il
s'était contenté de crier à ces moines qu'il
ne croyait pas qu'un corbeau eût apporté la moitié
d'un pain à saint Antoine l'ermite, ni que saint Antoine
eût eu des conversations avec des centaures et des satyres,
il aurait mérité une forte réprimande, parce
qu'il troublait l'ordre; mais si le soir, après la procession,
il avait examiné paisiblement l'histoire du corbeau, des
centaures, et des satyres, on n'aurait rien eu à lui reprocher.
Quoi! les Romains auraient souffert
que l'infâme Antinoüs fût mis au rang des seconds
dieux, et ils auraient déchiré, livré aux
bêtes, tous ceux auxquels on n'aurait reproché que
d'avoir paisiblement adoré un juste! Quoi! ils auraient
reconnu un Dieu suprême (Note 21), un Dieu souverain, maître de tous les
dieux secondaires, attesté par cette formule: Deus optimus
maximus; et ils auraient recherché ceux qui adoraient
un Dieu unique!
Il n'est pas croyable que jamais
il y eut une inquisition contre les chrétiens sous les
empereurs, c'est-à-dire qu'on soit venu chez eux les interroger
sur leur croyance. On ne troubla jamais sur cet article ni Juif,
ni Syrien, ni Egyptien, ni bardes, ni druides, ni philosophes.
Les martyrs furent donc ceux qui s'élevèrent contre
les faux dieux. C'était une chose très sage, très
pieuse de n'y pas croire; mais enfin si, non contents d'adorer
un Dieu en esprit et en vérité, ils éclatèrent
violemment contre le culte reçu, quelque absurde qu'il
pût être, on est forcé d'avouer qu'eux-mêmes
étaient intolérants.
Tertullien, dans son Apologétique,
avoue (Note 22)
qu'on regardait les chrétiens comme des factieux: l'accusation
était injuste, mais elle prouvait que ce n'était
pas la religion seule des chrétiens qui excitait le zèle
des magistrats. Il avoue (Note 23) que les chrétiens refusaient d'orner
leurs portes de branches de laurier dans les réjouissances
publiques pour les victoires des empereurs: on pouvait aisément
prendre cette affectation condamnable pour un crime de lèse-majesté.
La première sévérité
juridique exercée contre les chrétiens fut celle
de Domitien; mais elle se borna à un exil qui ne dura pas
une année: "Facile coeptum repressit, restitutis etiam
quos relegaverat", dit Tertullien (chap. V). Lactance, dont
le style est si emporté, convient que, depuis Domitien
jusqu'à Décius, l'Eglise fut tranquille et florissante
(Note 24). Cette
longue paix, dit-il, fut interrompue quand cet exécrable
animal Décius opprima l'Eglise: "Exstitit enim post
annos plurimos exsecrabile animal Decius, qui vexaret Ecclesiam."
(Apol., chap. IV.)
On ne veut point discuter ici
le sentiment du savant Dodwell sur le petit nombre des martyrs;
mais si les Romains avaient tant persécuté la religion
chrétienne, si le sénat avait fait mourir tant d'innocents
par des supplices inusités, s'ils avaient plongé
des chrétiens dans l'huile bouillante, s'ils avaient exposé
des filles toutes nues aux bêtes dans le cirque, comment
auraient-ils laissé en paix tous les premiers évêques
de Rome? Saint Irénée ne compte pour martyr parmi
ces évoques que le seul Télesphore, dans l'an 139
de l'ère vulgaire, et on n'a aucune preuve que ce Télesphore
ait été mis à mort. Zéphirin gouverna
le troupeau de Rome pendant dix-huit années, et mourut
paisiblement l'an 219. Il est vrai que, dans les anciens martyrologes,
on place presque tous les premiers papes; mais le mot de martyre
n'était pris alors que suivant sa véritable signification:
martyre voulait dire témoignage, et non pas
supplice.
Il est difficile d'accorder cette
fureur de persécution avec la liberté qu'eurent
les chrétiens d'assembler cinquante-six conciles que les
écrivains ecclésiastiques comptent dans les trois
premiers siècles.
Il y eut des persécutions;
mais si elles avaient été aussi violentes qu'on
le dit, il est vraisemblable que Tertullien, qui écrivit
avec tant de force contre le culte reçu, ne serait pas
mort dans son lit. On sait bien que les empereurs ne lurent pas
son Apologétique; qu'un écrit obscur, composé
en Afrique, ne parvient pas à ceux qui sont chargés
du gouvernement du monde; mais il devait être connu de ceux
qui approchaient le proconsul d'Afrique: il devait attirer beaucoup
de haine à l'auteur; cependant il ne souffrit point le
martyre.
Origène enseigna publiquement
dans Alexandrie, et ne fut point mis à mort. Ce même
Origène, qui parlait avec tant de liberté aux païens
et aux chrétiens, qui annonçait Jésus aux
uns, qui niait un Dieu en trois personnes aux autres, avoue expressément,
dans son troisième livre contre Celse, "qu'il y a
eu très peu de martyrs, et encore de loin à loin.
Cependant, dit-il, les chrétiens ne négligent rien
pour faire embrasser leur religion par tout le monde; ils courent
dans les villes, dans les bourgs, dans les villages".
Il est certain que ces courses
continuelles pouvaient être aisément accusées
de sédition par les prêtres ennemis; et pourtant
ces missions sont tolérées, malgré le peuple
égyptien, toujours turbulent, séditieux et lâche:
peuple qui avait déchiré un Romain pour avoir tué
un chat, peuple en tout temps méprisable, quoi qu'en disent
les admirateurs des pyramides (Note 25).
Qui devait plus soulever contre
lui les prêtres et le gouvernement que saint Grégoire
Thaumaturge, disciple d'Origène? Grégoire avait
vu pendant la nuit un vieillard envoyé de Dieu, accompagné
d'une femme resplendissante de lumière: cette femme était
la sainte Vierge, et ce vieillard était saint Jean l'évangéliste.
Saint Jean lui dicta un symbole que saint Grégoire alla
prêcher. Il passa, en allant à Néocésarée,
prés d'un temple où l'on rendait des oracles et
où la pluie l'obligea de passer la nuit; il y fit plusieurs
signes de croix. Le lendemain le grand sacrificateur du temple
fut étonné que les démons, qui lui répondaient
auparavant, ne voulaient plus rendre d'oracles; il les appela:
les diables vinrent pour lui dire qu'ils ne viendraient plus;
ils lui apprirent qu'ils ne pouvaient plus habiter ce temple,
parce que Grégoire y avait passé la nuit, et qu'il
y avait fait des signes de croix.
Le sacrificateur fit saisir Grégoire,
qui lui répondit: "Je peux chasser les démons
d'où je veux, et les faire entrer où il me plaira.
- Faites-les donc rentrer dans mon temple", dit le sacrificateur.
Alors Grégoire déchira un petit morceau d'un volume
qu'il tenait à la main, et y traça ces paroles:
"Grégoire à Satan: Je te commande de rentrer
dans ce temple." On mit ce billet sur l'autel: les démons
obéirent, et rendirent ce jour-là leurs oracles
comme à l'ordinaire; après quoi ils cessèrent,
comme on le sait.
C'est saint Grégoire de
Nysse qui rapporte ces faits dans la vie de saint Grégoire
Thaumaturge. Les prêtres des idoles devaient sans doute
être animés contre Grégoire, et, dans leur
aveuglement, le déférer au magistrat: cependant
leur plus grand ennemi n'essuya aucune persécution.
Il est dit dans l'histoire de
saint Cyprien qu'il fut le premier évêque de Carthage
condamné à la mort. Le martyre de saint Cyprien
est de l'an 258 de notre ère: donc pendant un très
long temps aucun évêque de Carthage ne fut immolé
pour sa religion. L'histoire ne nous dit point quelles calomnies
s'élevèrent contre saint Cyprien, quels ennemis
il avait, pourquoi le proconsul d'Afrique fut irrité contre
lui. Saint Cyprien écrit à Cornélius, évêque
de Rome: "Il arriva depuis peu une émotion populaire
à Carthage, et on cria par deux fois qu'il fallait me jeter
aux lions." Il est bien vraisemblable que les emportements
du peuple féroce de Carthage furent enfin cause de la mort
de Cyprien; et il est bien sûr que ce ne fut pas l'empereur
Gallus qui le condamna de si loin pour sa religion, puisqu'il
laissait en paix Corneille, qui vivait sous ses yeux.
Tant de causes secrètes
se mêlent souvent à la cause apparente, tant de ressorts
inconnus servent à persécuter un homme, qu'il est
impossible de démêler dans les siècles postérieurs
la source cachée des malheurs des hommes les plus considérables,
à plus forte raison celle du supplice d'un particulier
qui ne pouvait être connu que par ceux de son parti.
Remarquez que saint Grégoire
Thaumaturge et saint Denis, évêque d'Alexandrie,
qui ne furent point suppliciés, vivaient dans le temps
de saint Cyprien. Pourquoi, étant aussi connus pour le
moins que cet évêque de Carthage, demeurèrent-ils
paisibles? Et pourquoi saint Cyprien fut-il livré au supplice?
N'y a-t-il pas quelque apparence que l'un succomba sous des ennemis
personnels et puissants, sous la calomnie, sous le prétexte
de la raison d'Etat, qui se joint si souvent à la religion,
et que les autres eurent le bonheur d'échapper à
la méchanceté des hommes?
Il n'est guère possible
que la seule accusation de christianisme ait fait périr
saint Ignace sous le clément et juste Trajan, puisqu'on
permit aux chrétiens de l'accompagner et de le consoler,
quand on le conduisit à Rome (Note 26). Il y avait eu souvent des séditions
dans Antioche, ville toujours turbulente, où Ignace était
évêque secret des chrétiens: peut-être
ces séditions, malignement imputées aux chrétiens
innocents, excitèrent l'attention du gouvernement, qui
fut trompé, comme il est trop souvent arrivé.
Saint Siméon, par exemple,
fut accusé devant Sapor d'être l'espion des Romains.
L'histoire de son martyre rapporte que le roi Sapor lui proposa
d'adorer le soleil; mais on sait que les Perses ne rendaient point
de culte au soleil: ils le regardaient comme un emblème
du bon principe, d'Oromase, ou Orosmade, du Dieu créateur
qu'ils reconnaissaient.
Quelque tolérant que l'on
puisse être, on ne peut s'empêcher de sentir quelque
indignation contre ces déclamateurs qui accusent Dioclétien
d'avoir persécuté les chrétiens depuis qu'il
fut sur le trône; rapportons-nous-en à Eusèbe
de Césarée: son témoignage ne peut être
récusé; le favori, le panégyriste de Constantin,
l'ennemi violent des empereurs précédents, doit
en être cru quand il les justifie. Voici ses paroles (Note 27): "Les
empereurs donnèrent longtemps aux chrétiens de grandes
marques de bienveillance; ils leur confièrent des provinces;
plusieurs chrétiens demeurèrent dans le palais;
ils épousèrent même des chrétiennes.
Dioclétien prit pour son épouse Prisca, dont la
fille fut femme de Maximien Galère, etc."
Qu'on apprenne donc de ce témoignage
décisif à ne plus calomnier; qu'on juge si la persécution
excitée par Galère, après dix-neuf ans d'un
règne de clémence et de bienfaits, ne doit pas avoir
sa source dans quelque intrigue que nous ne connaissons pas.
Qu'on voie combien la fable de
la légion thébaine ou thébéenne, massacrée,
dit-on, tout entière pour la religion, est une fable absurde.
Il est ridicule qu'on ait fait venir cette légion d'Asie
par le grand Saint-Bernard; il est impossible qu'on l'eût
appelée d'Asie pour venir apaiser une sédition dans
les Gaules, un an après que cette sédition avait
été réprimée; il n'est pas moins impossible
qu'on ait égorgé six mille hommes d'infanterie et
sept cents cavaliers dans un passage où deux cents hommes
pourraient arrêter une armée entière. La relation
de cette prétendue boucherie commence par une imposture
évidente: "Quand la terre gémissait sous la
tyrannie de Dioclétien, le ciel se peuplait de martyrs."
Or cette aventure, comme or l'a dit, est supposée en 286,
temps où Dioclétien favorisait le plus les chrétiens,
et où l'empire romain fut le plus heureux. Enfin ce qui
devrait épargner toutes ces discussions, c'est qu'il n'y
eut jamais de légion thébaine: les Romains étaient
trop fiers et trop sensés pour composer une légion
de ces Egyptiens qui ne servaient à Rome que d'esclaves,
Verna Canopi: c'est comme s'ils avaient eu une légion
juive. Nous avons les noms des trente-deux légions qui
faisaient les principales forces de l'empire romain; assurément
la légion thébaine ne s'y trouve pas. Rangeons donc
ce conte avec les vers acrostiches des sibylles qui prédisaient
les miracles de Jésus-Christ, et avec tant de pièces
supposées qu'un faux zèle prodigua pour abuser la
crédulité.
Le mensonge en a trop longtemps
imposé aux hommes; il est temps qu'on connaisse le peu
de vérités qu'on peut démêler à
travers ces nuages de fables qui couvrent l'histoire romaine depuis
Tacite et Suétone, et qui ont presque toujours enveloppé
les annales des autres nations anciennes.
Comment peut-on croire, par exemple,
que les Romains, ce peuple grave et sévère de qui
nous tenons nos lois, aient condamné des vierges chrétiennes,
des filles de qualité, à la prostitution? C'est
bien mal connaître l'austère dignité de nos
législateurs, qui punissaient si sévèrement
les faiblesses des vestales. Les Actes sincères
de Ruinart rapportent ces turpitudes; mais doit-on croire aux
Actes de Ruinart comme aux Actes des apôtres? Ces
Actes sincères disent, après Bollandus, qu'il
y avait dans la ville d'Ancyre sept vierges chrétiennes,
d'environ soixante et dix ans chacune, que le gouverneur Théodecte
les condamna à passer par les mains des jeunes gens de
la ville; mais que ces vierges ayant été épargnées,
comme de raison, il les obligea de servir toutes nues aux mystères
de Diane, auxquels pourtant on n'assista jamais qu'avec un voile.
Saint Théodote, qui, à la vérité,
était cabaretier, mais qui n'en était pas moins
zélé, pria Dieu ardemment de vouloir bien faire
mourir ces saintes filles, de peur qu'elles ne succombassent à
la tentation. Dieu l'exauça; le gouverneur les fit jeter
dans un lac avec une pierre au cou: elles apparurent aussitôt
à Théodote, et le prièrent de ne pas souffrir
que leurs corps fussent mangés des poissons; ce furent
leurs propres paroles.
Le saint cabaretier et ses compagnons
allèrent pendant la nuit au bord du lac gardé par
des soldats; un flambeau céleste marcha toujours devant
eux, et quand ils furent au lieu où étaient les
gardes, un cavalier céleste, armé de toutes pièces,
poursuivit ces gardes la lance à la main. Saint Théodote
retira du lac les corps des vierges: il fut mené devant
le gouverneur, et le cavalier céleste n'empêcha pas
qu'on ne lui tranchât la tête. Ne cessons de répéter
que nous vénérons les vrais martyrs, mais qu'il
est difficile de croire cette histoire de Bollandus et de Ruinart.
Faut-il rapporter ici le conte
du jeune saint Romain? On le jeta dans le feu, dit Eusèbe,
et des Juifs qui étaient présents insultèrent
à Jésus-Christ qui laissait brûler ses confesseurs,
après que Dieu avait tiré Sidrach, Misach, et Abdenago,
de la fournaise ardente. A peine les Juifs eurent-ils parlé
que saint Romain sortit triomphant du bûcher: l'empereur
ordonna qu'on lui pardonnât, et dit au juge qu'il ne voulait
rien avoir à démêler avec Dieu; étranges
paroles pour Dioclétien! Le juge, malgré l'indulgence
de l'empereur, commanda qu'on coupât la langue à
saint Romain, et, quoiqu'il eût des bourreaux, il fit faire
cette opération par un médecin. Le jeune Romain,
né bègue, parla avec volubilité dès
qu'il eut la langue coupée. Le médecin essuya une
réprimande, et, pour montrer que l'opération était
faite selon les règles de l'art, il prit un passant et
lui coupa juste autant de langue qu'il en avait coupé à
saint Romain, de quoi le passant mourut sur-le-champ: car,
ajoute savamment l'auteur, l'anatomie nous apprend qu'un homme
sans langue ne saurait vivre. En vérité, si
Eusèbe a écrit de pareilles fadaises, si on ne les
a point ajoutées à ses écrits, quel fond
peut-on faire sur son Histoire?
On nous donne le martyre de sainte
Félicité et de ses sept enfants, envoyés,
dit-on, à la mort par le sage et pieux Antonin, sans nommer
l'auteur de la relation.
Il est bien vraisemblable que
quelque auteur plus zélé que vrai a voulu imiter
l'histoire des Maccabées. C'est ainsi que commence la relation:
"Sainte Félicité était romaine, elle
vivait sous le règne d'Antonin"; il est clair, par
ces paroles, que l'auteur n'était pas contemporain de sainte
Félicité. Il dit que le préteur les jugea
sur son tribunal dans le champ de Mars; mais le préfet
de Rome tenait son tribunal au Capitole, et non au champ de Mars,
qui, après avoir servi à tenir les comices, servait
alors aux revues des soldats, aux courses, aux jeux militaires:
cela seul démontre la supposition.
Il est dit encore qu'après
le jugement, l'empereur commit à différents juges
le soin de faire exécuter l'arrêt: ce qui est entièrement
contraire à toutes les formalités de ces temps-là
et à celles de tous les temps.
Il y a de même un saint
Hippolyte, que l'on suppose traîné par des chevaux,
comme Hippolyte, fils de Thésée. Ce supplice ne
fut jamais connu des anciens Romains, et la seule ressemblance
du nom a fait inventer cette fable.
Observez encore que dans les
relations des martyres, composées uniquement par les chrétiens
mêmes, on voit presque toujours une foule de chrétiens
venir librement dans la prison du condamné, le suivre au
supplice, recueillir son sang, ensevelir son corps, faire des
miracles avec les reliques. Si c'était la religion seule
qu'on eût persécutée, n'aurait-on pas immolé
ces chrétiens déclarés qui assistaient leurs
frères condamnés, et qu'on accusait d'opérer
des enchantements avec les restes des corps martyrisés?
Ne les aurait-on pas traités comme nous avons traité
les vaudois, les albigeois, les hussites, les différentes
sectes des protestants? Nous les avons égorgés,
brûlés en foule, sans distinction ni d'âge
ni de sexe. Y a-t-il, dans les relations avérées
des persécutions anciennes, un seul trait qui approche
de la Saint-Barthélémy et des massacres d'Irlande?
Y en a-t-il un seul qui ressemble à la fête annuelle
qu'on célèbre encore dans Toulouse, fête cruelle,
fête abolissable à jamais, dans laquelle un peuple
entier remercie Dieu en procession, et se félicite d'avoir
égorgé, il y a deux cents ans, quatre mille de ses
concitoyens?
Je le dis avec horreur, mais
avec vérité: c'est nous, chrétiens, c'est
nous qui avons été persécuteurs, bourreaux,
assassins! Et de qui? de nos frères. C'est nous qui avons
détruit cent villes, le crucifix ou la Bible à la
main, et qui n'avons cessé de répandre le sang et
d'allumer des bûchers, depuis le règne de Constantin
jusqu'aux fureurs des cannibales qui habitaient les Cévennes:
fureurs qui, grâces au ciel, ne subsistent plus aujourd'hui.
Nous envoyons encore quelquefois
à la potence de pauvres gens du Poitou, du Vivarais, de
Valence, de Montauban. Nous avons pendu, depuis 1745, huit personnages
de ceux qu'on appelle prédicants ou ministres
de l'Evangile, qui n'avaient d'autre crime que d'avoir prié
Dieu pour le roi en patois, et d'avoir donné une goutte
de vin et un morceau de pain levé à quelques paysans
imbéciles. On ne sait rien de cela dans Paris, où
le plaisir est la seule chose importante, où l'on ignore
tout ce qui se passe en province et chez les étrangers.
Ces procès se font en une heure, et plus vite qu'on ne
juge un déserteur. Si le roi en était instruit,
il ferait grâce.
On ne traite ainsi les prêtres
catholiques en aucun pays protestant. Il y a plus de cent prêtres
catholiques en Angleterre et en Irlande; on les connaît,
on les a laissés vivre très paisiblement dans la
dernière guerre.
Serons-nous toujours les derniers
à embrasser les opinions saines des autres nations? Elles
se sont corrigées: quand nous corrigerons-nous? Il a fallu
soixante ans pour nous faire adopter ce que Newton avait démontré;
nous commençons à peine à oser; sauver la
vie à nos enfants par l'inoculation; nous ne pratiquons
que depuis très peu de temps les vrais principes de l'agriculture;
quand commencerons-nous à pratiquer les vrais principes
de l'humanité? et de quel front pouvons-nous reprocher
aux païens d'avoir fait des martyrs, tandis que nous avons
été coupables de la même cruauté dans
les mêmes circonstances?
Accordons que les Romains ont
fait mourir une multitude de chrétiens pour leur seule
religion: en ce cas, les Romains ont été très
condamnables. Voudrions-nous commettre la même injustice?
Et quand nous leur reprochons d'avoir persécuté,
voudrions-nous être persécuteurs?
S'il se trouvait quelqu'un assez
dépourvu de bonne foi, ou assez fanatique, pour me dire
ici: Pourquoi venez-vous développer nos erreurs et nos
fautes? pourquoi détruire nos faux miracles et nos fausses
légendes? Elles sont l'aliment de la piété
de plusieurs personnes; il y a des erreurs nécessaires;
n'arrachez pas du corps un ulcère invétéré
qui entraînerait avec lui la destruction du corps, voici
ce que je lui répondrais.
Tous ces faux miracles par lesquels
vous ébranlez la foi qu'on doit aux véritables,
toutes ces légendes absurdes que vous ajoutez aux vérités
de l'Evangile, éteignent la religion dans les coeurs; trop
de personnes qui veulent s'instruire, et qui n'ont pas le temps
de s'instruire assez, disent: Les maîtres de ma religion
m'ont trompé, il n'y a donc point de religion; il vaut
mieux se jeter dans les bras de la nature que dans ceux de l'erreur;
j'aime mieux dépendre de la loi naturelle que des inventions
des hommes. D'autres ont le malheur d'aller encore plus loin:
ils voient que l'imposture leur a mis un frein, et ils ne veulent
pas même du frein de la vérité, ils penchent
vers l'athéisme; on devient dépravé parce
que d'autres ont été fourbes et cruels.
Voilà certainement les
conséquences de toutes les fraudes pieuses et de toutes
les superstitions. Les hommes d'ordinaire ne raisonnent qu'à
demi; c'est un très mauvais argument que de dire: Voragine,
l'auteur de La Légende dorée, et le jésuite
Ribadeneira, compilateur de La Fleur des saints, n'ont
dit que des sottises: donc il n'y a point de Dieu; les catholiques
ont égorgé un certain nombre de huguenots, et les
huguenots à leur tour ont assassiné un certain nombre
de catholiques: donc il n'y a point de Dieu; on s'est servi de
la confession, de la communion, et de tous les sacrements, pour
commettre les crimes les plus horribles: donc il n'y a point de
Dieu. Je conclurais au contraire: donc il y a un Dieu qui, après
cette vie passagère, dans laquelle nous l'avons tant méconnu,
et tant commis de crimes en son nom, daignera nous consoler de
tant d'horribles malheurs: car, à considérer les
guerres de religion, les quarante schismes des papes, qui ont
presque tous été sanglants; les impostures, qui
ont presque toutes été funestes; les haines irréconciliables
allumées par les différentes opinions; à
voir tous les maux qu'a produits le faux zèle, les hommes
ont eu longtemps leur enfer dans cette vie.
Mais quoi! sera-t-il permis à
chaque citoyen de ne croire que sa raison, et de penser ce que
cette raison éclairée ou trompée lui dictera?
Il le faut bien (Note 28),
pourvu qu'il ne trouble point l'ordre: car il ne dépend
pas de l'homme de croire ou de ne pas croire, mais il dépend
de lui de respecter les usages de sa patrie; et si vous disiez
que c'est un crime de ne pas croire à la religion dominante,
vous accuseriez donc vous-même les premiers chrétiens
vos pères, et vous justifieriez ceux que vous accusez de
les avoir livrés aux supplices.
Vous répondez que la différence
est grande, que toutes les religions sont les ouvrages des hommes,
et que l'Eglise catholique, apostolique et romaine, est seule
l'ouvrage de Dieu. Mais en bonne foi, parce que notre religion
est divine doit-elle régner par la haine, par les fureurs,
par les exils, par l'enlèvement des biens, les prisons,
les tortures, les meurtres, et par les actions de grâces
rendues à Dieu pour ces meurtres? Plus la religion chrétienne
est divine, moins il appartient à l'homme de la commander;
si Dieu l'a faite, Dieu la soutiendra sans vous. Vous savez que
l'intolérance ne produit que des hypocrites ou des rebelles:
quelle funeste alternative! Enfin voudriez-vous soutenir par des
bourreaux la religion d'un Dieu que des bourreaux ont fait périr,
et qui n'a prêché que la douceur et la patience?
Voyez, je vous prie, les conséquences
affreuses du droit de l'intolérance. S'il était
permis de dépouiller de ses biens, de jeter dans les cachots,
de tuer un citoyen qui, sous un tel degré de latitude,
ne professerait pas la religion admise sous ce degré, quelle
exception exempterait les premiers de l'Etat des mêmes peines?
La religion lie également le monarque et les mendiants:
aussi plus de cinquante docteurs ou moines ont affirmé
cette horreur monstrueuse qu'il était permis de déposer,
de tuer les souverains qui ne penseraient pas comme l'Eglise dominante;
et les parlements du royaume n'ont cessé de proscrire ces
abominables décisions d'abominables théologiens
(Note 29).
Le sang de Henri le Grand fumait
encore quand le parlement de Paris donna un arrêt qui établissait
l'indépendance de la couronne comme une loi fondamentale.
Le cardinal Duperron, qui devait la pourpre à Henri le
Grand, s'éleva, dans les états de 1614, contre l'arrêt
du parlement, et le fit supprimer. Tous les journaux du temps
rapportent les termes dont Duperron se servit dans ses harangues:
"Si un prince se faisait arien, dit-il, on serait bien obligé
de le déposer."
Non assurément, monsieur
le cardinal. On veut bien adopter votre supposition chimérique
qu'un de nos rois, ayant lu l'histoire des conciles et des pères,
frappé d'ailleurs de ces paroles: Mon père est
plus grand que moi, les prenant trop à la lettre et
balançant entre le concile de Nicée et celui de
Constantinople, se déclarât pour Eusèbe de
Nicomédie: je n'en obéirai pas moins à mon
roi, je ne me croirai pas moins lié par le serment que
je lui ai fait; et si vous osiez vous soulever contre lui, et
que je fusse un de vos juges, je vous déclarerais criminel
de lèse-majesté.
Duperron poussa plus loin la
dispute, et je l'abrège. Ce n'est pas ici le lieu d'approfondir
ces chimères révoltantes; je me bornerai à
dire, avec tous les citoyens, que ce n'est point parce que Henri
IV fut sacré à Chartres qu'on lui devait obéissance,
mais parce que le droit incontestable de la naissance donnait
la couronne à ce prince, qui la méritait par son
courage et par sa bonté.
Qu'il soit donc permis de dire
que tout citoyen doit hériter, par le même droit,
des biens de son père, et qu'on ne voit pas qu'il mérite
d'en être privé, et d'être traîné
au gibet, parce qu'il sera du sentiment de Ratram contre Paschase
Ratbert, et de Bérenger contre Scot.
On sait que tous nos dogmes n'ont
pas toujours été clairement expliqués et
universellement reçus dans notre Eglise. Jésus-Christ
ne nous ayant point dit comment procédait le Saint-Esprit,
l'Eglise latine crut longtemps avec la grecque qu'il ne procédait
que du Père: enfin elle ajouta au symbole qu'il procédait
aussi du Fils. Je demande si, le lendemain de cette décision,
un citoyen qui s'en serait tenu au symbole de la veille eût
été digne de mort? La cruauté, l'injustice,
seraient-elles moins grandes de punir aujourd'hui celui qui penserait
comme on pensait autrefois? Etait-on coupable, du temps d'Honorius
Ier, de croire que Jésus n'avait pas deux volontés?
Il n'y a pas longtemps que l'immaculée
conception est établie: les dominicains n'y croient pas
encore. Dans quel temps les dominicains commenceront-ils à
mériter des peines dans ce monde et dans l'autre?
Si nous devons apprendre de quelqu'un
à nous conduire dans nos disputes interminables, c'est
certainement des apôtres et des évangélistes.
Il y avait de quoi exciter un schisme violent entre saint Paul
et saint Pierre. Paul dit expressément dans son Epître
aux Galates qu'il résista en face à Pierre parce
que Pierre était répréhensible, parce qu'il
usait de dissimulation aussi bien que Barnabé, parce qu'ils
mangeaient avec les Gentils avant l'arrivée de Jacques,
et qu'ensuite ils se retirèrent secrètement, et
se séparèrent des Gentils de peur d'offenser les
circoncis. "Je vis, ajoute-t-il, qu'ils ne marchaient pas
droit selon l'Evangile; je dis à Céphas: Si vous,
Juif, vivez comme les Gentils, et non comme les Juifs, pourquoi
obligez-vous les Gentils à judaïser?"
C'était là un sujet
de querelle violente. Il s'agissait de savoir si les nouveaux
chrétiens judaïseraient ou non. Saint Paul alla dans
ce temps-là même sacrifier dans le temple de Jérusalem.
On sait que les quinze premiers évêques de Jérusalem
furent des Juifs circoncis, qui observèrent le sabbat,
et qui s'abstinrent des viandes défendues. Un évêque
espagnol ou portugais qui se ferait circoncire, et qui observerait
le sabbat, serait brûlé dans un autodafé.
Cependant la paix ne fut altérée, pour cet objet
fondamental, ni parmi les apôtres, ni parmi les premiers
chrétiens.
Si les évangélistes
avaient ressemblé aux écrivains modernes, ils avaient
un champ bien vaste pour combattre les uns contre les autres.
Saint Matthieu compte vingt-huit générations depuis
David jusqu'à Jésus; saint Luc en compte quarante
et une, et ces générations sont absolument différentes.
On ne voit pourtant nulle dissension s'élever entre les
disciples sur ces contrariétés apparentes, très
bien conciliées par plusieurs Pères de l'Eglise.
La charité ne fut point blessée, la paix fut conservée.
Quelle plus grande leçon de nous tolérer dans nos
disputes, et de nous humilier dans tout ce que nous n'entendons
pas!
Saint Paul, dans son Epître
à quelques juifs de Rome convertis au christianisme, emploie
toute la fin du troisième chapitre à dire que la
seule foi glorifie, et que les oeuvres ne justifient personne.
Saint Jacques, au contraire, dans son Epître aux
douze tribus dispersées par toute la terre, chapitre II,
ne cesse de dire qu'on ne peut être sauvé sans les
oeuvres. Voilà ce qui a séparé deux grandes
communions parmi nous, et ce qui ne divisa point les apôtres.
Si la persécution contre
ceux avec qui nous disputons était une action sainte, il
faut avouer que celui qui aurait fait tuer le plus d'hérétiques
serait le plus grand saint du paradis. Quelle figure y ferait
un homme qui se serait contenté de dépouiller ses
frères, et de les plonger dans des cachots, auprès
d'un zélé qui en aurait massacré des centaines
le jour de la Saint-Barthélémy? En voici la preuve.
Le successeur de saint Pierre
et son consistoire ne peuvent errer; ils approuvèrent,
célébrèrent, consacrèrent, l'action
de la Saint-Barthélémy: donc cette action était
très sainte; donc de deux assassins égaux en piété,
celui qui aurait éventré vingt-quatre femmes grosses
huguenotes doit être élevé en gloire du double
de celui qui n'en aura éventré que douze. Par la
même raison, les fanatiques des Cévennes devaient
croire qu'ils seraient élevés en gloire à
proportion du nombre des prêtres, des religieux, et des
femmes catholiques qu'ils auraient égorgés. Ce sont
là d'étranges titres pour la gloire éternelle.
On appelle, je crois, droit
divin les préceptes que Dieu a donnés lui-même.
Il voulut que les Juifs mangeassent un agneau cuit avec des laitues,
et que les convives le mangeassent debout, un bâton à
la main, en commémoration du Phasé; il ordonna
que la consécration du grand prêtre se ferait en
mettant du sang à son oreille droite, à sa main
droite et à son pied droit, coutumes extraordinaires pour
nous, mais non pas pour l'Antiquité; il voulut qu'on chargeât
le bouc Hazazel des iniquités du peuple; il défendit
qu'on se nourrît (Note 30)
de poissons sans écailles, de porcs, de lièvres,
de hérissons, de hiboux, de griffons, d'ixions, etc.
Il institua les fêtes,
les cérémonies. Toutes ces choses, qui semblaient
arbitraires aux autres nations, et soumises au droit positif,
à l'usage, étant commandées par Dieu même,
devenaient un droit divin pour les Juifs, comme tout ce que Jésus-Christ,
fils de Marie, fils de Dieu, nous a commandé, est de droit
divin pour nous.
Gardons-nous de rechercher ici
pourquoi Dieu a substitué une loi nouvelle à celle
qu'il avait donnée à Moïse, et pourquoi il
avait commandé à Moïse plus de choses qu'au
patriarche Abraham, et plus à Abraham qu'à Noé
(Note 31). Il semble
qu'il daigne se proportionner aux temps et à la population
du genre humain: c'est une gradation paternelle; mais ces abîmes
sont trop profonds pour notre débile vue. Tenons-nous dans
les bornes de notre sujet; voyons d'abord ce qu'était l'intolérance
chez les Juifs.
Il est vrai que, dans l'Exode,
les Nombres, le Lévitique, le Deutéronome,
il y a des lois très sévères sur le culte,
et des châtiments plus sévères encore. Plusieurs
commentateurs ont de la peine à concilier les récits
de Moïse avec les passages de Jérémie et d'Amos,
et avec le célèbre discours de saint Etienne, rapporté
dans les Actes des apôtres. Amos dit (Note
32) que les Juifs adorèrent
toujours dans le désert Moloch, Rempham, et Kium. Jérémie
dit expressément (Note 33) que Dieu ne demanda aucun sacrifice à
leurs pères quand ils sortirent d'Egypte. Saint Etienne,
dans son discours aux Juifs, s'exprime ainsi: "Ils adorèrent
l'armée du ciel (Note 34);
ils n'offrirent ni sacrifices ni hosties dans le désert
pendant quarante ans; ils portèrent le tabernacle du dieu
Moloch, et l'astre de leur dieu Rempham."
D'autres critiques infèrent
du culte de tant de dieux étrangers que ces dieux furent
tolérés par Moïse, et ils citent en preuves
ces paroles du Deutéronome (Note
35): "Quand vous serez dans
la terre de Chanaan, vous ne ferez point comme nous faisons aujourd'hui,
où chacun fait ce qui lui semble bon (Note
36)."
Ils appuient leur sentiment sur
ce qu'il n'est parlé d'aucun acte religieux du peuple dans
le désert: point de pâque célébrée,
point de pentecôte, nulle mention qu'on ait célébré
la fête des tabernacles, nulle prière publique établie;
enfin la circoncision, ce sceau de l'alliance de Dieu avec Abraham,
ne fut point pratiquée.
Ils se prévalent encore
de l'histoire de Josué. Ce conquérant dit aux Juifs
(Note 37):
"L'option vous est donnée: choisissez quel parti il
vous plaira, ou d'adorer les dieux que vous avez servis dans le
pays des Amorrhéens, ou ceux que vous avez reconnus en
Mésopotamie." Le peuple répond: "Il n'en
sera pas ainsi, nous servirons Adonaï." Josué
leur répliqua: "Vous avez choisi vous-mêmes;
ôtez donc du milieu de vous les dieux étrangers."
Ils avaient donc eu incontestablement d'autres dieux qu'Adonaï
sous Moïse.
Il est très inutile de
réfuter ici les critiques qui pensent que le Pentateuque
ne fut pas écrit par Moïse; tout a été
dit dès longtemps sur cette matière; et quand même
quelque petite partie des livres de Moïse aurait été
écrite du temps des juges ou des pontifes, ils n'en seraient
pas moins inspirés et moins divins.
C'est assez, ce me semble, qu'il
soit prouvé par la sainte Ecriture que, malgré la
punition extraordinaire attirée aux Juifs par le culte
d'Apis, ils conservèrent longtemps une liberté entière:
peut-être même que le massacre que fit Moïse
de vingt-trois mille hommes pour le veau érigé par
son frère lui fit comprendre qu'on ne gagnait rien par
la rigueur, et qu'il fut obligé de fermer les yeux sur
la passion du peuple pour les dieux étrangers.
Lui-même (Note
38) semble bientôt transgresser
la loi qu'il a donnée. Il a défendu tout simulacre,
cependant il érige un serpent d'airain. La même exception
à la loi se trouve depuis dans le temple de Salomon: ce
prince fait sculpter douze boeufs qui soutiennent le grand bassin
du temple; des chérubins sont posés dans l'arche;
ils ont une tête d'aigle et une tête de veau; et c'est
apparemment cette tête de veau mal faite, trouvée
dans le temple par des soldats romains, qui fit croire longtemps
que les Juifs adoraient un âne.
En vain le culte des dieux étrangers
est défendu; Salomon est paisiblement idolâtre. Jéroboam,
à qui Dieu donna dix parts du royaume, fait ériger
deux veaux d'or, et règne vingt-deux ans, en réunissant
en lui les dignités de monarque et de pontife. Le petit
royaume de Juda dresse sous Roboam des autels étrangers
et des statues. Le saint roi Asa ne détruit point les hauts
lieux (Note 39).
Le grand prêtre Urias érige dans le temple, à
la place de l'autel des holocaustes, un autel du roi de Syrie
(Note 40). On ne
voit, en un mot, aucune contrainte sur la religion. Je sais que
la plupart des rois juifs s'exterminèrent, s'assassinèrent
les uns les autres; mais ce fut toujours pour leur intérêt,
et non pour leur croyance.
Il est vrai (Note
41) que parmi les prophètes
il y en eut qui intéressèrent le ciel à leur
vengeance: Elie fit descendre le feu céleste pour consumer
les prêtres de Baal; Elisée fit venir des ours pour
dévorer quarante-deux petits enfants qui l'avaient appelé
tête chauve; mais ce sont des miracles rares, et
des faits qu'il serait un peu dur de vouloir imiter.
On nous objecte encore que le
peuple juif fut très ignorant et très barbare. Il
est dit (Note 42)
que, dans la guerre qu'il fit aux Madianites (Note
43), Moïse ordonna de tuer
tous les enfants mâles et toutes les mères, et de
partager le butin. Les vainqueurs trouvèrent dans le camp
675000 brebis, 72000 boeufs, 61000 ânes, et 32000 jeunes
filles; ils en firent le partage, et tuèrent tout le reste.
Plusieurs commentateurs même prétendent que trente-deux
filles furent immolées au Seigneur: "Cesserunt in
partem Domini triginta duae animae."
En effet, les Juifs immolaient
des hommes à la Divinité, témoin le sacrifice
de Jephté (Note 44),
témoin le roi Agag (Note 45) coupé en morceaux par le prêtre
Samuel. Ezéchiel même leur promet, pour les encourager,
qu'ils mangeront de la chair humaine: "Vous mangerez, dit-il,
le cheval et le cavalier; vous boirez le sang des princes."
Plusieurs commentateurs appliquent deux versets de cette prophétie
aux Juifs mêmes, et les autres aux animaux carnassiers.
On ne trouve, dans toute l'histoire de ce peuple, aucun trait
de générosité, de magnanimité, de
bienfaisance; mais il s'échappe toujours, dans le nuage
de cette barbarie si longue et si affreuse, des rayons d'une tolérance
universelle.
Jephté, inspiré
de Dieu, et qui lui immola sa fille, dit aux Ammonites (Note 46): "Ce que
votre dieu Chamos vous a donné ne vous appartient-il pas
de droit? Souffrez donc que nous prenions la terre que notre Dieu
nous a promise." Cette déclaration est précise:
elle peut mener bien loin; mais au moins elle est une preuve évidente
que Dieu tolérait Chamos. Car la sainte Ecriture ne dit
pas: Vous pensez avoir droit sur les terres que vous dites vous
avoir été données par le dieu Chamos; elle
dit positivement: "Vous avez droit, tibi jure debentur";
ce qui est le vrai sens de ces paroles hébraïques:
Otho thirasch.
L'histoire de Michas et du lévite,
rapportée aux XVII e et XVIII e chapitres du livre des
Juges est bien encore une preuve incontestable de la tolérance
et de la liberté la plus grande, admise alors chez les
Juifs. La mère de Michas, femme fort riche d'Ephraïm,
avait perdu onze cents pièces d'argent; son fils les lui
rendit: elle voua cet argent au Seigneur, et en fit faire des
idoles; elle bâtit une petite chapelle. Un lévite
desservit la chapelle, moyennant dix pièces d'argent, une
tunique, un manteau par année, et sa nourriture; et Michas
s'écria (Note 47):
"C'est maintenant que Dieu me fera du bien, puisque j'ai
chez moi un prêtre de la race de Lévi."
Cependant six cents hommes de
la tribu de Dan, qui cherchaient à s'emparer de quelque
village dans le pays, et à s'y établir, mais n'ayant
point de prêtre lévite avec eux, et en ayant besoin
pour que Dieu favorisât leur entreprise, allèrent
chez Michas, et prirent son éphod, ses idoles, et son lévite,
malgré les remontrances de ce prêtre, et malgré
les cris de Michas et de sa mère. Alors ils allèrent
avec assurance attaquer le village nommé Laïs, et
y mirent tout à feu et à sang selon leur coutume.
Ils donnèrent le nom de Dan à Laïs, en mémoire
de leur victoire; ils placèrent l'idole de Michas sur un
autel; et, ce qui est bien plus remarquable, Jonathan, petit-fils
de Moïse, fut le grand prêtre de ce temple, où
l'on adorait le Dieu d'Israël et l'idole de Michas.
Après la mort de Gédéon,
les Hébreux adorèrent Baal-bérith pendant
prés de vingt ans, et renoncèrent au culte d'Adonaï,
sans qu'aucun chef, aucun juge, aucun prêtre, criât
vengeance. Leur crime était grand, je l'avoue; mais si
cette idolâtrie même fut tolérée, combien
les différences dans le vrai culte ont-elles dû l'être!
Quelques-uns donnent pour une
preuve d'intolérance que le Seigneur lui-même ayant
permis que son arche fût prise par les Philistins dans un
combat, il ne punit les Philistins qu'en les frappant d'une maladie
secrète ressemblant aux hémorroïdes, en renversant
la statue de Dagon, et en envoyant une multitude de rats dans
leurs campagnes; mais, lorsque les Philistins, pour apaiser sa
colère, eurent renvoyé l'arche attelée de
deux vaches qui nourrissaient leurs veaux, et offert à
Dieu cinq rats d'or, et cinq anus d'or, le Seigneur fit mourir
soixante et dix anciens d'Israël et cinquante mille hommes
du peuple pour avoir regardé l'arche. On répond
que le châtiment du Seigneur ne tombe point sur une croyance,
sur une différence dans le culte, ni sur aucune idolâtrie.
Si le Seigneur avait voulu punir
l'idolâtrie, il aurait fait périr tous les Philistins
qui osèrent prendre son arche, et qui adoraient Dagon;
mais il fit périr cinquante mille soixante et dix hommes
de son peuple, uniquement parce qu'ils avaient regardé
son arche, qu'ils ne devaient pas regarder: tant les lois, les
moeurs de ce temps, l'économie judaïque, diffèrent
de tout ce que nous connaissons; tant les voies inscrutables de
Dieu sont au-dessus des nôtres. "La rigueur exercée,
dit le judicieux dom Calmet, contre ce grand nombre d'hommes ne
paraîtra excessive qu'à ceux qui n'ont pas compris
jusqu'à quel point Dieu voulait être craint et respecté
parmi son peuple, et qui ne jugent des vues et des desseins de
Dieu qu'en suivant les faibles lumières de leur raison."
Dieu ne punit donc pas un culte
étranger, mais une profanation du sien, une curiosité
indiscrète, une désobéissance, peut-être
même un esprit de révolte. On sent bien que de tels
châtiments n'appartiennent qu'à Dieu dans la théocratie
judaïque. On ne peut trop redire que ces temps et ces moeurs
n'ont aucun rapport aux nôtres.
Enfin lorsque, dans les siècles
postérieurs, Naaman l'idolâtre demanda à Elisée
s'il lui était permis de suivre son roi (Note
48) dans le temple de Remnon, et
d'y adorer avec lui, ce même Elisée, qui avait
fait dévorer les enfants par les ours, ne lui répondit-il
pas: Allez en paix?
Il y a bien plus; le Seigneur
ordonna à Jérémie de se mettre des cordes
au cou, des colliers (Note 49),
et des jougs, de les envoyer aux roitelets ou melchim de Moab,
d'Ammon, d'Edom, de Tyr, de Sidon; et Jérémie leur
fait dire par le Seigneur: "J'ai donné toutes vos
terres à Nabuchodonosor, roi de Babylone, mon serviteur
(Note 50)."
Voilà un roi idolâtre déclaré serviteur
de Dieu et son favori.
Le même Jérémie,
que le melk ou roitelet juif Sédécias avait fait
mettre au cachot, ayant obtenu son pardon de Sédécias,
lui conseille, de la part de Dieu, de se rendre au roi de Babylone
(Note 51): "Si
vous allez vous rendre à ses officiers, dit-il, votre âme
vivra." Dieu prend donc enfin le parti d'un roi idolâtre;
il lui livre l'arche, dont la seule vue avait coûté
la vie à cinquante mille soixante et dix Juifs; il lui
livre le Saint des saints, et le reste du temple, qui avait coûté
à bâtir cent huit mille talents d'or, un million
dix-sept mille talents en argent, et dix mille drachmes d'or,
laissés par David et ses officiers pour la construction
de la maison du Seigneur: ce qui, sans compter les deniers employés
par Salomon, monte à la somme de dix-neuf milliards soixante-deux
millions, ou environ, au cours de ce jour. Jamais idolâtrie
ne fut plus récompensée. Je sais que ce compte est
exagéré, qu'il y a probablement erreur de copiste;
mais réduisez la somme à la moitié, au quart,
au huitième même, elle vous étonnera encore.
On n'est guère moins surpris des richesses qu'Hérodote
dit avoir vues dans le temple d'Ephèse. Enfin les trésors
ne sont rien aux yeux de Dieu, et le nom de son serviteur, donné
à Nabuchodonosor, est le vrai trésor inestimable.''
Dieu (Note 52) ne favorise pas moins le Kir, ou Koresh,
ou Kosroès, que nous appelons Cyrus; il l'appelle
son christ, son oint, quoiqu'il ne fût pas oint,
selon la signification commune de ce mot, et qu'il suivît
la religion de Zoroastre; il l'appelle son pasteur, quoiqu'il
fût usurpateur aux yeux des hommes: il n'y a pas dans toute
la sainte Ecriture une plus grande marque de prédilection.
Vous voyez dans Malachie que
"du levant au couchant le nom de Dieu est grand dans les
nations, et qu'on lui offre partout des oblations pures".
Dieu a soin des Ninivites idolâtres comme des Juifs; il
les menace, et il leur pardonne. Melchisédech, qui n'était
point juif, était sacrificateur de Dieu. Balaam, idolâtre,
était prophète. L'Ecriture nous apprend donc que
non seulement Dieu tolérait tous les autres peuples, mais
qu'il en avait un soin paternel: et nous osons être intolérants!
Ainsi donc, sous Moïse,
sous les juges, sous les rois, vous voyez toujours des exemples
de tolérance. Il y a bien plus (Note 53): Moïse dit plusieurs fois que "Dieu
punit les pères dans les enfants jusqu'à la quatrième
génération"; cette menace était nécessaire
à un peuple à qui Dieu n'avait révélé
ni l'immortalité de l'âme, ni les peines et les récompenses
dans une autre vie. Ces vérités ne lui furent annoncées
ni dans le Décalogue, ni dans aucune loi du Lévitique
et du Deutéronome. C'étaient les dogmes des
Perses, des Babyloniens, des Egyptiens, des Grecs, des Crétois;
mais ils ne constituaient nullement la religion des Juifs. Moïse
ne dit point: "Honore ton père et ta mère,
si tu veux aller au ciel"; mais: "Honore ton père
et ta mère, afin de vivre longtemps sur la terre."
Il ne les menace que de maux corporels (Note
54), de la gale sèche, de
la gale purulente, d'ulcères malins dans les genoux et
dans le gras des jambes, d'être exposés aux infidélités
de leurs femmes, d'emprunter à usure des étrangers,
et de ne pouvoir prêter à usure; de périr
de famine, et d'être obligés de manger leurs enfants;
mais en aucun lieu il ne leur dit que leurs âmes immortelles
subiront des tourments après la mort, ou goûteront
des félicités. Dieu, qui conduisait lui-même
son peuple, le punissait ou le récompensait immédiatement
après ses bonnes ou ses mauvaises actions. Tout était
temporel, et c'est une vérité dont Warburton abuse
pour prouver que la loi des Juifs était divine (Note
55): parce que Dieu même étant
leur roi, rendant justice immédiatement après la
transgression ou l'obéissance, n'avait pas besoin de leur
révéler une doctrine qu'il réservait au temps
où il ne gouvernerait plus son peuple. Ceux qui, par ignorance,
prétendent que Moïse enseignait l'immortalité
de l'âme, ôtent au Nouveau Testament un de ses plus
grands avantages sur l'Ancien. Il est constant que la loi de Moïse
n'annonçait que des châtiments temporels jusqu'à
la quatrième génération. Cependant, malgré
l'énoncé précis de cette loi, malgré
cette déclaration expresse de Dieu qu'il punirait jusqu'à
la quatrième génération, Ezéchiel
annonce tout le contraire aux Juifs, et leur dit (Note
56) que le fils ne portera point
l'iniquité de son père; il va même jusqu'à
faire dire à Dieu qu'il leur avait donné (Note 57) "des préceptes
qui n'étaient pas bons" (Note 58).
Le livre d'Ezéchiel n'en
fut pas moins inséré dans le canon des auteurs inspirés
de Dieu: il est vrai que la synagogue n'en permettait pas la lecture
avant l'âge de trente ans, comme nous l'apprend saint Jérôme;
mais c'était de peur que la jeunesse n'abusât des
peintures trop naïves qu'on trouve dans les chapitres XVI
et XXIII du libertinage des deux soeurs Oolla et Ooliba. En un
mot, son livre fut toujours reçu, malgré sa contradiction
formelle avec Moïse.
Enfin (Note
59), lorsque l'immortalité
de l'âme fut un dogme reçu, ce qui probablement avait
commencé dès le temps de la captivité de
Babylone, la secte des saducéens persista toujours à
croire qu'il n'y avait ni peines ni récompenses après
la mort, et que la faculté de sentir et de penser périssait
avec nous, comme la force active, le pouvoir de marcher et de
digérer. Ils niaient l'existence des anges. Ils différaient
beaucoup plus des autres Juifs que les protestants ne diffèrent
des catholiques; ils n'en demeurèrent pas moins dans la
communion de leurs frères: on vit même des grands
prêtres de leur secte.
Les pharisiens croyaient à
la fatalité (Note 60)
et à la métempsycose (Note 61). Les esséniens pensaient que les âmes
des justes allaient dans les îles fortunées (Note 62), et celles
des méchants dans une espèce de Tartare. Ils ne
faisaient point de sacrifices; ils s'assemblaient entre eux dans
une synagogue particulière. En un mot, si l'on veut examiner
de près le judaïsme, on sera étonné
de trouver la plus grande tolérance au milieu des horreurs
les plus barbares. C'est une contradiction, il est vrai; presque
tous les peuples se sont gouvernés par des contradictions.
Heureuse celle qui amène des moeurs douces quand on a des
lois de sang!
Voyons maintenant si Jésus-Christ
a établi des lois sanguinaires, s'il a ordonné l'intolérance,
s'il fit bâtir les cachots de l'Inquisition, s'il institua
les bourreaux des autodafé.
Il n'y a, si je ne me trompe,
que peu de passages dans les Evangiles dont l'esprit persécuteur
ait pu inférer que l'intolérance, la contrainte,
sont légitimes. L'un est la parabole dans laquelle le royaume
des cieux est comparé à un roi qui invite des convives
aux noces de son fils; ce monarque leur fait dire par ses serviteurs
(Note 63): "J'ai
tué mes boeufs et mes volailles; tout est prêt, venez
aux noces." Les uns, sans se soucier de l'invitation, vont
à leurs maisons de campagne, les autres à leur négoce;
d'autres outragent les domestiques du roi, et les tuent. Le roi
fait marcher ses armées contre ces meurtriers, et détruit
leur ville; il envoie sur les grands chemins convier au festin
tous ceux qu'on trouve: un d'eux s'étant mis à table
sans avoir mis la robe nuptiale est chargé de fers, et
jeté dans les ténèbres extérieures.
Il est clair que cette allégorie
ne regardant que le royaume des cieux, nul homme assurément
ne doit en prendre le droit de garrotter ou de mettre au cachot
son voisin qui serait venu souper chez lui sans avoir un habit
de noces convenable, et je ne connais dans l'histoire aucun prince
qui ait fait pendre un courtisan pour un pareil sujet; il n'est
pas non plus à craindre que, quand l'empereur, ayant tué
ses volailles, enverra ses pages à des princes de l'empire
pour les prier à souper, ces princes tuent ces pages. L'invitation
au festin signifie la prédication du salut; le meurtre
des envoyés du prince figure la persécution contre
ceux qui prêchent la sagesse et la vertu.
L'autre (Note
64) parabole est celle d'un particulier
qui invite ses amis à un grand souper, et lorsqu'il est
prêt de se mettre à table, il envoie son domestique
les avertir. L'un s'excuse sur ce qu'il a acheté une terre,
et qu'il va la visiter: cette excuse ne paraît pas valable,
ce n'est pas pendant la nuit qu'on va voir sa terre; un autre
dit qu'il a acheté cinq paires de boeufs, et qu'il les
doit éprouver: il a le même tort que l'autre, on
n'essaye pas des boeufs à l'heure du souper; un troisième
répond qu'il vient de se marier, et assurément son
excuse est très recevable. Le père de famille, en
colère, fait venir à son festin les aveugles et
les boiteux, et, voyant qu'il reste encore des places vides, il
dit à son valet: "Allez dans les grands chemins et
le long des haies, et contraignez les gens d'entrer."
Il est vrai qu'il n'est pas dit
expressément que cette parabole soit une figure du royaume
des cieux. On n'a que trop abusé de ces paroles: Contrains-les
d'entrer; mais il est visible qu'un seul valet ne peut contraindre
par la force tous les gens qu'il rencontre à venir souper
chez son maître; et d'ailleurs, des convives ainsi forcés
ne rendraient pas le repas fort agréable. Contrains-les
d'entrer ne veut dire autre chose, selon les commentateurs
les plus accrédités, sinon: priez, conjurez, pressez,
obtenez. Quel rapport, je vous prie, de cette prière et
de ce souper à la persécution?
Si on prend les choses à
la lettre, faudra-t-il être aveugle, boiteux, et conduit
par force, pour être dans le sein de l'Eglise? Jésus
dit dans la même parabole: "Ne donnez à dîner
ni à vos amis ni à vos parents riches"; en
a-t-on jamais inféré qu'on ne dot point en effet
dîner avec ses parents et ses amis dès qu'ils ont
un peu de fortune?
Jésus-Christ, après
la parabole du festin, dit (Note 65): "Si quelqu'un vient à moi, et
ne hait pas son père, sa mère, ses frères,
ses soeurs, et même sa propre âme, il ne peut être
mon disciple, etc. Car qui est celui d'entre vous qui, voulant
bâtir une tour, ne suppute pas auparavant la dépense?"
Y a-t-il quelqu'un, dans le monde, assez dénaturé
pour conclure qu'il faut haïr son père et sa mère?
Et ne comprend-on pas aisément que ces paroles signifient:
Ne balancez pas entre moi et vos plus chères affections?
On cite le passage de saint Matthieu
(Note 66): "Qui
n'écoute point l'Eglise soit comme un païen et comme
un receveur de la douane"; cela ne dit pas absolument qu'on
doive persécuter les païens et les fermiers des droits
du roi: ils sont maudits, il est vrai, mais ils ne sont point
livrés au bras séculier. Loin d'ôter à
ces fermiers aucune prérogative de citoyen, on leur a donné
les plus grands privilèges; c'est la seule profession qui
soit condamnée dans L'Ecriture, et c'est la plus favorisée
par les gouvernements. Pourquoi donc n'aurions-nous pas pour nos
frères errants autant d'indulgence que nous prodiguons
de considération à nos frères les traitants?
Un autre passage dont on a fait
un abus grossier est celui de saint Matthieu et de saint Marc,
où il est dit que Jésus, ayant faim le matin, approcha
d'un figuier où il ne trouva que des feuilles, car ce n'était
pas le temps des figues: il maudit le figuier qui se sécha
aussitôt.
On donne plusieurs explications
différentes de ce miracle; mais y en a-t-il une seule qui
puisse autoriser la persécution? Un figuier n'a pu donner
des figues vers le commencement de mars, on l'a séché:
est-ce une raison pour faire sécher nos frères de
douleur dans tous les temps de l'année? Respectons dans
l'écriture tout ce qui peut faire naître des difficultés
dans nos esprits curieux et vains, mais n'en abusons pas pour
être durs et implacables.
L'esprit persécuteur,
qui abuse de tout, cherche encore sa justification dans l'expulsion
des marchands chassés du temple, et dans la légion
de démons envoyée du corps d'un possédé
dans le corps de deux mille animaux immondes. Mais qui ne voit
que ces deux exemples ne sont autre chose qu'une justice que Dieu
daigne faire lui-même d'une contravention à la loi?
C'était manquer de respect à la maison du Seigneur
que de changer son parvis en une boutique de marchands. En vain
le sanhédrin et les prêtres permettaient ce négoce
pour la commodité des sacrifices: le Dieu auquel on sacrifiait
pouvait sans doute, quoique caché sous la figure humaine,
détruire cette profanation; il pouvait de même punir
ceux qui introduisaient dans le pays des troupeaux entiers défendus
par une loi dont il daignait lui-même être l'observateur.
Ces exemples n'ont pas le moindre rapport aux persécutions
sur le dogme. Il faut que l'esprit d'intolérance soit appuyé
sur de bien mauvaises raisons, puisqu'il cherche partout les plus
vains prétextes.
Presque tout le reste des paroles
et des actions de Jésus-Christ prêche la douceur,
la patience, l'indulgence. C'est le père de famille qui
reçoit l'enfant prodigue; c'est l'ouvrier qui vient à
la dernière heure, et qui est payé comme les autres;
c'est le samaritain charitable; lui-même justifie ses disciples
de ne pas jeûner; il pardonne à la pécheresse;
il se contente de recommander la fidélité à
la femme adultère; il daigne même condescendre à
l'innocente joie des convives de Cana, qui, étant déjà
échauffés de vin, en demandent encore: il veut bien
faire un miracle en leur faveur, il change pour eux l'eau en vin.
Il n'éclate pas même
contre Judas, qui doit le trahir il ordonne à Pierre de
ne se jamais servir de l'épée; il réprimande.
les enfants de Zébédée, qui, à l'exemple
d'Elie, voulaient faire descendre le feu du ciel sur une ville
qui n'avait pas voulu le loger.
Enfin il meurt victime de l'envie.
Si l'on ose comparer le sacré avec le profane, et un Dieu
avec un homme, sa mort, humainement parlant, a beaucoup de rapport
avec celle de Socrate. Le philosophe grec périt par la
haine des sophistes, des prêtres, et des premiers du peuple:
le législateur des chrétiens succomba sous la haine
des scribes, des pharisiens, et des prêtres. Socrate pouvait
éviter la mort, et il ne le voulut pas: Jésus-Christ
s'offrit volontairement. Le philosophe grec pardonna non seulement
à ses calomniateurs et à ses juges iniques, mais
il les pria de traiter un jour ses enfants comme lui-même,
s'ils étaient assez heureux pour mériter leur haine
comme lui: le législateur des chrétiens, infiniment
supérieur, pria son père de pardonner à ses
ennemis.
Si Jésus-Christ sembla
craindre la mort, si l'angoisse qu'il ressentit fut si extrême
qu'il en eut une sueur mêlée de sang, ce qui est
le symptôme le plus violent et le plus rare, c'est qu'il
daigna s'abaisser à toute la faiblesse du corps humain,
qu'il avait revêtu. Son corps tremblait, et son âme
était inébranlable; il nous apprenait que la vraie
force, la vraie grandeur, consistent à supporter des maux
sous lesquels notre nature succombe. Il y a un extrême courage
à courir à la mort en la redoutant.
Socrate avait traité les
sophistes d'ignorants, et les avait convaincus de mauvaise foi:
Jésus, usant de ses droits divins, traita les scribes (Note 67) et les pharisiens
d'hypocrites, d'insensés, d'aveugles, de méchants,
de serpents, de race de vipères.
Socrate ne fut point accusé
de vouloir fonder une secte nouvelle: on n'accusa point Jésus-Christ
d'en avoir voulu introduire une (Note 68). Il est dit que les princes des prêtres
et tout le conseil cherchaient un faux témoignage contre
Jésus pour le faire périr.
Or, s'ils cherchaient un faux
témoignage, ils ne lui reprochaient donc pas d'avoir prêché
publiquement contre la loi. Il fut en effet soumis à la
loi de Moïse depuis son enfance jusqu'à sa mort. On
le circoncit le huitième jour, comme tous les autres enfants.
S'il fut depuis baptisé dans le Jourdain, c'était
une cérémonie consacrée chez les Juifs, comme
chez tous les peuples de l'Orient. Toutes les souillures légales
se nettoyaient par le baptême; c'est ainsi qu'on consacrait
les prêtres: on se plongeait dans l'eau à la fête
de l'expiation solennelle, on baptisait les prosélytes.
Jésus observa tous les
points de la loi: il fêta tous les jours de sabbat; il s'abstint
des viandes défendues; il célébra toutes
les fêtes, et même, avant sa mort, il avait célébré
la pâque; on ne l'accusa ni d'aucune opinion nouvelle, ni
d'avoir observé aucun rite étranger. Né Israélite,
il vécut constamment en Israélite.
Deux témoins qui se présentèrent
l'accusèrent d'avoir dit (Note 69): "qu'il pourrait détruire le temple
et le rebâtir en trois jours". Un tel discours était
incompréhensible pour les Juifs charnels; mais ce n'était
pas une accusation de vouloir fonder une nouvelle secte.
Le grand prêtre l'interrogea,
et lui dit: "Je vous commande par le Dieu vivant de nous
dire si vous êtes le Christ fils de Dieu." On ne nous
apprend point ce que le grand prêtre entendait par fils
de Dieu. On se servait quelquefois de cette expression pour signifier
un juste (Note 70),
comme on employait les mots de fils de Bélial pour
signifier un méchant. Les Juifs grossiers n'avaient aucune
idée du mystère sacré d'un fils de Dieu,
Dieu lui-même venant sur la terre.
Jésus lui répondit:
"Vous l'avez dit; mais je vous dis que vous verrez bientôt
le fils de l'homme assis à la droite de la vertu de Dieu,
venant sur les nuées du ciel."
Cette réponse fut regardée
par le sanhédrin irrité comme un blasphème.
Le sanhédrin n'avait plus le droit du glaive; ils traduisirent
Jésus devant le gouverneur romain de la province, et l'accusèrent
calomnieusement d'être un perturbateur du repos public,
qui disait qu'il ne fallait pas payer le tribut à César,
et qui de plus se disait roi des Juifs. Il est donc de la plus
grande évidence qu'il fut accusé d'un crime d'Etat.
Le gouverneur Pilate, ayant appris
qu'il était Galiléen, le renvoya d'abord à
Hérode, tétrarque de Galilée. Hérode
crut qu'il était impossible que Jésus pût
aspirer à se faire chef de parti, et prétendre à
la royauté; il le traita avec mépris, et le renvoya
à Pilate, qui eut l'indigne faiblesse de le condamner pour
apaiser le tumulte excité contre lui-même, d'autant
plus qu'il avait essuyé déjà une révolte
des Juifs, à ce que nous apprend Josèphe. Pilate
n'eut pas la même générosité qu'eut
depuis le gouverneur Festus.
Je demande à présent
si c'est la tolérance ou l'intolérance qui est de
droit divin? Si vous voulez ressembler à Jésus-Christ,
soyez martyrs, et non pas bourreaux.
C'est une impiété
d'ôter, en matière de religion, la liberté
aux hommes, d'empêcher qu'ils ne fassent choix d'une divinité:
aucun homme, aucun dieu, ne voudrait d'un service forcé.
(Apologétique, ch. XXIV.)
Si on usait de violence pour
la défense de la foi, les évêques s'y opposeraient.
(Saint HILAIRE, liv. Ier.)
La religion forcée n'est
plus religion: il faut persuader, et non contraindre. La religion
ne se commande point. (JACTANCE, liv. III.)
C'est une exécrable hérésie
de vouloir attirer par la force, par les coups, par les emprisonnements,
ceux qu'on n'a pu convaincre par la raison. (Saint ATHANASE, liv.
Ier.)
Rien n'est plus contraire à
la religion que la contrainte. (Saint JUSTIN, martyr, liv. V.)
Persécuterons-nous ceux
que Dieu tolère? dit saint Augustin, avant que sa querelle
avec les donatistes l'eût rendu trop sévère.
Qu'on ne fasse aucune violence
aux Juifs. (Quatrième concile de Tolède,
cinquante-sixième canon.)
Conseillez, et ne forcez pas.
(Lettre de saint Bernard.)
Nous ne prétendons point
détruire les erreurs par la violence. (Discours du clergé
de France à Louis XIII.)
Nous avons toujours désapprouvé
les voies de rigueur. (Assemblée du clergé,
11 auguste 1560.)
Nous savons que la foi se persuade
et ne se commande point. (FLECHIER, évêque de Nîmes,
lettre 19.)
On ne doit pas même user
de termes insultants. (L'évêque Du BELLAI, dans une
Instruction pastorale.)
Souvenez-vous que les maladies
de l'âme ne se guérissent point par contrainte et
par violence. (Le cardinal LE CAMUS, Instruction pastorale
de 1688.)
Accordez à tous la tolérance
civile. (FENELON, archevêque de Cambrai, au duc de Bourgogne.)
L'exaction forcée d'une
religion est une preuve évidente que l'esprit qui la conduit
est un esprit ennemi de la vérité. (DIROIS, docteur
de Sorbonne, livre VI, chap. IV.)
La violence peut faire des hypocrites;
on ne persuade point quand on fait retentir partout les menaces.
(TILLEMONT, Histoire ecclésiastique, tome VI.)
Il nous a paru conforme à
l'équité et à la droite raison de marcher
sur les traces de l'ancienne Eglise, qui n'a point usé
de violence pour établir et étendre la religion.
(Remontrance du parlement de Paris à Henri II.)
L'expérience nous apprend
que la violence est plus capable d'irriter que de guérir
un mal qui a sa racine dans l'esprit, etc. (DE THOU, Epître
dédicatoire à Henri IV.)
La foi ne s'inspire pas à
coups d'épée. (CERISIERS, Sur les règnes
de Henri IV et de Louis XIII.)
C'est un zèle barbare
que celui qui prétend planter la religion dans les coeurs,
comme si la persuasion pouvait être l'effet de la contrainte.
(BOULAINVILLIERS, Etat de la France.)
Il en est de la religion comme
de l'amour: le commandement n'y peut rien, la contrainte encore
moins; rien de plus indépendant que d'aimer et de croire.
(AMELOT DE LA HOUSSAIE, sur les Lettres du cardinal d'Ossat.)
Si le ciel vous a assez aimés
pour vous faire voir la vérité, il vous a fait une
grande grâce; mais est-ce aux enfants qui ont l'héritage
de leur père, de haïr ceux qui ne l'ont pas eu? (Esprit
des Lois, liv. XXV.)
On pourrait faire un livre énorme,
tout composé de pareils passages. Nos histoires, nos discours,
nos sermons, nos ouvrages de morale, nos catéchismes, respirent
tous, enseignent tous aujourd'hui ce devoir sacré de l'indulgence.
Par quelle fatalité, par quelle inconséquence démentirions-nous
dans la pratique une théorie que nous annonçons
tous les jours? Quand nos actions démentent notre morale,
c'est que nous croyons qu'il y a quelque avantage pour nous à
faire le contraire de ce que nous enseignons; mais certainement
il n'y a aucun avantage à persécuter ceux qui ne
sont pas de notre avis, et à nous en faire haïr. Il
y a donc, encore une fois, de l'absurdité dans l'intolérance.
Mais, dira-t-on, ceux qui ont intérêt à gêner
les consciences ne sont point absurdes. C'est à eux que
s'adresse le chapitre suivant.
Un citoyen était à
l'agonie dans une ville de province; un homme en bonne santé
vint insulter à ses derniers moments, et lui dit:
Misérable! pense comme
moi tout à l'heure: signe cet écrit, confesse que
cinq propositions sont dans un livre que ni toi ni moi n'avons
jamais lu; sois tout à l'heure du sentiment de Lanfranc
contre Bérenger, de saint Thomas contre saint Bonaventure;
embrasse le second concile de Nicée contre le concile de
Francfort; explique-moi dans l'instant comment ces paroles: "Mon
Père est plus grand que moi" signifient expressément:
"Je suis aussi grand que lui."
Dis-moi comment le Père
communique tout au Fils, excepté la paternité, ou
je vais faire jeter ton corps à la voirie; tes enfants
n'hériteront point de toi, ta femme sera privée
de sa dot, et ta famille mendiera du pain, que mes pareils ne
lui donneront pas.
LE MOURANT.
J'entends à peine ce que
vous me dites; les menaces que vous me faites parviennent confusément
à mon oreille, elles troublent mon âme, elles rendent
ma mort affreuse. Au nom de Dieu, ayez pitié de moi.
LE BARBARE.
De la pitié! je n'en puis
avoir si tu n'es pas de mon avis en tout.
LE MOURANT.
Hélas! vous sentez qu'à
ces derniers moments tous mes sens sont flétris, toutes
les portes de mon entendement sont fermées, mes idées
s'enfuient, ma pensée s'éteint. Suis-je en état
de disputer?
LE BARBARE.
Hé bien, si tu ne peux
pas croire ce que je veux, dis que tu le crois, et cela me suffit.
LE MOURANT.
Comment puis-je me parjurer pour
vous plaire? Je vais paraître dans un moment devant le Dieu
qui punit le parjure.
LE BARBARE.
N'importe; tu auras le plaisir
d'être enterré dans un cimetière, et ta femme,
tes enfants, auront de quoi vivre. Meurs en hypocrite; l'hypocrisie
est une bonne chose: c'est, comme on dit, un hommage que le vice
rend à la vertu. Un peu d'hypocrisie, mon ami, qu'est-ce
que cela coûte?
LE MOURANT.
Hélas! vous méprisez
Dieu, ou vous ne le reconnaissez pas, puisque vous me demandez
un mensonge à l'article de la mort, vous qui devez bientôt
recevoir votre jugement de lui, et qui répondrez de ce
mensonge.
LE BARBARE.
Comment, insolent! je ne reconnais
point de Dieu!
LE MOURANT.
Pardon, mon frère, je
crains que vous n'en connaissiez pas. Celui que j'adore ranime
en ce moment mes forces pour vous dire d'une voix mourante que,
si vous croyez en Dieu, vous devez user envers moi de charité.
Il m'a donné ma femme et mes enfants, ne les faites pas
périr de misère. Pour mon corps, faites-en ce que
vous voudrez: je vous l'abandonne; mais croyez en Dieu, je vous
en conjure.
LE BARBARE.
Fais, sans raisonner, ce que
je t'ai dit; je le veux, je te l'ordonne.
LE MOURANT.
Et quel intérêt
avez-vous à me tant tourmenter?
LE BARBARE.
Comment! quel intérêt?
Si j'ai ta signature, elle me vaudra un bon canonicat.
LE MOURANT.
Ah! mon frère! voici mon
dernier moment; je meurs, je vais prier Dieu qu'il vous touche
et qu'il vous convertisse.
LE BARBARE.
Au diable soit l'impertinent,
qui n'a point signé! Je vais signer pour lui et contrefaire
son écriture (Note 71).
La lettre suivante est une
confirmation de la même morale.
MON
REVEREND PERE,
J'obéis aux ordres que
Votre Révérence m'a donnés de lui présenter
les moyens les plus propres de délivrer Jésus et
sa Compagnie de leurs ennemis. Je crois qu'il ne reste plus que
cinq cent mille huguenots dans le royaume, quelques-uns disent
un million, d'autres quinze cent mille; mais en quelque nombre
qu'ils soient, voici mon avis, que je soumets très humblement
au vôtre, comme je le dois.
1° Il est aisé d'attraper
en un jour tous les prédicants et de les pendre tous à
la fois dans une même place, non seulement pour l'édification
publique, mais pour la beauté du spectacle.
2° Je ferais assassiner dans
leurs lits tous les pères et mères, parce que si
on les tuait dans les rues, cela pourrait causer quelque tumulte;
plusieurs même pourraient se sauver, ce qu'il faut éviter
sur toute chose. Cette exécution est un corollaire nécessaire
de nos principes: car, s'il faut tuer un hérétique,
comme tant de grands théologiens le prouvent, il est évident
qu'il faut les tuer tous.
3° Je marierais le lendemain
toutes les filles à de bons catholiques, attendu qu'il
ne faut pas dépeupler trop l'Etat après la dernière
guerre; mais à l'égard des garçons de quatorze
et quinze ans, déjà imbus de mauvais principes,
qu'on ne peut se flatter de détruire, mon opinion est qu'il
faut les châtrer tous, afin que cette engeance ne soit jamais
reproduite. Pour les autres petits garçons, ils seront
élevés dans vos collèges, et on les fouettera
jusqu'à ce qu'ils sachent par coeur les ouvrages de Sanchez
et de Molina.
4° Je pense, sauf correction,
qu'il en faut faire autant à tous les luthériens
d'Alsace, attendu que, dans l'année 1704, j'aperçus
deux vieilles de ce pays-là qui riaient le jour de la bataille
d'Hochstedt.
5° L'article des jansénistes
paraîtra peut-être un peu plus embarrassant: je les
crois au nombre de six millions au moins; mais un esprit tel que
le vôtre ne doit pas s'en effrayer. Je comprends parmi les
jansénistes tous les parlements, qui soutiennent si indignement
les libertés de l'Eglise gallicane. C'est à Votre
Révérence de peser, avec sa prudence ordinaire,
les moyens de vous soumettre tous ces esprits revêches.
La conspiration des poudres n'eut pas le succès désiré,
parce qu'un des conjurés eut l'indiscrétion de vouloir
sauver la vie à son ami; mais, comme vous n'avez point
d'ami, le même inconvénient n'est point à
craindre: il vous sera fort aisé de faire sauter tous les
parlements du royaume avec cette invention du moine Schwartz,
qu'on appelle pulvis pyrius. Je calcule qu'il faut, l'un
portant l'autre, trente-six tonneaux de poudre pour chaque parlement,
et ainsi, en multipliant douze parlements par trente-six tonneaux,
cela ne compose que quatre cent trente-deux tonneaux, qui, à
cent écus pièce, font la somme de cent vingt-neuf
mille six cents livres: c'est une bagatelle pour le révérend
père général.
Les parlements une fois sautés,
vous donnerez leurs charges à vos congréganistes,
qui sont parfaitement instruits des lois du royaume.
6° Il sera aisé d'empoisonner
M. le cardinal de Noailles, qui est un homme simple, et qui ne
se défie de rien.
Votre Révérence
emploiera les mêmes moyens de conversion auprès de
quelques évêques rénitents; leurs évêchés
seront mis entre les mains des jésuites, moyennant un bref
du pape: alors tous les évêques étant du parti
de la bonne cause, et tous les curés étant habilement
choisis par les évêques, voici ce que je conseille,
sous le bon plaisir de Votre Révérence.
7° Comme on dit que les jansénistes
communient au moins à Pâques, il ne serait pas mal
de saupoudrer les hosties de la drogue dont on se servit pour
faire justice de l'empereur Henri VII. Quelque critique me dira
peut-être qu'on risquerait, dans cette opération,
de donner aussi la mort-aux-rats aux molinistes: cette objection
est forte; mais il n'y a point de projet qui n'ait des inconvénients,
point de système qui ne menace ruine par quelque endroit.
Si on était arrête par ces petites difficultés,
on ne viendrait jamais à bout de rien; et d'ailleurs, comme
il s'agit de procurer le plus grand bien qu'il soit possible,
il ne faut pas se scandaliser si ce grand bien entraîne
après lui quelques mauvaises suites, qui ne sont de nulle
considération.
Nous n'avons rien à nous
reprocher: il est démontré que tous les prétendus
réformés, tous les jansénistes, sont dévolus
à l'enfer; ainsi nous ne faisons que hâter le moment
où ils doivent entrer en possession.
Il n'est pas moins clair que
le paradis appartient de droit aux molinistes: donc, en les faisant
périr par mégarde et sans aucune mauvaise intention,
nous accélérons leur joie; nous sommes dans l'un
et l'autre cas les ministres de la Providence.
Quant à ceux qui pourraient
être un peu effarouchés du nombre, Votre Paternité
pourra leur faire remarquer que depuis les jours florissants de
l'Eglise jusqu'à 1707, c'est-à-dire depuis environ
quatorze cents ans, la théologie a procuré le massacre
de plus de cinquante millions d'hommes; et que je ne propose d'en
étrangler, ou égorger, ou empoisonner, qu'environ
six millions cinq cent mille.
On nous objectera peut-être
encore que mon compte n'est pas juste, et que je viole la règle
de trois: car, dira-t-on, si en quatorze cents ans il n'a péri
que cinquante millions d'hommes pour des distinctions, des dilemmes
et des antilemmes théologiques, cela ne fait par année
que trente-cinq mille sept cent quatorze personnes avec fraction,
et qu'ainsi je tue six millions quatre cent soixante-quatre mille
deux cent quatre-vingt-cinq personnes de trop avec fraction pour
la présente année.
Mais, en vérité,
cette chicane est bien puérile; on peut même dire
qu'elle est impie: car ne voit-on pas, par mon procédé,
que je sauve la vie à tous les catholiques jusqu'à
la fin du monde? On n'aurait jamais fait, si on voulait répondre
à toutes les critiques. Je suis avec un profond respect
de Votre Paternité,
Le très humble, très dévot et très doux R...,
natif d'Angoulême,
préfet de la Congrégation.
Ce projet ne put être exécuté,
parce que le P. Le Tellier y trouva quelques difficultés,
et que Sa Paternité fut exilée l'année suivante.
Mais comme il faut examiner le pour et le contre, il est bon de
rechercher dans quels cas on pourrait légitimement suivre
en partie les vues du correspondant du P. Le Tellier. Il paraît
qu'il serait dur d'exécuter ce projet dans tous ses points;
mais il faut voir dans quelles occasions on doit rouer ou pendre,
ou mettre aux galères les gens qui ne sont pas de notre
avis: c'est l'objet de l'article suivant.
Pour qu'un gouvernement ne soit
pas en droit de punir les erreurs des hommes, il est nécessaire
que ces erreurs ne soient pas des crimes; elles ne sont des crimes
que quand elles troublent la société: elles troublent
cette société, dès qu'elles inspirent le
fanatisme; il faut donc que les hommes commencent par n'être
pas fanatiques pour mériter la tolérance.
Si quelques jeunes jésuites,
sachant que l'Eglise a les réprouvés en horreur,
que les jansénistes sont condamnés par une bulle,
qu'ainsi les jansénistes sont réprouvés,
s'en vont brûler une maison des Pères de l'Oratoire
parce que Quesnel l'oratorien était janséniste,
il est clair qu'on sera bien obligé de punir ces jésuites.
De même, s'ils ont débité
des maximes coupables, si leur institut est contraire aux lois
du royaume, on ne peut s'empêcher de dissoudre leur compagnie,
et d'abolir les jésuites pour en faire des citoyens: ce
qui au fond est un mal imaginaire, et un bien réel pour
eux, car où est le mal de porter un habit court au lieu
d'une soutane, et d'être libre au lieu d'être esclave?
On réforme à la paix des régiments entiers,
qui ne se plaignent pas: pourquoi les jésuites poussent-ils
de si hauts cris quand on les réforme pour avoir la paix?
Que les cordeliers, transportés
d'un saint zèle pour la vierge Marie, aillent démolir
l'église des jacobins, qui pensent que Marie est née
dans le péché originel, on sera obligé alors
de traiter les cordeliers à peu près comme les jésuites.
On en dira autant des luthériens
et des calvinistes. Ils auront beau dire: Nous suivons les mouvements
de notre conscience, il vaut mieux obéir à Dieu
qu'aux hommes; nous sommes le vrai troupeau, nous devons exterminer
les loups; il est évident qu'alors ils sont loups eux-mêmes.
Un des plus étonnants
exemples de fanatisme a été une petite secte en
Danemark, dont le principe était le meilleur du monde.
Ces gens-là voulaient procurer le salut éternel
à leurs frères; mais les conséquences de
ce principe étaient singulières. Ils savaient que
tous les petits enfants qui meurent sans baptême sont damnés,
et que ceux qui ont le bonheur de mourir immédiatement
après avoir reçu le baptême jouissent de la
gloire éternelle: ils allaient égorgeant les garçons
et les filles nouvellement baptisés qu'ils pouvaient rencontrer;
c'était sans doute leur faire le plus grand bien qu'on
pût leur procurer: on les préservait à la
fois du péché, des misères de cette vie,
et de l'enfer; on les envoyait infailliblement au ciel. Mais ces
gens charitables ne considéraient pas qu'il n'est pas permis
de faire un petit mal pour un grand bien; qu'ils n'avaient aucun
droit sur la vie de ces petits enfants; que la plupart des pères
et mères sont assez charnels pour aimer mieux avoir auprès
d'eux leurs fils et leurs filles que de les voir égorger
pour aller en paradis, et qu'en un mot, le magistrat doit punir
l'homicide, quoiqu'il soit fait à bonne intention.
Les Juifs sembleraient avoir
plus de droit que personne de nous voler et de nous tuer: car
bien qu'il y ait cent exemples de tolérance dans l'Ancien
Testament, cependant il y a aussi quelques exemples et quelques
lois de rigueur. Dieu leur a ordonné quelquefois de tuer
les idolâtres, et de ne réserver que les filles nubiles:
ils nous regardent comme idolâtres, et, quoique nous les
tolérions aujourd'hui, ils pourraient bien, s'ils étaient
les maîtres, ne laisser au monde que nos filles.
Ils seraient surtout dans l'obligation
indispensable d'assassiner tous les Turcs, cela va sans difficulté:
car les Turcs possèdent le pays des Ethéens, des
Jébuséens, des Amorrhéens, Jersénéens,
Hévéens, Aracéens, Cinéens, Hamatéens,
Samaréens: tous ces peuples furent dévoués
à l'anathème; leur pays, qui était de plus
de vingt-cinq lieues de long, fut donné aux Juifs par plusieurs
pactes consécutifs; ils doivent rentrer dans leur bien;
les mahométans en sont les usurpateurs depuis plus de mille
ans.
Si les Juifs raisonnaient ainsi
aujourd'hui, il est clair qu'il n'y aurait d'autre réponse
à leur faire que de les mettre aux galères.
Ce sont à peu près
les seuls cas où l'intolérance paraît raisonnable.
Dans les premières années
du règne du grand empereur Kang-hi, un mandarin de la ville
de Kanton entendit de sa maison un grand bruit qu'on faisait dans
la maison voisine: il s'informa si l'on ne tuait personne; on
lui dit que c'était l'aumônier de la compagnie danoise,
un chapelain de Batavia, et un jésuite qui disputaient;
il les fit venir, leur fit servir du thé et des confitures,
et leur demanda pourquoi ils se querellaient.
Le jésuite lui répondit
qu'il était bien douloureux pour lui, qui avait toujours
raison, d'avoir affaire à des gens qui avaient toujours
tort; que d'abord il avait argumenté avec la plus grande
retenue, mais qu'enfin la patience lui avait échappé.
Le mandarin leur fit sentir,
avec toute la discrétion possible, combien la politesse
est nécessaire dans la dispute, leur dit qu'on ne se fâchait
jamais à la Chine, et leur demanda de quoi il s'agissait.
Le jésuite lui répondit:
"Monseigneur, je vous en fais juge; ces deux messieurs refusent
de se soumettre aux décisions du concile de Trente."
- "Cela m'étonne,
dit le mandarin." Puis se tournant vers les deux réfractaires:
"Il me paraît, leur dit-il, messieurs, que vous devriez
respecter les avis d'une grande assemblée: je ne sais pas
ce que c'est que le concile de Trente; mais plusieurs personnes
sont toujours plus instruites qu'une seule. Nul ne doit croire
qu'il en sait plus que les autres, et que la raison n'habite que
dans sa tête; c'est ainsi que l'enseigne notre grand Confucius;
et si vous m'en croyez, vous ferez très bien de vous en
rapporter au concile de Trente."
Le Danois prit alors la parole,
et dit: "Monseigneur parle avec la plus grande sagesse; nous
respectons les grandes assemblées comme nous le devons;
aussi sommes-nous entièrement de l'avis de plusieurs assemblées
qui se sont tenues avant celle de Trente.
- Oh! si cela est ainsi, dit
le mandarin, je vous demande pardon, vous pourriez bien avoir
raison. Ca, vous êtes donc du même avis, ce Hollandais
et vous, contre ce pauvre jésuite?
- Point du tout, dit le Hollandais;
cet homme-ci a des opinions presque aussi extravagantes que celles
de ce jésuite, qui fait ici le doucereux avec vous; il
n'y a pas moyen d'y tenir.
- Je ne vous conçois pas,
dit le mandarin; n'êtes-vous pas tous trois chrétiens?
Ne venez-vous pas tous trois enseigner le christianisme dans notre
empire? Et ne devez-vous pas par conséquent avoir les mêmes
dogmes?
- Vous voyez, monseigneur, dit
le jésuite; ces deux gens-ci sont ennemis mortels, et disputent
tous deux contre moi: il est donc évident qu'ils ont tous
les deux tort, et que la raison n'est que de mon côté.
- Cela n'est pas si évident,
dit le mandarin; il se pourrait faire à toute force que
vous eussiez tort tous trois; je serais curieux de vous entendre
l'un après l'autre."
Le jésuite fit alors un
assez long discours, pendant lequel le Danois et le Hollandais
levaient les épaules; le mandarin n'y comprit rien. Le
Danois parla à son tour; ses deux adversaires le regardèrent
en pitié, et le mandarin n'y comprit pas davantage. Le
Hollandais eut le même sort. Enfin ils parlèrent
tous trois ensemble, ils se dirent de grosses injures. L'honnête
mandarin eut bien de la peine à mettre le holà,
et leur dit: "Si vous voulez qu'on tolère ici votre
doctrine, commencez par n'être ni intolérants ni
intolérables."
Au sortir de l'audience, le jésuite
rencontra un missionnaire jacobin; il lui apprit qu'il avait gagné
sa cause, l'assurant que la vérité triomphait toujours.
Le jacobin lui dit: "Si j'avais été là,
vous ne l'auriez pas gagnée; je vous aurais convaincu de
mensonge et d'idolâtrie." La querelle s'échauffa;
le jacobin et le jésuite se prirent aux cheveux. Le mandarin,
informé du scandale, les envoya tous deux en prison. Un
sous-mandarin dit au juge: "Combien de temps Votre Excellence
veut-elle qu'ils soient aux arrêts? - Jusqu'à ce
qu'ils soient d'accord, dit le juge. - Ah! dit le sous-mandarin,
ils seront donc en prison toute leur vie. - Hé bien! dit
le juge, jusqu'à ce qu'ils se pardonnent. - Ils ne se pardonneront
jamais, dit l'autre; je les connais. - Hé bien donc! dit
le mandarin, jusqu'à ce qu'ils fassent semblant de se pardonner."
Telle est la faiblesse du genre
humain, et telle est sa perversité, qu'il vaut mieux sans
doute pour lui d'être subjugué par toutes les superstitions
possibles, pourvu qu'elles ne soient point meurtrières,
que de vivre sans religion. L'homme a toujours eu besoin d'un
frein, et quoiqu'il fût ridicule de sacrifier aux faunes,
aux sylvains, aux naïades, il était bien plus raisonnable
et plus utile d'adorer ces images fantastiques de la Divinité
que de se livrer à l'athéisme. Un athée qui
serait raisonneur, violent et puissant, serait un fléau
aussi funeste qu'un superstitieux sanguinaire.
Quand les hommes n'ont pas de
notions saines de la Divinité, les idées fausses
y suppléent, comme dans les temps malheureux on trafique
avec de la mauvaise monnaie, quand on n'en a pas de bonne. Le
païen craignait de commettre un crime, de peur d'être
puni par les faux dieux; le Malabare craint d'être puni
par sa pagode. Partout où il y a une société
établie, une religion est nécessaire; les lois veillent
sur les crimes connus, et la religion sur les crimes secrets.
Mais lorsqu'une fois les hommes
sont parvenus à embrasser une religion pure et sainte,
la superstition devient non seulement inutile, mais très
dangereuse. On ne doit pas chercher à nourrir de gland
ceux que Dieu daigne nourrir de pain.
La superstition est à
la religion ce que l'astrologie est à l'astronomie, la
fille très folle d'une mère très sage. Ces
deux filles ont longtemps subjugué toute la terre.
Lorsque, dans nos siècles
de barbarie, il y avait à peine deux seigneurs féodaux
qui eussent chez eux un Nouveau Testament, il pouvait être
pardonnable de présenter des fables au vulgaire, c'est-à-dire
à ces seigneurs féodaux, à leurs femmes imbéciles,
et aux brutes leurs vassaux; on leur faisait croire que saint
Christophe avait porté l'enfant Jésus du bord d'une
rivière à l'autre; on les repaissait d'histoires
de sorciers et de possédés; ils imaginaient aisément
que saint Genou guérissait de la goutte, et que sainte
Claire guérissait les yeux malades. Les enfants croyaient
au loup-garou, et les pères au cordon de saint François.
Le nombre des reliques était innombrable.
La rouille de tant de superstitions
a subsisté encore quelque temps chez les peuples, lors
même qu'enfin la religion fut épurée. On sait
que quand M. de Noailles, évêque de Châlons,
fit enlever et jeter au feu la prétendue relique du saint
nombril de Jésus-Christ, toute la ville de Châlons
lui fit un procès; mais il eut autant de courage que de
piété, et il parvint bientôt à faire
croire aux Champenois qu'on pouvait adorer Jésus-Christ
en esprit et en vérité, sans avoir son nombril dans
une église.
Ceux qu'on appelait jansénistes
ne contribuèrent pas peu à déraciner insensiblement
dans l'esprit de la nation la plupart des fausses idées
qui déshonoraient la religion chrétienne. On cessa
de croire qu'il suffisait de réciter l'oraison des trente
jours à la vierge Marie pour obtenir tout ce qu'on voulait
et pour pécher impunément.
Enfin la bourgeoisie a commencé
à soupçonner que ce n'était pas sainte Geneviève
qui donnait ou arrêtait la pluie, mais que c'était
Dieu lui-même qui disposait des éléments.
Les moines ont été étonnés que leurs
saints ne fissent plus de miracles; et si les écrivains
de la Vie de saint François Xavier revenaient au
monde, ils n'oseraient pas écrire que ce saint ressuscita
neuf morts, qu'il se trouva en même temps sur mer et sur
terre, et que son crucifix étant tombé dans la mer,
un cancre vint le lui rapporter.
Il en a été de
même des excommunications. Nos historiens nous disent que
lorsque le roi Robert eut été excommunié
par le pape Grégoire V, pour avoir épousé
la princesse Berthe sa commère, ses domestiques jetaient
par les fenêtres les viandes qu'on avait servies au roi,
et que la reine Berthe accoucha d'une oie en punition de ce mariage
incestueux. On doute aujourd'hui que les maîtres d'hôtel
d'un roi de France excommunié jetassent son dîner
par la fenêtre, et que la reine mît au monde un oison
en pareil cas.
S'il y a quelques convulsionnaires
dans un coin d'un faubourg, c'est une maladie pédiculaire
dont il n'y a que la plus vile populace qui soit attaquée.
Chaque jour la raison pénètre en France, dans les
boutiques des marchands comme dans les hôtels des seigneurs.
Il faut donc cultiver les fruits de cette raison, d'autant plus
qu'il est impossible de les empêcher d'éclore. On
ne peut gouverner la France, après qu'elle a été
éclairée par les Pascal, les Nicole, les Arnauld,
les Bossuet, les Descartes, les Gassendi, les Bayle, les Fontenelle,
etc., comme on la gouvernait du temps des Garasse et des Menot.
Si les maîtres d'erreurs,
je dis les grands maîtres, si longtemps payés et
honorés pour abrutir l'espèce humaine, ordonnaient
aujourd'hui de croire que le grain doit pourrir pour germer; que
la terre est immobile sur ses fondements, qu'elle ne tourne point
autour du soleil; que les marées ne sont pas un effet naturel
de la gravitation, que l'arc-en-ciel n'est pas formé par
la réfraction et la réflexion des rayons de la lumière,
etc., et s'ils se fondaient sur des passages mal entendus de la
sainte Ecriture pour appuyer leurs ordonnances, comment seraient-ils
regardés par tous les hommes instruits? Le terme de bêtes
serait-il trop fort? Et si ces sages maîtres se servaient
de la force et de la persécution pour faire régner
leur ignorance insolente, le terme de bêtes farouches
serait-il déplacé?
Plus les superstitions des moines
sont méprisées, plus les évêques sont
respectés, et les curés considérés;
ils ne font que du bien, et les superstitions monacales ultramontaines
feraient beaucoup de mal. Mais de toutes les superstitions, la
plus dangereuse, n'est-ce pas celle de haïr son prochain
pour ses opinions? Et n'est-il pas évident qu'il serait
encore plus raisonnable d'adorer le saint nombril, le saint prépuce,
le lait et la robe de la vierge Marie, que de détester
et de persécuter son frère?
Moins de dogmes, moins de disputes;
et moins de disputes, moins de malheurs: si cela n'est pas vrai,
j'ai tort.
La religion est instituée
pour nous rendre heureux dans cette vie et dans l'autre. Que faut-il
pour être heureux dans la vie à venir? être
juste.
Pour être heureux dans
celle-ci, autant que le permet la misère de notre nature,
que faut-il? être indulgent.
Ce serait le comble de la folie
de prétendre amener tous les hommes à penser d'une
manière uniforme sur la métaphysique. On pourrait
beaucoup plus aisément subjuguer l'univers entier par les
armes que subjuguer tous les esprits d'une seule ville.
Euclide est venu aisément
à bout de persuader à tous les hommes les vérités
de la géométrie: pourquoi? parce qu'il n'y en a
pas une qui ne soit un corollaire évident de ce petit axiome:
deux et deux font quatre. Il n'en est pas tout à
fait de même dans le mélange de la métaphysique
et de la théologie.
Lorsque l'évêque
Alexandre et le prêtre Arios ou Arius commencèrent
à disputer sur la manière dont le Logos était
une émanation du Père, l'empereur Constantin leur
écrivit d'abord ces paroles rapportées par Eusèbe
et par Socrate: "Vous êtes de grands fous de disputer
sur des choses que vous ne pouvez entendre."
Si les deux partis avaient été
assez sages pour convenir que l'empereur avait raison, le monde
chrétien n'aurait pas été ensanglanté
pendant trois cents années.
Qu'y a-t-il en effet de plus
fou et de plus horrible que de dire aux hommes: "Mes amis,
ce n'est pas assez d'être des sujets fidèles, des
enfants soumis, des pères tendres, des voisins équitables,
de pratiquer toutes les vertus, de cultiver l'amitié, de
fuir l'ingratitude, d'adorer Jésus-Christ en paix: il faut
encore que vous sachiez comment on est engendré de toute
éternité; et si vous ne savez pas distinguer l'omousion
dans l'hypostase, nous vous dénonçons que vous serez
brûlés à jamais; et, en attendant, nous allons
commencer par vous égorger"?
Si on avait présenté
une telle décision à un Archimède, à
un Posidonius, à un Varron, à un Caton, à
un Cicéron, qu'auraient-ils répondu?
Constantin ne persévéra
point dans sa résolution d'imposer silence aux deux partis:
il pouvait faire venir les chefs de l'ergotisme dans son palais;
il pouvait leur demander par quelle autorité ils troublaient
le monde: "Avez-vous les titres de la famille divine? Que
vous importe que le Logos soit fait ou engendré,
pourvu qu'on lui soit fidèle, pourvu qu'on prêche
une bonne morale, et qu'on la pratique si on peut? J'ai commis
bien des fautes dans ma vie, et vous aussi; vous êtes ambitieux,
et moi aussi; l'empire m'a coûté des fourberies et
des cruautés; j'ai assassiné presque tous mes proches;
je m'en repens: je veux expier mes crimes en rendant l'empire
romain tranquille, ne m'empêchez pas de faire le seul bien
qui puisse faire oublier mes anciennes barbaries; aidez-moi à
finir mes jours en paix." Peut-être n'aurait-il rien
gagné sur les disputeurs; peut-être fut-il flatté
de présider à un concile en long habit rouge, la
tête chargée de pierreries.
Voilà pourtant ce qui
ouvrit la porte à tous ces fléaux qui vinrent de
l'Asie inonder l'Occident. Il sortit de chaque verset contesté
une furie armée d'un sophisme et d'un poignard, qui rendit
tous les hommes insensés et cruels. Les Huns, les Hérules,
les Goths et les Vandales, qui survinrent, firent infiniment moins
de mal, et le plus grand qu'ils firent fut de se prêter
enfin eux-mêmes à ces disputes fatales.
Il ne faut pas un grand art,
une éloquence bien recherchée, pour prouver que
des chrétiens doivent se tolérer les uns les autres.
Je vais plus loin: je vous dis qu'il faut regarder tous les hommes
comme nos frères. Quoi! mon frère le Turc? mon frère
le Chinois? le Juif? le Siamois? Oui, sans doute; ne sommes-nous
pas tous enfants du même père, et créatures
du même Dieu?
Mais ces peuples nous méprisent;
mais ils nous traitent d'idolâtres! Hé bien! je leur
dirai qu'ils ont grand tort. Il me semble que je pourrais étonner
au moins l'orgueilleuse opiniâtreté d'un iman ou
d'un talapoin, si je leur parlais à peu près ainsi:
"Ce petit globe, qui n'est
qu'un point, roule dans l'espace, ainsi que tant d'autres globes;
nous sommes perdus dans cette immensité. L'homme, haut
d'environ cinq pieds, est assurément peu de chose dans
la création. Un de ces êtres imperceptibles dit à
quelques-uns de ses voisins, dans l'Arabie ou dans la Cafrerie:
"Ecoutez-moi, car le Dieu de tous ces mondes m'a éclairé:
il y a neuf cents millions de petites fourmis comme nous sur la
terre, mais il n'y a que ma fourmilière qui soit chère
à Dieu; toutes les autres lui sont en horreur de toute
éternité; elle sera seule heureuse, et toutes les
autres seront éternellement infortunées."
Ils m'arrêteraient alors,
et me demanderaient quel est le fou qui a dit cette sottise. Je
serais obligé de leur répondre: "C'est vous-mêmes."
Je tâcherais ensuite de les adoucir; mais cela serait bien
difficile.
Je parlerais maintenant aux chrétiens,
et j'oserais dire, par exemple, à un dominicain inquisiteur
pour la foi: "Mon frère, vous savez que chaque province
d'Italie a son jargon, et qu'on ne parle point à Venise
et à Bergame comme à Florence. L'Académie
de la Crusca a fixé la langue; son dictionnaire est une
règle dont on ne doit pas s'écarter, et la Grammaire
de Buonmattei est un guide infaillible qu'il faut suivre; mais
croyez-vous que le consul de l'Académie, et en son absence
Buonmattei, auraient pu en conscience faire couper la langue à
tous les Vénitiens et à tous les Bergamasques qui
auraient persisté dans leur patois?"
L'inquisiteur me répond:
"Il y a bien de la différence; il s'agit ici du salut
de votre âme: c'est pour votre bien que le directoire de
l'Inquisition ordonne qu'on vous saisisse sur la déposition
d'une seule personne, fût-elle infâme et reprise de
justice; que vous n'ayez point d'avocat pour vous défendre;
que le nom de votre accusateur ne vous soit pas seulement connu;
que l'inquisiteur vous promette grâce, et ensuite vous condamne;
qu'il vous applique à cinq tortures différentes,
et qu'ensuite vous soyez ou fouetté, ou mis aux galères,
ou brûlé en cérémonie (Note
72). Le P. Ivonet, le docteur Cuchalon,
Zanchinus, Campegius, Roias, Felynus, Gomarus, Diabarus, Gemelinus,
y sont formels et cette pieuse pratique ne peut souffrir de contradiction."
Je prendrais la liberté
de lui répondre: "Mon frère, peut-être
avez-vous raison; je suis convaincu du bien que vous voulez me
faire; mais ne pourrais-je pas être sauvé sans tout
cela?"
Il est vrai que ces horreurs
absurdes ne souillent pas tous les jours la face de la terre;
mais elles ont été fréquentes, et on en composerait
aisément un volume beaucoup plus gros que les évangiles
qui les réprouvent. Non seulement il est bien cruel de
persécuter dans cette courte vie ceux qui ne pensent pas
comme nous, mais je ne sais s'il n'est pas bien hardi de prononcer
leur damnation éternelle. Il me semble qu'il n'appartient
guère à des atomes d'un moment, tels que nous sommes,
de prévenir ainsi les arrêts du Créateur.
Je suis bien loin de combattre cette sentence: "Hors de l'Eglise
point de salut"; je la respecte, ainsi que tout ce qu'elle
enseigne, mais, en vérité, connaissons-nous toutes
les voies de Dieu et toute l'étendue de ses miséricordes?
N'est-il pas permis d'espérer en lui autant que de le craindre?
N'est-ce pas assez d'être fidèles à l'Eglise?
Faudra-t-il que chaque particulier usurpe les droits de la Divinité,
et décide avant elle du sort éternel de tous les
hommes?
Quand nous portons le deuil d'un
roi de Suède, ou de Danemark, ou d'Angleterre, ou de Prusse,
disons-nous que nous portons le deuil d'un réprouvé
qui brûle éternellement en enfer? Il y a dans l'Europe
quarante millions d'habitants qui ne sont pas de l'Eglise de Rome,
dirons-nous à chacun d'eux: "Monsieur, attendu que
vous êtes infailliblement damné, je ne veux ni manger,
ni contracter, ni converser avec vous?"
Quel est l'ambassadeur de France
qui, étant présenté à l'audience du
Grand Seigneur, se dira dans le fond de son coeur: Sa Hautesse
sera infailliblement brûlée pendant toute l'éternité,
parce qu'elle est soumise à la circoncision? S'il croyait
réellement que le Grand Seigneur est l'ennemi mortel de
Dieu, et l'objet de sa vengeance, pourrait-il lui parler? devrait-il
être envoyé vers lui? Avec quel homme pourrait-on
commercer, quel devoir de la vie civile pourrait-on jamais remplir,
si en effet on était convaincu de cette idée que
l'on converse avec des réprouvés?
O sectateurs d'un Dieu clément!
si vous aviez un coeur cruel; si, en adorant celui dont toute
la loi consistait en ces paroles: "Aimez Dieu et votre prochain",
vous aviez surchargé cette loi pure et sainte de sophismes
et de disputes incompréhensibles; si vous aviez allumé
la discorde, tantôt pour un mot nouveau, tantôt pour
une seule lettre de l'alphabet; si vous aviez attaché des
peines éternelles à l'omission de quelques paroles,
de quelques cérémonies que d'autres peuples ne pouvaient
connaître, je vous dirais, en répandant des larmes
sur le genre humain: "Transportez-vous avec moi au jour où
tous les hommes seront jugés, et où Dieu rendra
à chacun selon ses oeuvres."
"Je vois tous les morts
des siècles passés et du nôtre comparaître
en sa présence. Etes-vous bien sûrs que notre Créateur
et notre Père dira au sage et vertueux Confucius, au législateur
Solon, à Pythagore, à Zaleucus, à Socrate,
à Platon, aux divins Antonins, au bon Trajan, à
Titus, les délices du genre humain, à Epicitète,
à tant d'autres hommes, les modèles des hommes:
Allez, monstres, allez subir des châtiments infinis en intensité
et en durée; que votre supplice soit éternel comme
moi! Et vous, mes bien-aimés, Jean Châtel, Ravaillac,
Damiens, Cartouche, etc., qui êtes morts avec les formules
prescrites, partagez à jamais à ma droite mon empire
et ma félicité."
Vous reculez d'horreur à
ces paroles; et, après qu'elles me sont échappées,
je n'ai plus rien à vous dire.
Ce n'est donc plus aux hommes que je m'adresse; c'est à toi, Dieu de tous les êtres, de tous les mondes et de tous les temps: s'il est permis à de faibles créatures perdues dans l'immensité, et imperceptibles au reste de l'univers, d'oser te demander quelque chose, à toi qui as tout donné, à toi dont les décrets sont immuables comme éternels, daigne regarder en pitié les erreurs attachées à notre nature; que ces erreurs ne fassent point nos calamités. Tu ne nous as point donné un coeur pour nous haïr, et des mains pour nous égorger; fais que nous nous aidions mutuellement à supporter le fardeau d'une vie pénible et passagère; que les petites différences entre les vêtements qui couvrent nos débiles corps, entre tous nos langages insuffisants, entre tous nos usages ridicules, entre toutes nos lois imparfaites, entre toutes nos opinions insensées, entre toutes nos conditions si disproportionnées à nos yeux, et si égales devant toi; que toutes ces petites nuances qui distinguent les atomes appelés hommes ne soient pas des signaux de haine et de persécution; que ceux qui allument des cierges en plein midi pour te célébrer supportent ceux qui se contentent de la lumière de ton soleil; que ceux qui couvrent leur robe d'une toile blanche pour dire qu'il faut t'aimer ne détestent pas ceux qui disent la même chose sous un manteau de laine noire; qu'il soit égal de t'adorer dans un jargon formé d'une ancienne langue, ou dans un jargon plus nouveau; que ceux dont l'habit est teint en rouge ou en violet, qui dominent sur une petite parcelle d'un petit tas de la boue de ce monde, et qui possèdent quelques fragments arrondis d'un certain métal, jouissent sans orgueil de ce qu'ils appellent grandeur et richesse, et que les autres les voient sans envie: car tu sais qu'il n'y a dans ces vanités ni de quoi envier, ni de quoi s'enorgueillir.
Puissent tous les hommes se souvenir
qu'ils sont frères! Qu'ils aient en horreur la tyrannie
exercée sur les âmes, comme ils ont en exécration
le brigandage qui ravit par la force le fruit du travail et de
l'industrie paisible. Si les fléaux de la guerre sont inévitables,
ne nous haïssons pas, ne nous déchirons pas les uns
les autres dans le sein de la paix, et employons l'instant de
notre existence à bénir également en mille
langages divers, depuis Siam jusqu'à la Californie, ta
bonté qui nous a donné cet instant.
Tandis qu'on travaillait à
cet ouvrage, dans l'unique dessein de rendre les hommes plus compatissants
et plus doux, un autre homme écrivait dans un dessein tout
contraire: car chacun a son opinion. Cet homme faisait imprimer
un petit code de persécution, intitulé l'Accord
de la religion et de l'humanité (c'est une faute de
l'imprimeur: lisez de l'inhumanité).
L'auteur de ce saint libelle
s'appuie sur saint Augustin, qui, après avoir prêché
la douceur, prêcha enfin la persécution, attendu
qu'il était alors le plus fort, et qu'il changeait souvent
d'avis. Il cite aussi l'évêque de Meaux, Bossuet,
qui persécuta le célèbre Fénelon,
archevêque de Cambrai, coupable d'avoir imprimé que
Dieu vaut bien la peine qu'on l'aime pour lui-même.
Bossuet était éloquent,
je l'avoue; l'évêque d'Hippone, quelquefois inconséquent,
était plus disert que ne sont les autres Africains, je
l'avoue encore; mais je prendrai la liberté de dire à
l'auteur de ce saint libelle, avec Armande, dans Les Femmes
savantes:
Quand sur une personne on prétend se régler,
C'est par les beaux côtés qu'il lui faut ressembler.
(Acte
I, scène 1)
Je dirai à l'évêque
d'Hippone: Monseigneur, vous avez changé d'avis, permettez-moi
de m'en tenir à votre première opinion; en vérité,
je la crois meilleure.
Je dirai à l'évêque
de Meaux: Monseigneur, vous êtes un grand homme: je vous
trouve aussi savant, pour le moins, que saint Augustin, et beaucoup
plus éloquent; mais pourquoi tant tourmenter votre confrère,
qui était aussi éloquent que vous dans un autre
genre, et qui était plus aimable?
L'auteur du saint libelle sur
l'inhumanité n'est ni un Bossuet ni un Augustin; il me
parait tout propre à faire un excellent inquisiteur: je
voudrais qu'il fût à Goa à la tête de
ce beau tribunal. Il est, de plus, homme d'Etat, et il étale
de grands principes de politique. "S'il y a chez vous, dit-il,
beaucoup d'hétérodoxes, ménagez-les, persuadez-les;
s'il n'y en a qu'un petit nombre, mettez en usage la potence et
les galères, et vous vous en trouverez fort bien";
c'est ce qu'il conseille, à la page 89 et 90.
Dieu merci, je suis bon catholique,
je n'ai point à craindre ce que les huguenots appellent
le martyre; mais si cet homme est jamais premier ministre,
comme il paraît s'en flatter dans son libelle, je l'avertis
que je pars pour l'Angleterre le jour qu'il aura ses lettres patentes.
En attendant, je ne puis que
remercier la Providence de ce qu'elle permet que les gens de son
espèce soient toujours de mauvais raisonneurs. Il va jusqu'à
citer Bayle parmi les partisans de l'intolérance: cela
est sensé et adroit; et de ce que Bayle accorde qu'il faut
punir les factieux et les fripons, notre homme en conclut qu'il
faut persécuter à feu et à sang les gens
de bonne foi qui sont paisibles.
Presque tout son livre est une
imitation de l'Apologie de la Saint-Barthélémy.
C'est cet apologiste ou son écho. Dans l'un ou dans l'autre
cas, il faut espérer que ni le maître ni le disciple
ne gouverneront l'Etat.
Mais s'il arrive qu'ils en soient
les maîtres, je leur présente de loin cette requête,
au sujet de deux lignes de la page 93 du saint libelle:
"Faut-il sacrifier au bonheur
du vingtième de la nation le bonheur de la nation entière?"
Supposé qu'en effet il
y ait vingt catholiques romains en France contre un huguenot,
je ne prétends point que le huguenot mange les vingt catholiques;
mais aussi pourquoi ces vingt catholiques mangeraient-ils ce huguenot,
et pourquoi empêcher ce huguenot de se marier? N'y a-t-il
pas des évêques, des abbés, des moines, qui
ont des terres en Dauphiné, dans le Gévaudan, devers
Agde, devers Carcassonne? Ces évêques, ces abbés,
ces moines, n'ont-ils pas des fermiers qui ont le malheur de ne
pas croire à la transsubstantiation? N'est-il pas de l'intérêt
des évêques, des abbés, des moines et du public,
que ces fermiers aient de nombreuses familles? N'y aura-t-il que
ceux qui communieront sous une seule espèce à qui
il sera permis de faire des enfants? En vérité cela
n'est ni juste ni honnête.
"La révocation de
l'édit de Nantes n'a point autant produit d'inconvénients
qu'on lui en attribue", dit l'auteur.
Si en effet on lui en attribue
plus qu'elle n'en a produit, on exagère, et le tort de
presque tous les historiens est d'exagérer; mais c'est
aussi le tort de tous les controversistes de réduire à
rien le mal qu'on leur reproche. N'en croyons ni les docteurs
de Paris ni les prédicateurs d'Amsterdam.
Prenons pour juge M. le comte
d'Avaux, ambassadeur en Hollande depuis 1685 jusqu'en 1688. Il
dit, page, 181, tome V, qu'un seul homme avait offert de découvrir
plus de vingt millions que les persécutés faisaient
sortir de France. Louis XIV répond à M. d'Avaux:
"Les avis que je reçois tous les jours d'un nombre
infini de conversions ne me laissent plus douter que les plus
opiniâtres ne suivent l'exemple des autres."
On voit, par cette lettre de
Louis XIV, qu'il était de très bonne foi sur l'étendue
de son pouvoir. On lui disait tous les matins: Sire, vous êtes
le plus grand roi de l'univers; tout l'univers fera gloire de
penser comme vous dès que vous aurez parlé. Pellisson,
qui s'était enrichi dans la place de premier commis des
finances; Pellisson, qui avait été trois ans à
la Bastille comme complice de Fouquet; Pellisson, qui de calviniste
était devenu diacre et bénéficier, qui faisait
imprimer des prières pour la messe et des bouquets à
Iris, qui avait obtenu la place des économats et de convertisseur;
Pellisson, dis-je, apportait tous les trois mois une grande liste
d'abjurations à sept ou huit écus la pièce,
et faisait accroire à son roi que, quand il voudrait, il
convertirait tous les Turcs au même prix. On se relayait
pour le tromper; pouvait-il résister à la séduction?
Cependant le même M. d'Avaux
mande au roi qu'un nommé Vincent maintient plus de cinq
cents ouvriers auprès d'Angoulême, et que sa sortie
causera du préjudice: tome V, page..
Le même M. d'Avaux parle
de deux régiments que le prince d'Orange fait déjà
lever par les officiers français réfugiés;
il parle de matelots qui désertèrent de trois vaisseaux
pour servir sur ceux du prince d'Orange. Outre ces deux régiments,
le prince d'Orange forme encore une compagnie de cadets réfugiés,
commandés par deux capitaines, page 240. Cet ambassadeur
écrit encore, le 9 mai 1686, à M. de Seignelai,
"qu'il ne peut lui dissimuler la peine qu'il a de voir les
manufactures de France s'établir en Hollande, d'où
elles ne sortiront jamais".
Joignez à tous ces témoignages
ceux de tous les intendants du royaume en 1699, et jugez si la
révocation de l'édit de Nantes n'a pas produit plus
de mal que de bien, malgré l'opinion du respectable auteur
de l'Accord de la religion et de l'inhumanité.
Un maréchal de France
connu par son esprit supérieur disait, il y a quelques
années: "Je ne sais pas si la dragonnade a été
nécessaire; mais il est nécessaire de n'en plus
faire."
J'avoue que j'ai cru aller un
peu trop loin, quand j'ai rendu publique la lettre du correspondant
du P. Le Tellier, dans laquelle ce congréganiste propose
des tonneaux de poudre. Je me disais à moi-même:
On ne m'en croira pas, on regardera cette lettre comme une pièce
supposée. Mes scrupules heureusement ont été
levés quand j'ai lu dans l'Accord de la religion et
de l'inhumanité, page 149, ces douces paroles:
"L'extinction totale des
protestants en France n'affaiblirait pas plus la France qu'une
saignée n'affaiblit un malade bien constitué."
Ce chrétien compatissant,
qui a dit tout à l'heure que les protestants composent
le vingtième de la nation, veut donc qu'on répande
le sang de cette vingtième partie, et ne regarde cette
opération que comme une saignée d'une palette! Dieu
nous préserve avec lui des trois vingtièmes!
Si donc cet honnête homme
propose de tuer le vingtième de la nation, pourquoi l'ami
du P. Le Tellier n'aurait-il pas proposé de faire sauter
en l'air, d'égorger et d'empoisonner le tiers? Il est donc
très vraisemblable que la lettre au P. Le Tellier a été
réellement écrite.
Le saint auteur finit enfin par
conclure que l'intolérance est une chose excellente, "parce
qu'elle n'a pas été, dit-il, condamnée expressément
par Jésus-Christ". Mais Jésus-Christ n'a pas
condamné non plus ceux qui mettraient le feu aux quatre
coins de Paris; est-ce une raison pour canoniser les incendiaires?
Ainsi donc, quand la nature fait
entendre d'un côté sa voix douce et bienfaisante,
le fanatisme, cet ennemi de la nature, pousse des hurlements;
et lorsque la paix se présente aux hommes, l'intolérance
forge ses armes. O vous, arbitre des nations, qui avez donné
la paix à l'Europe, décidez entre l'esprit pacifique
et l'esprit meurtrier!
Nous apprenons que le 7 mars
1763, tout le conseil d'Etat assemblé à Versailles,
les ministres d'Etat y assistant, le chancelier y présidant,
M. de Crosne, maître des requêtes, rapporta l'affaire
des Calas avec l'impartialité d'un juge, l'exactitude d'un
homme parfaitement instruit, l'éloquence simple et vraie
d'un orateur homme d'Etat, la seule qui convienne dans une telle
assemblée. Une foule prodigieuse de personnes de tout rang
attendait dans la galerie du château la décision
du conseil. On annonça bientôt au roi que toutes
les voix, sans en excepter une, avaient ordonné que le
parlement de Toulouse enverrait au conseil les pièces du
procès, et les motifs de son arrêt qui avait fait
expirer Jean Calas sur la roue. Sa Majesté approuva le
jugement du conseil.
Il y a donc de l'humanité
et de la justice chez les hommes, et principalement dans le conseil
d'un roi aimé et digne de l'être. L'affaire d'une
malheureuse famille de citoyens obscurs a occupé Sa Majesté,
ses ministres, le chancelier et tout le conseil, et a été
discutée avec un examen aussi réfléchi que
les plus grands objets de la guerre et de la paix peuvent l'être.
L'amour de l'équité, l'intérêt du genre
humain, ont conduit tous les juges. Grâces en soient rendues
à ce Dieu de clémence, qui seul inspire l'équité
et toutes les vertus!
Nous attestons que nous n'avons
jamais connu ni cet infortuné Calas que les huit juges
de Toulouse firent périr sur les indices les plus faibles,
contre les ordonnances de nos rois, et contre les lois de toutes
les nations; ni son fils Marc-Antoine, dont la mort étrange
a jeté ces huit juges dans l'erreur; ni la mère,
aussi respectable que malheureuse; ni ses innocentes filles, qui
sont venues avec elle de deux cents lieues mettre leur désastre
et leur vertu au pied du trône.
Ce Dieu sait que nous n'avons
été animés que d'un esprit de justice, de
vérité, et de paix, quand nous avons écrit
ce que nous pensons de la tolérance, à l'occasion
de Jean Calas, que l'esprit d'intolérance a fait mourir.
Nous n'avons pas cru offenser
les huit juges de Toulouse en disant qu'ils se sont trompés,
ainsi que tout le conseil l'a présumé: au contraire,
nous leur avons ouvert une voie de se justifier devant l'Europe
entière. Cette voie est d'avouer que des indices équivoques
et les cris d'une multitude insensée ont surpris leur justice;
de demander pardon à la veuve, et de réparer, autant
qu'il est en eux, la ruine entière d'une famille innocente,
en se joignant à ceux qui la secourent dans son affliction.
Ils ont fait mourir le père injustement: c'est à
eux de tenir lieu de père aux enfants, supposé que
ces orphelins veuillent bien recevoir d'eux une faible marque
d'un très juste repentir. Il sera beau aux juges de l'offrir,
et à la famille de la refuser.
C'est surtout au sieur David,
capitoul de Toulouse, s'il a été le premier persécuteur
de l'innocence, à donner l'exemple des remords. Il insulta
un père de famille mourant sur l'échafaud. Cette
cruauté est bien inouïe; mais puisque Dieu pardonne,
les hommes doivent aussi pardonner à qui répare
ses injustices.
On m'a écrit du Languedoc
cette lettre du 20 février 1763.
"Votre ouvrage sur la tolérance
me paraît plein d'humanité et de vérité;
mais je crains qu'il ne fasse plus de mal que de bien à
la famille des Calas. Il peut ulcérer les huit juges qui
ont opiné à la roue; ils demanderont au parlement
qu'on brûle votre livre, et les fanatiques (car il y en
a toujours) répondront par des cris de fureur à
la voix de la raison, etc."
...............................................................................................................
Voici ma réponse:
"Les huit juges de Toulouse
peuvent faire brûler mon livre, s'il est bon; il n'y a rien
de plus aisé: on a bien brûlé les Lettres
provinciales, qui valaient sans doute beaucoup mieux; chacun
peut brûler chez lui les livres et papiers qui lui déplaisent.
"Mon ouvrage ne peut faire
ni bien ni mal aux Calas, que je ne connais point. Le conseil
du roi, impartial et ferme, juge suivant les lois, suivant l'équité,
sur les pièces, sur les procédures, et non sur un
écrit qui n'est point juridique, et dont le fond est absolument
étranger à l'affaire qu'il juge.
"On aurait beau imprimer
des in-folio pour ou contre les huit juges de Toulouse, et pour
ou contre la tolérance, ni le conseil, ni aucun tribunal
ne regardera ces livres comme des pièces du procès.
"Cet écrit sur la
tolérance est une requête que l'humanité présente
très humblement au pouvoir et à la prudence. Je
sème un grain qui pourra un jour produire une moisson.
Attendons tout du temps, de la bonté du roi, de la sagesse
de ses ministres, et de l'esprit de raison qui commence à
répandre partout sa lumière.
"La nature dit à tous les hommes: Je vous ai tous fait naître faibles et ignorants, pour végéter quelques minutes sur la terre, et pour l'engraisser de vos cadavres. Puisque vous êtes faibles, secourez-vous; puisque vous êtes ignorants, éclairez-vous et supportez-vous. Quand vous seriez tous du même avis, ce qui certainement n'arrivera jamais, quand il n'y aurait qu'un seul homme d'un avis contraire, vous devriez lui pardonner: car c'est moi qui le fais penser comme il pense. Je vous ai donné des bras pour cultiver la terre, et une petite lueur de raison pour vous conduire; j'ai mis dans vos coeurs un germe de
compassion pour vous aider les uns les autres à supporter
la vie. N'étouffez pas ce germe, ne le corrompez pas, apprenez
qu'il est divin, et ne substituez pas les misérables fureurs
de l'école à la voix de la nature.
"C'est moi seule qui vous
unis encore malgré vous par vos besoins mutuels, au milieu
même de vos guerres cruelles si légèrement
entreprises, théâtre éternel des fautes, des
hasards, et des malheurs. C'est moi seule qui, dans une nation,
arrête les suites funestes de la division interminable entre
la noblesse et la magistrature, entre ces deux corps et celui
du clergé, entre le bourgeois même et le cultivateur.
Ils ignorent tous les bornes de leurs droits; mais ils écoutent
tous malgré eux, à la longue, ma voix qui parle
à leur coeur. Moi seule je conserve l'équité
dans les tribunaux, où tout serait livré sans moi
à l'indécision et aux caprices, au milieu d'un amas
confus de lois faites souvent au hasard et pour un besoin passager,
différentes entre elles de province en province, de ville
en ville, et presque toujours contradictoires entre elles dans
le même lieu. Seule je peux inspirer la justice, quand les
lois n'inspirent que la chicane. Celui qui m'écoute juge
toujours bien; et celui qui ne cherche qu'à concilier des
opinions qui se contredisent est celui qui s'égare.
"Il y a un édifice
immense dont j'ai posé le fondement de mes mains: il était
solide et simple, tous les hommes pouvaient y entrer en sûreté;
ils ont voulu y ajouter les ornements les plus bizarres, les plus
grossiers, et les plus inutiles; le bâtiment tombe en ruine
de tous les côtés; les hommes en prennent les pierres,
et se les jettent à la tête; je leur crie: Arrêtez,
écartez ces décombres funestes qui sont votre ouvrage,
et demeurez avec moi en paix dans l'édifice inébranlable
qui est le mien."
Depuis le 7 mars 1763 jusqu'au
jugement définitif, il se passa encore deux années:
tant il est facile au fanatisme d'arracher la vie à l'innocence,
et difficile à la raison de lui faire rendre justice. Il
fallut essuyer des longueurs inévitables, nécessairement
attachées aux formalités. Moins ces formalités
avaient été observées dans la condamnation
de Calas, plus elles devaient l'être rigoureusement par
le conseil d'Etat. Une année entière ne suffit pas
pour forcer le parlement de Toulouse à faire parvenir au
conseil toute la procédure, pour en faire l'examen, pour
le rapporter. M. de Crosne fut encore chargé de ce travail
pénible. Une assemblée de prés de quatre-vingts
juges cassa l'arrêt de Toulouse, et ordonna la révision
entière du procès.
D'autres affaires importantes
occupaient alors presque tous les tribunaux du royaume. On chassait
les jésuites; on abolissait leur société
en France: ils avaient été intolérants et
persécuteurs; ils furent persécutés à
leur tour.
L'extravagance des billets de
confession, dont on les crut les auteurs secrets, et dont ils
étaient publiquement les partisans, avait déjà
ranimé contre eux la haine de la nation. Une banqueroute
immense d'un de leurs missionnaires, banqueroute que l'on crut
en partie frauduleuse, acheva de les perdre. Ces seuls mots de
missionnaires et de banqueroutiers, si peu faits
pour être joints ensemble, portèrent dans tous les
esprits l'arrêt de leur condamnation. Enfin les ruines de
Port-Royal et les ossements de tant d'hommes célèbres
insultés par eux dans leurs sépultures, et exhumés
au commencement du siècle par des ordres que les jésuites
seuls avaient dictés, s'élevèrent tous contre
leur crédit expirant. On peut voir l'histoire de leur proscription
dans l'excellent livre intitulé Sur la Destruction des
jésuites en France, ouvrage impartial, parce qu'il
est d'un philosophe, écrit avec la finesse et l'éloquence
de Pascal, et surtout avec une supériorité de lumières
qui n'est pas offusquée, comme dans Pascal, par des préjugés
qui ont quelquefois séduit de grands hommes.
Cette grande affaire, dans laquelle
quelques partisans des jésuites disaient que la religion
était outragée, et où le plus grand nombre
la croyait vengée, fit pendant plusieurs mois perdre de
vue au public le procès des Calas; mais le roi ayant attribué
au tribunal qu'on appelle les requêtes de l'hôtel
le jugement définitif, le même public, qui aime à
passer d'une scène à l'autre, oublia les jésuites,
et les Calas saisirent toute son attention.
La chambre des requêtes
de l'hôtel est une cour souveraine composée de maîtres
des requêtes, pour juger les procès entre les officiers
de la cour et les causes que le roi leur renvoie. On ne pouvait
choisir un tribunal plus instruit de l'affaire: c'étaient
précisément les mêmes magistrats qui avaient
jugé deux fois les préliminaires de la révision,
et qui étaient parfaitement instruits du fond et de la
forme. La veuve de Jean Calas, son fils, et le sieur de Lavaisse,
se remirent en prison: on fit venir du fond du Languedoc cette
vieille servante catholique qui n'avait pas quitté un moment
ses maîtres et sa maîtresse, dans le temps qu'on supposait,
contre toute vraisemblance, qu'ils étranglaient leur fils
et leur frère. On délibéra enfin sur les
mêmes pièces qui avaient servi à condamner
Jean Calas à la roue, et son fils Pierre au bannissement.
Ce fut alors que parut un nouveau
mémoire de l'éloquent M. de Beaumont, et un autre
du jeune M. de Lavaisse, si injustement impliqué dans cette
procédure criminelle par les juges de Toulouse, qui, pour
comble de contradiction, ne l'avaient pas déclaré
absous. Ce jeune homme fit lui-même un factum qui fut jugé
digne par tout le monde de paraître à côté
de celui de M. de Beaumont. Il avait le double avantage de parler
pour lui-même et pour une famille dont il avait partagé
les fers. Il n'avait tenu qu'à lui de briser les siens
et de sortir des prisons de Toulouse, s'il avait voulu seulement
dire qu'il avait quitté un moment les Calas dans le temps
qu'on prétendait que le père et la mère avaient
assassiné leur fils. On l'avait menacé du supplice;
la question et la mort avaient été présentées
à ses yeux; un mot lui aurait pu rendre sa liberté:
il aima mieux s'exposer au supplice que de prononcer ce mot, qui
aurait été un mensonge. Il exposa tout ce i détail
dans son factum, avec une candeur si noble, si simple, si éloignée
de toute ostentation, qu'il toucha tous ceux qu'il ne voulait
que convaincre, et qu'il se fit admirer sans prétendre
à la réputation.
Son père, fameux avocat,
n'eut aucune part à cet ouvrage: il se vit tout d'un coup
égalé par son fils, qui n'avait jamais suivi le
barreau.
Cependant les personnes de la
plus grande considération venaient en foule dans la prison
de Mme Calas, où ses filles s'étaient renfermées
avec elle. On s'y attendrissait jusqu'aux larmes. L'humanité,
la générosité, leur prodiguaient des secours.
Ce qu'on appelle la charité ne leur en donnait aucun.
La charité, qui d'ailleurs est si souvent mesquine et insultante,
est le partage des dévots, et les dévots tenaient
encore contre les Calas.
Le jour arriva (9 mars 1765)
où l'innocence triompha pleinement. M. de Baquencourt ayant
rapporté toute la procédure, et ayant instruit l'affaire
jusque dans les moindres circonstances, tous les juges, d'une
voix unanime, déclarèrent la famille innocente,
tortionnairement et abusivement jugée par le parlement
de Toulouse. Ils réhabilitèrent la mémoire
du père. Ils permirent à la famille de se pourvoir
devant qui il appartiendrait pour prendre ses juges à partie,
et pour obtenir les dépens, dommages et intérêts
que les magistrats toulousains auraient dû offrir d'eux-mêmes.
Ce fut dans Paris une joie universelle:
on s'attroupait dans les places publiques, dans les promenades;
on accourait pour voir cette famille si malheureuse et si bien
justifiée; on battait des mains en voyant passer les juges,
on les comblait de bénédictions. Ce qui rendait
encore ce spectacle plus touchant, c'est que ce jour, neuvième
mars, était le jour même où Calas avait péri
par le plus cruel supplice (trois ans auparavant).
Messieurs les maîtres des
requêtes avaient rendu à la famille Calas une justice
complète, et en cela ils n'avaient fait que leur devoir.
Il est un autre devoir, celui de la bienfaisance, plus rarement
rempli par les tribunaux, qui semblent se croire faits pour être
seulement équitables. Les maîtres des requêtes
arrêtèrent qu'ils écriraient en corps à
Sa Majesté pour la supplier de réparer par ses dons
la ruine de la famille. La lettre fut écrite. Le roi y
répondit en faisant délivrer trente-six mille livres
à la mère et aux enfants; et de ces trente-six mille
livres, il y en eut trois mille pour cette servante vertueuse
qui avait constamment défendu la vérité en
défendant ses maîtres.
Le roi, par cette bonté, mérita, comme par tant d'autres actions, le surnom que l'amour de la nation lui a donné. Puisse cet exemple servir à inspirer aux hommes la tolérance, sans laquelle le fanatisme désolerait la terre, ou du moins l'attristerait toujours! Nous savons qu'il ne s'agit ici que d'une seule famille, et que la rage des sectes en a fait périr des milliers; mais aujourd'hui qu'une ombre de paix laisse reposer toutes les sociétés chrétiennes, après des siècles de carnage, c'est dans ce temps de tranquillité que le malheur des Calas doit faire une plus grande impression, à peu prés comme le tonnerre qui tombe dans la sérénité d'un beau jour. Ces cas sont rares, mais ils arrivent, et ils sont l'effet de cette sombre superstition qui porte les âmes faibles à imputer des crimes à quiconque ne pense pas comme elles.
Note
1 12 octobre 1761.
Note
2 On ne lui trouva, après le transport du cadavre
à l'hôtel de ville, qu'une petite égratignure
au bout du nez, et une petite tache sur la poitrine, causée
par quelque inadvertance dans le transport du corps.
Note 3 Je ne connais que deux exemples de pères accusés dans l'histoire d'avoir assassiné leurs fils pour la religion:
Le premier est du père de sainte Barbara, que nous nommons sainte Barbe. Il avait commandé deux fenêtres dans sa salle de bains; Barbe, en son absence, en fit une troisième en l'honneur de la sainte Trinité; elle fit, du bout du doigt, le signe de la croix sur des colonnes de marbre, et ce signe se grava profondément dans les colonnes. Son père, en colère, courut après elle l'épée à la main; mais elle s'enfuit à travers une montagne qui s'ouvrit pour elle. Le père fit le tour de la montagne, et rattrapa sa fille; on la fouetta toute nue, mais Dieu la couvrit d'un nuage blanc; enfin son père lui trancha la tête. Voilà ce que rapporte la Fleur des saints.
Le second exemple est le prince
Herménégilde. Il se révolta contre le roi
son père, lui donna bataille en 584, fut vaincu et tué
par un officier: on en a fait un martyr, parce que son père
était arien.
Note
4 Un jacobin vint dans mon cachot, et me menaça
du même genre de mort si je n'abjurais pas: c'est ce que
j'atteste devant Dieu. 23 juillet 1762. PIERRE CALAS.
Note
5 On les a contrefaits dans plusieurs villes, et la dame
Calas a perdu le fruit de cette générosité.
Note
6 Dévot vient du mot latin devotus.
Les devoti de l'ancienne Rome étaient ceux qui se
dévouaient pour le salut de la république: c'étaient
les Curtius, les Decius.
Note
7 Ils renouvelaient le sentiment de Bérenger sur
l'Eucharistie; ils niaient qu'un corps pût être en
cent mille endroits différents, même par la toute-puissance
divine; ils niaient que les attributs pussent subsister sans sujet;
ils croyaient qu'il était absolument impossible que ce
qui est pain et vin aux yeux, au goût, à l'estomac,
fût anéanti dans le moment même qu'il existe;
ils soutenaient toutes ces erreurs, condamnées autrefois
dans Bérenger. Ils se fondaient sur plusieurs passages
des premiers Pères de l'Eglise, et surtout de saint Justin,
qui dit expressément dans son dialogue contre Tryphon:
"L'oblation de la fine farine... est la figure de l'eucharistie
que Jésus-Christ nous ordonne de faire en mémoire
de sa Passion."
(Page 119, Edit. Londinensis,
1719, in-8°.)
Ils appelaient tout ce qu'on avait dit dans les premiers siècles contre le culte des reliques; ils citaient ces paroles de Vigilantius: "Est-il nécessaire que vous respectiez ou même que vous adoriez une vile poussière? Les âmes des martyrs animent-elles encore leurs cendres? Les coutumes des idolâtres se sont introduites dans l'Eglise: on commence à allumer des flambeaux en plein midi. Nous pouvons pendant notre vie prier les uns pour les autres; mais après la mort, à quoi servent ces prières?"
Mais ils ne disaient pas combien
saint Jérôme s'était élevé contre
ces paroles de Vigilantius. Enfin ils voulaient tout rappeler
aux temps apostoliques, et ne voulaient pas convenir que, l'Eglise
s'étant étendue et fortifiée, il avait fallu
nécessairement étendre et fortifier sa discipline:
ils condamnaient les richesses, qui semblaient pourtant nécessaires
pour soutenir la majesté du culte.
Note 8 Le véridique et respectable président de Thou parle ainsi de ces hommes si innocents et si infortunés: "Homines esse qui trecentis circiter abhinc annis asperum et incultum solum vectigale a dominis acceperint, quod improbo labore et assiduo cultu frugum ferax et aptum pecori reddiderint; patientissimos eos laboris et inediae, a litibus abhorrentes, erga egenos munificos, tributa principi et sua jura dominis sedulo et summa fide pendere; Dei cultum assiduis precibus et morum innocentia prae se ferre, caeterum raro divorum templa adire, nisi si quando ad vicina suis finibus oppida mercandi aut negotiorum causa divertant; quo si quandoque pedem inferant, non Dei divorumque statuis advolvi, nec oereos eis aut donoria ulla ponere; non sacerdotes ab eis rogari ut pro se aut propinquorum manibus rem divinam faciant: non cruce frontem insignire uti aliorum moris est; cum coelum intonat, non se lustrali aqua aspergere, sed sublatis in coelum oculis Dei opem implorare; non religionis ergo peregre proficisci, non per vias ante crucium simulacra caput aperire; sacra alio ritu et populari lingua celebrare; non denique pontifici aut episcopis honorem deferre, sed quosdam e suo numero delectos pro antistitibus et doctoribus habere. Haec uti ad Franciscum relata VI id. feb., anni, etc." (THUANI, Hist., lib. VI.)
Mme de Cental, à qui appartenait
une partie des terres ravagées, et sur lesquelles on ne
voyait que les cadavres de ses habitants, demanda justice au roi
Henri II, qui la renvoya au parlement de Paris. L'avocat général
de Provence, nommé Guérin, principal auteur des
massacres, fut seul condamné à perdre la tête.
De Thou dit qu'il porta seul la peine des autres coupables, quod
aulicorum favore destitueretur, parce qu'il n'avait pas d'amis
à la cour.
Note
9 François Gomar était un théologien
protestant; il soutint, contre Arminius son collègue, que
Dieu a destiné de toute éternité la plus
grande partie des hommes à être brûlés
éternellement: ce dogme infernal fut soutenu, comme il
devait l'être, par la persécution. Le grand pensionnaire
Barneveldt, qui était du parti contraire à Gomar,
eut la tête tranchée à l'âge de soixante-douze
ans, le 13 mai 1619, "pour avoir contristé au possible
l'Eglise de Dieu".
Note
10 Un déclamateur, dans l'apologie de la révocation
de l'édit de Nantes, dit en parlant de l'Angleterre: "Une
fausse religion devait produire nécessairement de tels
fruits; il en restait un à mûrir, ces insulaires
le recueillent, c'est le mépris des nations." Il faut
avouer que l'auteur prend bien mal son temps pour dire que les
Anglais sont méprisables et méprisés de toute
la terre. Ce n'est pas, ce me semble, lorsqu'une nation signale
sa bravoure et sa générosité, lorsqu'elle
est victorieuse dans les quatre parties du monde, qu'on est bien
reçu à dire qu'elle est méprisable et méprisée.
C'est dans un, chapitre sur l'intolérance qu'on trouve
ce singulier passage; ceux qui prêchent l'intolérance
méritent d'écrire ainsi. Cet abominable livre, qui
semble fait par le fou de Verberie, est d'un homme sans mission:
car quel pasteur écrirait ainsi? La fureur est poussée
dans ce livre jusqu'à justifier la Saint-Barthélémy.
On croirait qu'un tel ouvrage, rempli de si affreux paradoxes,
devrait être entre les mains de tout le monde, au moins
par sa singularité; cependant à peine est-il connu.
Note
11 Voyez Rycaut.
Note
12 Voyez Kempfer et toutes les relations du Japon.
Note 13 M. de La Bourdonnaie, intendant de Rouen, dit que la manufacture de chapeaux est tombée à Caudebec et à Neuchâtel par la fuite des réfugiés. M. Foucaut, intendant de Caen, dit que le commerce est tombé de moitié dans la généralité. M. de Maupeou, intendant de Poitiers, dit que la manufacture de droguet est anéantie. M. de Bezons, intendant de Bordeaux, se plaint que le commerce de Clérac et de Nérac ne subsiste presque plus. M. de Miroménil, intendant de Touraine, dit que le commerce de Tours est diminué de dix millions par année; et tout cela, par la persécution. (Voyez les Mémoires des intendants, en 1698.) Comptez surtout le nombre des officiers de terre et de mer, et des matelots, qui ont été obligés d'aller servir contre la France, et souvent avec un funeste avantage, et voyez si l'intolérance n'a pas causé quelque mal à l'Etat.
On n'a pas ici la témérité
de proposer des vues à des ministres dont on connaît
le génie et les grands sentiments, et dont le coeur est
aussi noble que la naissance: ils verront assez que le rétablissement
de la marine demande quelque indulgence pour les habitants de
nos côtes.
Note
14 Chapitres XXI et XXIV.
Note
15 Actes, chapitre XXV, v. 16.
Note
16 Actes, chapitre XXVI v. 24.
Note
17 Quoique les Juifs n'eussent pas le droit du glaive
depuis qu'Archélaüs avait été relégué
chez les Allobroges, et que la Judée était gouvernée
en province de l'empire, cependant les Romains fermaient souvent
les yeux quand les Juifs exerçaient le jugement du zèle,
c'est-à-dire quand, dans une émeute subite, ils
lapidaient par zèle celui qu'ils croyaient avoir blasphémé.
Note
18 Ulpianus, Digest., lib. I, tit. II. "Eis
qui judaicam superstitionem sequuntur honores adipisci permiserunt,
etc."
Note 19 Tacite dit (Annales, XV, 44): "Quos per flagitia invisos vulgus christianos appellabat."
Il était bien difficile que le nom de chrétien fût déjà connu à Rome: Tacite écrivait sous Vespasien et sous Domitien; il parlait des chrétiens comme on en parlait de son temps. J'oserais dire que ces mots odio humani generis convicti pourraient bien signifier, dans le style de Tacite, convaincus d'être haïs du genre humain, autant que convaincus de haïr le genre humain.
En effet, que faisaient à Rome ces premiers missionnaires? Ils tâchaient de gagner quelques âmes, ils leur enseignaient la morale la plus pure; ils ne s'élevaient contre aucune puissance; l'humilité de leur coeur était extrême comme celle de leur état et de leur situation; à peine étaient-ils connus; à peine étaient-ils séparés des autres Juifs: comment le genre humain, qui les ignorait, pouvait-il les haïr? Et comment pouvaient-ils être convaincus de détester le genre humain?
Lorsque Londres brûla, on en accusa les catholiques; mais c'était après des guerres de religion, c'était après la conspiration des poudres, dont plusieurs catholiques, indignes de l'être, avaient été convaincus.
Les premiers chrétiens du temps de Néron ne se trouvaient pas assurément dans les mêmes termes. Il est très difficile de percer dans les ténèbres de l'histoire; Tacite n'apporte aucune raison du soupçon qu'on eut que Néron lui-même eût voulu mettre Rome en cendres. On aurait été bien mieux fondé de soupçonner Charles II d'avoir brûlé Londres: le sang du roi son père, exécuté sur un échafaud aux yeux du peuple qui demandait sa mort, pouvait au moins servir d'excuse à Charles II; mais Néron n'avait ni excuse, ni prétexte, ni intérêt. Ces rumeurs insensées peuvent être en tout pays le partage du peuple: nous en avons entendu de nos jours d'aussi folles et d'aussi injustes.
Tacite, qui connaît si bien le naturel des princes, devait connaître celui du peuple, toujours vain, toujours outré dans ses opinions violentes et passagères, incapable de rien voir, et capable de tout dire, de tout croire, et de tout oublier.
Philon (De Virtutibus, et Legatione ad Caium) dit que "Séjan les persécuta sous Tibère, mais qu'après la mort de Séjan l'empereur les rétablit dans tous leurs droits". Ils avaient celui des citoyens romains, tout méprisés qu'ils étaient des citoyens romains; ils avaient part aux distributions de blé; et même, lorsque la distribution se faisait un jour de sabbat, on remettait la leur à un autre jour: c'était probablement en considération des sommes d'argent qu'ils avaient données à l'Etat, car en tout pays ils ont acheté la tolérance, et se sont dédommagés bien vite de ce qu'elle avait coûté.
Ce passage de Philon explique parfaitement celui de Tacite, qui dit qu'on envoya quatre mille Juifs ou Egyptiens en Sardaigne, et que si l'intempérie du climat les eût fait périr, c'eût été une perte légère, vile damnum (Annales, II, 85).
J'ajouterai à cette remarque
que Philon regarde Tibère comme un prince sage et juste.
Je crois bien qu'il n'était juste qu'autant que cette justice
s'accordait avec ses intérêts; mais le bien que Philon
en dit me fait un peu douter des horreurs que Tacite et Suétone
lui reprochent. Il ne me parait point vraisemblable qu'un vieillard
infirme, de soixante et dix ans, se soit retiré dans l'île
de Caprée pour s'y livrer à des débauches
recherchées, qui sont t peine dans la nature, et qui étaient
même inconnues t la jeunesse de Rome la plus effrénée;
ni Tacite ni Suétone n'avaient connu cet empereur; ils
recueillaient avec plaisir des bruits populaires. Octave, Tibère,
et leurs successeurs, avaient été odieux, parce
qu'ils régnaient sur un peuple qui devait être libre:
les historiens se plaisaient à les diffamer, et on croyait
ces historiens sur leur parole parce qu'alors on manquait de mémoires,
de journaux du temps, de documents: aussi les historiens ne citent
personne; on ne pouvait les contredire; ils diffamaient qui ils
voulaient, et décidaient à leur gré du jugement
de la postérité. C'est au lecteur sage de voir jusqu'à
quel point on doit se défier de la véracité
des historiens, quelle créance on doit avoir pour des faits
publics attestés par des auteurs graves, nés dans
une nation éclairée, et quelles bornes on doit mettre
à sa crédulité sur des anecdotes que ces
mêmes auteurs rapportent sans aucune preuve.
Note
20 Nous respectons assurément tout ce que 1'Eglise
rend respectable; nous invoquons les saints martyrs, mais en révérant
saint Laurent, ne peut on pas douter que saint Sixte lui ait dit:
Vous me suivrez dans trois jours; que dans ce court intervalle
le préfet de Rome lui ait fait demander l'argent des chrétiens;
que le diacre Laurent ait eu le temps de faire assembler tous
les pauvres de la ville; qu'il ait marché devant le préfet
pour le mener à l'endroit où étaient ces
pauvres; qu'on lui ait fait son procès; qu'il ait subi
la question; que le préfet ait commandé à
un forgeron un gril assez grand pour y rôtir un homme; que
le premier magistrat de Rome ait assisté lui-même
à cet étrange supplice; que saint Laurent sur ce
gril ait dit: "Je suis assez cuit d'un côté,
fais moi retourner de l'autre si tu veux me manger?" Ce gril
n'est guère dans le génie des Romains; et comment
se peut-il faire qu'aucun auteur païen n'ait parlé
d'aucune de ces aventures?
Note
21 Il n'y a qu'à ouvrir Virgile pour voir que les
Romains reconnaissaient un Dieu suprême, souverain de tous
les êtres célestes.
... O! qui res hominumque deumque
Aeternis regis imperiis, et fulmine terres.
(Aen., I, 233-34.)
O pater, o hominum divumque aeterna potestas, etc.
(Aen., X, 18.)
Horace s'exprime bien plus fortement:
Unde nil majus generatur ipso,
Nec viget quidquam simile, aut secundum.
(Lib. I, od. XII, 17-18.)
On ne chantait autre chose que
l'unité de Dieu dans les mystères auxquels presque
tous les Romains étaient initiés. Voyez le bel hymne
d'Orphée; lisez la lettre de Maxime de Madaure à
saint Augustin, dans laquelle il dit "qu'il n'y a que des
imbéciles qui puissent ne pas reconnaître un Dieu
souverain". Longinien étant païen écrit
au même saint Augustin que Dieu "est unique, incompréhensible,
ineffable"; Lactance lui-même, qu'on ne peut accuser
d'être trop indulgent, avoue, dans son livre V (Divin.
Institut., c. III), que "les Romains soumettent tous
les dieux au Dieu suprême; illos subjicit et mancipat
Deo". Tertullien même, dans son Apologétique
(c. XXIV), avoue que tout l'empire reconnaissait un Dieu maître
du monde, dont la puissance et la majesté sont infinies,
principem mundi, perfectoe potentioe et majestatis. Ouvrez
surtout Platon, le maître de Cicéron dans la philosophie,
vous y verrez "qu'il n'y a qu'un Dieu; qu'il faut l'adorer,
l'aimer, travailler à lui ressembler par la sainteté
et par la justice". Epictète dans les fers, Marc-Antoine
sur le trône, disent la même chose en cent endroits.
Note
22 Chapitre XXXIX.
Note
23 Chapitre XXXV.
Note
24 Chapitre III.
Note 25 Cette assertion doit être prouvée. Il faut convenir que, depuis que l'histoire a succédé à la fable, on ne voit dans les Egyptiens qu'un peuple aussi lâche que superstitieux. Cambyse s'empare de l'Egypte par une seule bataille; Alexandre y donne des lois sans essuyer un seul combat, sans qu'aucune ville ose attendre un siège; les Ptolémées s'en emparent sans coup férir; César et Auguste la subjuguent aussi aisément, Omar prend toute l'Egypte en une seule campagne; les Mamelucks, peuple de la Colchide et des environs du mont Caucase, en sont les maîtres après Omar; ce sont eux, et non les Egyptiens, qui défont l'armée de saint Louis, et qui prennent ce roi prisonnier. Enfin, les Mamelucks étant devenus Egyptiens, c'est-à-dire mous, lâches, inappliqués, volages, comme les habitants naturels de ce climat, ils passent en trois mois sous le joug de Sélim Ier, qui fait pendre leur soudan, et qui laisse cette province annexée à l'empire des Turcs, jusqu'à ce que d'autres barbares s'en emparent un jour.
Hérodote rapporte que, dans les temps fabuleux, un roi égyptien nommé Sésostris sortit de son pays dans le dessein formel de conquérir l'univers: il est visible qu'un tel dessein n'est digne que de Picrochole ou de don Quichotte, et sans compter que le nom de Sésostris n'est point égyptien, on peut mettre cet événement, ainsi que tous les faits antérieurs, au rang des Mille et Une Nuits. Rien n'est plus commun chez les peuples conquis que de débiter des fables sur leur ancienne grandeur, comme, dans certains pays, certaines misérables familles se font descendre d'antiques souverains. Les prêtres d'Egypte contèrent à Hérodote que ce roi qu'il appelle Sésostris était allé subjuguer la Colchide: c'est comme si l'on disait qu'un roi de France partit de la Touraine pour aller subjuguer la Norvège.
On a beau répéter tous ces contes dans mille et mille volumes, ils n'en sont pas plus vraisemblables; il est bien plus naturel que les habitants robustes et féroces du Caucase, les Colchidiens, et les autres Scythes, qui vinrent tant de fois ravager l'Asie, aient pénétré jusqu'en Egypte; et si les prêtres de Colchos rapportèrent ensuite chez eux la mode de la circoncision, ce n'est pas une preuve qu'ils aient été subjugués par les Egyptiens. Diodore de Sicile rapporte que tous les rois vaincus par Sésostris venaient tous les ans du fond de leurs royaumes lui apporter leurs tributs, et que Sésostris se servait d'eux comme de chevaux de carrosse, qu'il les faisait atteler à son char pour aller au temple. Ces histoires de Gargantua sont tous les jours fidèlement copiées. Assurément ces rois étaient bien bons de venir de si loin servir ainsi de chevaux.
Quant aux pyramides et aux autres antiquités, elles ne prouvent autre chose que l'orgueil et le mauvais goût des princes d'Egypte, ainsi que l'esclavage d'un peuple imbécile, employant ses bras, qui étaient son seul bien, à satisfaire la grossière ostentation de ses maîtres. Le gouvernement de ce peuple, dans les temps mêmes que l'on vante si fort, paraît absurde et tyrannique; on prétend que toutes les terres appartenaient à leurs monarques. C'était bien à de pareils esclaves à conquérir le monde!
Cette profonde science des prêtres égyptiens est encore un des plus énormes ridicules de l'histoire ancienne, c'est-à-dire de la fable. Des gens qui prétendaient que dans le cours d'onze mille années le soleil s'était levé deux fois au couchant, et couché deux fois au levant, en recommençant son cours, étaient sans doute, bien au-dessous de l'auteur de l'Almanach de Liège. La religion de ces prêtres, qui gouvernaient l'Etat, n'était pas comparable à celle des peuples les plus sauvages de l'Amérique: on sait qu'ils adoraient des crocodiles, des singes, des chats, des oignons; et il n'y a peut-être aujourd'hui dans toute la terre que le culte du grand lama qui soit aussi absurde.
Leurs arts ne valent guère mieux que leur religion; il n'y a pas une seule ancienne statue égyptienne qui soit supportable, et tout ce qu'ils ont eu de bon a été fait dans Alexandrie, sous les Ptolémées et sous les Césars, par des artistes de Grèce: ils ont eu besoin d'un Grec pour apprendre la géométrie.
L'illustre Bossuet s'extasie
sur le mérite égyptien, dans son Discours sur
l'Histoire universelle adressé au fils de Louis XIV.
Il peut éblouir un jeune prince; mais il contente bien
peu les savants: c'est une très éloquente déclamation,
mais un historien doit être plus philosophe qu'orateur.
Au reste, on ne donne cette réflexion sur les Egyptiens
que comme une conjecture: quel autre nom peut-on donner à
tout ce qu'on dit de l'Antiquité?
Note 26 On ne révoque point en doute la mort de saint Ignace; mais qu'on lise la relation de son martyre, un homme de bon sens ne sentira-t-il pas quelques doutes s'élever dans son esprit? L'auteur inconnu de cette relation dit que "Trajan crut qu'il manquerait quelque chose à sa gloire s'il ne soumettait à son empire le dieu des chrétiens". Quelle idée! Trajan était-il un homme qui voulût triompher des dieux? Lorsque Ignace parut devant l'empereur, ce prince lui dit: "Qui es-tu, esprit impur?" Il n'est guère vraisemblable qu'un empereur ait parlé à un prisonnier, et qu'il l'ait condamné lui-même; ce n'est pas ainsi que les souverains en usent. Si Trajan fit venir Ignace devant lui il ne lui demanda pas: Qui es-tu? il le savait bien. Ce mot esprit impur a-t-il pu être prononcé par un homme comme Trajan? Ne voit-on pas que c'est une expression d'exorciste, qu'un chrétien met dans la bouche d'un empereur? Est-ce là, bon Dieu! le style de Trajan?
Peut-on imaginer qu'Ignace lui ait répondu qu'il se nommait Théophore, parce qu'il portait Jésus dans son coeur, et que Trajan eût disserté avec lui sur Jésus-Christ? On fait dire à Trajan, à la fin de la conversation: "Nous ordonnons qu'Ignace, qui se glorife de porter en lui le crucifié, sera mis aux fers, etc." Un sophiste ennemi des chrétiens, pouvait appeler Jésus-Christ le crucifié; mais il n'est guère probable que, dans un arrêt, on se fût servi de ce terme. Le supplice de la croix était si usité chez les Romains qu'on ne pouvait, dans le style des lois, désigner par le crucifié l'objet du culte des chrétiens; et ce n'est pas ainsi que les lois et les empereurs prononcent leurs jugements.
On fait ensuite écrire une longue lettre par saint Ignace aux chrétiens de Rome: "Je vous écris, dit-il, tout enchaîné que je suis." Certainement, s'il lui fut permis d'écrire aux chrétiens de Rome, ces chrétiens n'étaient donc pas recherchés; Trajan n'avait donc pas dessein de soumettre leur Dieu à son empire; ou si ces chrétiens étaient sous le fléau de la persécution, Ignace commettait une très grande imprudence en leur écrivant: c'était les exposer, les livrer, c'était se rendre leur délateur.
Il semble que ceux qui ont rédigé
ces actes devaient avoir plus d'égards aux vraisemblances
et aux convenances. Le martyre de saint Polycarpe fait naître
plus de doutes. Il est dit qu'une voix cria du haut du ciel: Courage,
Polycarpe! que les chrétiens l'entendirent, mais que
les autres n'entendirent rien: il est dit que quand on eut lié
Polycarpe au poteau, et que le bûcher fut en flammes, ces
flammes s'écartèrent de lui, et formèrent
un arc au-dessus de sa tête; qu'il en sortit une colombe;
que le saint, respecté par le feu, exhala une odeur d'aromate
qui embauma toute l'assemblée, mais que celui dont le feu
n'osait approcher ne put résister au tranchant du glaive.
Il faut avouer qu'on doit pardonner à ceux qui trouvent
dans ces histoires plus de piété que de vérité.
Note
27 Histoire ecclésiastique, liv. VIII.
Note
28 Voyez l'excellente Lettre de Locke sur la tolérance.
Note 29 Le jésuite Busembaum, commenté par le jésuite Lacroix, dit "qu'il est permis de tuer un prince excommunié par le pape, dans quelque pays qu'on trouve ce prince, parce que l'univers appartient au pape, et que celui qui accepte cette commission fait une oeuvre charitable". C'est cette proposition, inventée dans les petites maisons de l'enfer, qui a le plus soulevé toute la France contre les jésuites. On leur a reproché alors plus que jamais ce dogme, si souvent enseigné par eux, et si souvent désavoué. Ils ont cru se justifier en montrant à peu prés les mêmes décisions dans saint Thomas et dans plusieurs jacobins (voyez, si vous pouvez, la Lettre d'un homme du monde à un théologien, sur saint Thomas; c'est une brochure de jésuite, de 1762). En effet, saint Thomas d'Aquin, docteur angélique, interprète de la volonté divine (ce sont ses titres), avance qu'un prince apostat perd son droit à la couronne, et qu'on ne doit plus lui obéir; que l'Eglise peut le punir de mort (livre II,,part. 2, quest. 12); qu'on n'a toléré 1'empereur Julien que parce qu'on n'était pas le plus fort (livre II, part. 2, quest. 12); que de droit on doit tuer tout hérétique (livre II, part. 2, quest. 11 et 12); que ceux qui délivrent le peuple d'un prince qui gouverne tyranniquement sont très louables, etc. etc. On respecte fort l'ange de l'école; mais si, dans les temps de Jacques Clément, son confrère, et du feuillant Ravaillac, il était venu soutenir en France de telles propositions, comment aurait-on traité l'ange de l'école?
Il faut avouer que Jean Gerson,
chancelier de l'Université, alla encore plus loin que saint
Thomas, et le cordelier Jean Petit, infiniment plus loin que Gerson.
Plusieurs cordeliers soutinrent les horribles thèses de
Jean Petit. Il faut avouer que cette doctrine diabolique du régicide
vient uniquement de la folle idée où ont été
longtemps presque tous les moines que le pape est un Dieu en terre,
qui peut disposer à son gré du trône et de
la vie des rois. Nous avons été en cela fort au-dessous
de ces Tartares qui croient le grand-lama immortel: il leur distribue
sa chaise percée; ils font sécher ces reliques,
les enchâssent, et les baisent dévotement. Pour moi,
j'avoue que j'aimerais mieux, pour le bien de la paix, porter
à mon cou de telles reliques que de croire que le pape
ait le moindre droit sur le temporel des rois, ni même sur
le mien, en quelque cas que ce puisse être.
Note
30 Deutéronome, ch. XIV.
Note 31 Dans l'idée que nous avons de faire sur cet ouvrage quelques notes utiles, nous remarquerons ici qu'il est dit que Dieu fait une alliance avec Noé et avec tous les animaux; et cependant il permet à Noé de manger de tout ce qui a vie et mouvement; il excepte seulement le sang, dont il ne permet pas qu'on se nourrisse. Dieu ajoute (Genèse, IX, 5) "qu'il tirera vengeance de tous les animaux qui ont répandu le sang de l'homme".
On peut inférer de ces passages et de plusieurs autres ce que toute l'Antiquité a toujours pensé jusqu'à nos jours, et ce que tous les hommes sensés pensent, que les animaux ont quelque connaissance. Dieu ne fait point un pacte avec les arbres et avec les pierres, qui n'ont point de sentiment; mais il en fait un avec les animaux, qu'il a daigné douer d'un sentiment souvent plus exquis que le nôtre, et de quelques idées nécessairement attachées à ce sentiment. C'est pourquoi il ne veut pas qu'on ait la barbarie de se nourrir de leur sang, parce qu'en effet le sang est la source de la vie, et par conséquent du sentiment. Privez un animal de tout son sang, tous ses organes restent sans action. C'est donc avec très grande raison que l'Ecriture dit en cent endroits que l'âme, c'est-à-dire ce qu'on appelait l'âme sensitive, est dans le sang; et cette idée si naturelle a été celle de tous les peuples.
C'est sur cette idée qu'est fondée la commisération que nous devons avoir pour les animaux. Des sept préceptes des Noachides, admis chez les Juifs, il y en a un qui défend de manger le membre d'un animal en vie. Ce précepte prouve que les hommes avaient eu la cruauté de mutiler les animaux pour manger leurs membres coupés, et qu'ils les laissaient vivre pour se nourrir successivement des parties de leurs corps. Cette coutume subsista en effet chez quelques peuples barbares, comme on le voit par les sacrifices de l'île de Chio, à Bacchus Omadios, le mangeur de chair crue. Dieu, en permettant que les animaux nous servent de pâture, recommande donc quelque humanité envers eux. Il faut convenir qu'il y a de la barbarie à les faire souffrir; il n'y a certainement que l'usage qui puisse diminuer en nous l'horreur naturelle d'égorger un animal que nous avons nourri de nos mains. Il y a toujours eu des peuples qui s'en sont fait un grand scrupule: ce scrupule dure encore dans la presqu'île de l'Inde; toute la secte de Pythagore, en Italie et en Grèce, s'abstint constamment de manger de la chair. Porphyre, dans son livre de l'Abstinence, reproche à son disciple de n'avoir quitté sa secte que pour se livrer à son appétit barbare.
Il faut, ce me semble, avoir renoncé à la lumière naturelle, pour oser avancer que les bêtes ne sont que des machines. Il y a une contradiction manifeste à convenir que Dieu a donné aux bêtes tous les organes du sentiment, et à soutenir qu'il ne leur a point donné de sentiment.
Il me paraît encore qu'il faut n'avoir jamais observé les animaux pour ne pas distinguer chez eux les différentes voix du besoin, de la souffrance, de la joie, de la crainte, de l'amour, de la colère, et de toutes leurs affections; il serait bien étrange qu'ils exprimassent si bien ce qu'ils ne sentiraient pas.
Cette remarque peut fournir beaucoup
de réflexions aux esprits exercés sur le pouvoir
et la bonté du Créateur, qui daigne accorder la
vie, le sentiment, les idées, la mémoire, aux êtres
que lui-même a organisés de sa main toute-puissante.
Nous ne savons ni comment ces organes se sont formés, ni
comment ils se développent, ni comment on reçoit
la vie, ni par quelles lois les sentiments, les idées,
la mémoire, la volonté, sont attachés à
cette vie: a dans cette profonde et éternelle ignorance,
inhérente à notre nature, nous disputons sans cesse,
nous nous persécutons les uns les autres, comme les taureaux
qui se battent avec leurs cornes sans savoir pourquoi et comment
ils ont des cornes.
Note
32 Amos, ch. V, v. 26.
Note
33 Jérém., ch. VII, v. 22.
Note
34 Act., ch. VII, v. 42-43.
Note 35 Deutér., ch. XII,
v. 8.
Note 36 Plusieurs écrivains conclurent témérairement de ce passage que le chapitre concernant le veau d'or (qui n'est autre chose que le dieu Apis) a été ajouté aux livres de Moïse, ainsi que plusieurs autres chapitres.
Aben-Hezra fut le premier qui crut prouver que le Pentateuque avait été rédigé du temps des rois. Wollaston, Collins, Tindal, Shaftesbury, Bolingbroke, et beaucoup d'autres, ont allégué que l'art de graver ses pensées sur la pierre polie, sur la brique, sur le plomb ou sur le bois, était alors la seule manière d'écrire ils disent que du temps de Moïse les Chaldéens et les Egyptiens n'écrivaient pas autrement; qu'on ne pouvait alors graver que d'une manière très abrégée, et en hiéroglyphes, la substance des choses qu'on voulait transmettre à la postérité, et non pas des histoires détaillées; qu'il n'était pas possible de graver de gros livres dans un désert où l'on changeait si souvent de demeure, où l'on n'avait personne qui pût ni fournir les vêtements, ni les tailler, ni même raccommoder les sandales, et où Dieu fut obligé de faire un miracle de quarante années (Deutéronome, VIII, 5) pour conserver les vêtements et les chaussures de son peuple. Ils disent qu'il n'est pas vraisemblable qu'on eût tant de graveurs de caractères, lorsqu'on manquait des arts les plus nécessaires, et qu'on ne pouvait même faire du pain; et si on leur dit que les colonnes du tabernacle étaient d'airain, et les chapiteaux d'argent massif, ils répondent que l'ordre a pu en être donné dans le désert, mais qu'il ne fut exécuté que dans des temps plus heureux.
Ils ne peuvent concevoir que ce peuple pauvre ait demandé un veau d'or massif (Exode, XXXII, 1) pour l'adorer au pied de la montagne même où Dieu parlait à Moïse, au milieu des foudres et des éclairs que ce peuple voyait (Exode, XIX, 18-19), et au son de la trompette céleste qu'il entendait. Ils s'étonnent que la veille du jour même où Moïse descendit de la montagne, tout ce peuple se soit adressé au frère de Moïse pour avoir ce veau d'or massif. Comment Aaron le jeta-t-il en fonte en un seul jour (Exode, XXXII, 4)? comment ensuite Moise le réduisit-il en poudre (Exode, XXXII, 20)? Ils disent qu'il est impossible à tout artiste de faire en moins de trois mois une statue d'or, et que, pour la réduire en poudre qu'on puisse avaler, l'art de la chimie la plus savante ne suffit pas: ainsi la prévarication d'Aaron et l'opération de Moïse aurait été deux miracles.
L'humanité, la bonté du coeur, qui les trompent, les empêchent de croire que Moïse ait fait égorger vingt-trois mille personnes (Exode, XXXII, 28) pour expier ce péché; ils n'imaginent pas que vingt-trois mille hommes se soient ainsi laissés massacrer par des lévites, à moins d'un troisième miracle. Enfin ils trouvent étranges qu'Aaron, le plus coupable de tous, ait été récompensé du crime dont les autres étaient si horriblement punis (Exode, XXXIII, 19; et Lévitique, VIII, 2), et qu'il ait été fait grand prêtre, tandis que les cadavres de vingt-trois mille de ses frères sanglants étaient entassés au pied de l'autel où il allait sacrifier.
Ils font les mêmes difficultés sur les vingt-quatre mille Israélites massacrés par l'ordre de Moïse (Nombres, XXV, 9), pour expier la faute d'un seul qu'on avait surpris avec une fille madianite. On voit tant de rois juifs, et surtout Salomon, épouser impunément des étrangères que ces critiques ne peuvent admettre que l'alliance d'une Madianite ait été un si grand crime: Ruth était Moabite, quoique sa famille fût originaire de Bethléem; la sainte Ecriture l'appelle toujours Ruth la Moabite: cependant elle alla se mettre dans le lit de Booz par le conseil de sa mère; elle en reçut six boisseaux d'orge, l'épousa ensuite, et fut l'aïeule de David. Rahab était non seulement étrangère, mais une femme publique; la Vulgate ne lui donne d'autre titre que celui de meretrix (Josué, VI, 17); elle épousa Salmon, prince de Juda; et c'est encore de ce Salmon que David descend. On regarde même Rahab comme la figure de l'Eglise chrétienne: c'est le sentiment de plusieurs Pères, et surtout d'Origène dans sa septième homélie sur Josué.
Bethsabée, femme d'Urie, de laquelle David eut Salomon, était Ethéenne. Si vous remontez plus haut, le patriarche Juda épousa une femme chananéenne; ses enfants eurent pour femme Thamar de la race d'Aram: cette femme, avec laquelle Juda commit, sans lé savoir, un inceste, n'était pas de la race d'Israël.
Ainsi notre Seigneur Jésus-Christ daigna s'incarner chez les Juifs dans une famille dont cinq étrangères étaient la tige, pour faire voir que les nations étrangères auraient part à son héritage.
Le rabbin Aben-Hezra fut, comme on l'a dit, le premier qui osa prétendre que le Pentateuque avait été rédigé longtemps après Moïse: il se fonde sur plusieurs passages. "Le Chananéen (Genèse IX, 6) était alors dans ce pays. La montagne de Moria (II. Paralip., III, 1), appelée la montagne de Dieu. Le lit de Og, roi de Bazan, se voit encore en Rabath, et il appela tout ce pays de Bazan les villages de Jaïr, jusqu'aujourd'hui. Il ne s'est jamais vu de prophète en Israël comme Moïse. Ce sont ici les rois qui ont régné en Edom (Genèse, XXXVI, 31) avant qu'aucun roi régnât sur Israël." Il prétend que ces passages où il est parlé de choses arrivées après Moise, ne peuvent être de Moïse. On répond à ces objections que ces passages sont des notes ajoutées longtemps après par les copistes.
Newton, de qui d'ailleurs on ne doit prononcer le nom qu'avec respect, mais qui a pu se tromper puisqu'il était homme, attribue, dans son introduction à ses commentaires sur Daniel et sur saint Jean, les livres de Moïse, de Josué, et des Juges, à des auteurs sacrés très postérieurs: il se fonde sur le chap. XXXVI de la Genèse; sur quatre chapitres des Juges, XVII, XVIII, XIX, XXI; sur Samuel, chap. VIII sur les Chroniques, chap. II; sur le livre de Ruth, chap. IV, en effet, si dans le chap. XXXVI de la Genèse il est parlé des rois, s'il en est fait mention dans les livres des Juges, si dans le livre de Ruth il est parlé de David, il semble que tous ces livres aient été rédigés du temps des rois. C'est aussi le sentiment de quelques théologiens, à la tête desquels est le fameux Leclerc. Mais cette opinion n'a qu'un petit nombre de sectateurs dont la curiosité sonde ces abîmes. Cette curiosité, sans doute, n'est pas au rang des devoirs de l'homme. Lorsque les savants et les ignorants, les princes et les bergers paraîtront après cette courte vie devant le maître de l'éternité, chacun de nous alors voudra être juste, humain, compatissant, généreux; nul ne se vantera d'avoir su précisément en quelle année le Pentateuque fut écrit, et d'avoir démêlé le texte de notes qui étaient en usage chez les scribes. Dieu ne nous demandera pas si nous avons pris parti pour les Massorètes contre le Talmud, si nous n'avons jamais pris un caph pour un beth, un yod pour un vaü, un daleth pour un res: certes, il nous jugera sur nos actions, et non sur l'intelligence de la langue hébraïque. Nous nous en tenons fermement à la décision de l'Eglise, selon le devoir raisonnable d'un fidèle.
Finissons cette note par un passage important du Lévitique, livre composé après l'adoration du veau d'or. Il ordonna aux Juifs de ne plus adorer les velus, "les boucs, avec lesquels même ils ont commis des abominations infâmes". On ne sait si cet étrange culte venait d'Egypte, patrie de la superstition et du sortilège; mais on croit que la coutume de nos prétendus sorciers d'aller au sabbat, d'y adorer un bouc, et de s'abandonner avec lui à des turpitudes inconcevables, dont l'idée fait horreur, est venue des anciens Juifs: en effet, ce furent eux qui enseignèrent dans une partie de l'Europe la sorcellerie. Quel peuple! Une si étrange infamie semblait mériter un châtiment pareil à celui que le veau d'or leur attira, et pourtant le législateur se contente de leur faire une simple défense. On ne apporte ici ce fait que pour faire connaître la nation juive: il faut que la bestialité ait été commune chez elle, puisqu'elle est la seule nation connue chez qui les lois aient été forcées de prohiber un crime qui n'a été soupçonné ailleurs par aucun législateur.
Il est à croire que dans les fatigues et dans la pénurie que les Juifs avaient essuyées dans les déserts de Pharan, d'Oreb, et de Cadès-Barné, l'espèce féminine, plus faible que l'autre, avait succombé. Il faut bien qu'en effet les Juifs manquassent de filles, puisqu'il leur est toujours ordonné, quand ils s'emparent d'un bourg ou d'un village, soit à gauche, soit à droite du lac Asphaltite, de tuer tout, excepté les filles nubiles.
Les Arabes qui habitent encore une partie de ces déserts stipulent toujours, dans les traités qu'ils font avec les caravanes, qu'on leur donnera des filles nubiles. Il est vraisemblable que les jeunes gens, dans ce pays affreux, poussèrent la dépravation de la nature humaine jusqu'à s'accoupler avec des chèvres, comme on le dit de quelques bergers de la Calabre.
Il reste maintenant à
savoir si ces accouplements avaient produit des monstres, et s'il
y a quelque fondement aux anciens contes des satyres, des faunes,
des centaures, et des minotaures; I'histoùe le dit, la
physique ne nous a pas encore éclairé sur cet article
monstrueux.
Note
37 Josué, chap. XXIV, v. 15 et suiv.
Note
38 Nomb., chap. XXI, v. 9.
Note
39 Rois, liv. III, chap. XV, v. 14; ibid., chap.
XXII, v. 44.
Note
40 Rois, liv. IV, chap. XVI.
Note
41 Ibid., liv. III, chap. XVIII, V. 38 et 40; ibid.,
liv. IV, chap. II, v. 24.
Note
42 Nomb., chap. XXXI.
Note
43 Madian n'était point compris dans la terre promise:
c'est un petit canton de l'Idumée, dans l'Arabie Pétrée;
il commence vers le septentrion au torrent d'Arnon, et finit au
torrent de Zared, au milieu des rochers, et sur le rivage oriental
du lac Asphaltite. Ce pays est habité aujourd'hui par une
petite horde d'Arabes: il peut avoir huit lieues ou environ de
long, et un peu moins en largeur.
Note 44 Il est certain par le texte (Juges, XI, 39) que Jephté immola sa fille. "Dieu n'approuve pas ces dévouements, dit dom Calmet dans sa Dissertation sur le voeu de Jephté; mais lorsqu'on les a faits, il veut qu'on les exécute, ne fût-ce que pour punir ceux qui les faisaient, ou pour réprimer la légèreté qu'on aurait eue à les faire, si on n'en avait pas craint l'exécution." Saint Augustin et presque tous les Pères condamnent l'action de Jephté: il est vrai que l'Ecriture (Juges, XI, 29) dit qu'il fut rempli de l'esprit de Dieu; et saint Paul, dans son Epître aux Hébreux, chap. XI (verset 32), fait l'éloge de Jephté; il le place avec Samuel et David.
Saint Jérôme, dans
son Epître à Julien, dit: "Jephté immola
sa fille au Seigneur, et c'est pour cela que l'apôtre le
compte parmi les saints." Voilà de part et d'autre
des jugements sur lesquels il ne nous est pas permis de porter
le nôtre; on doit craindre même d'avoir un avis.
Note 45 On peut regarder la mort du roi Agag comme un vrai sacrifice. Saül avait fait ce roi des Amalécites prisonnier de guerre, et l'avait reçu à composition; mais le prêtre Samuel lui avait ordonné de ne rien épargner; il lui avait dit en propres mots (I. Rois, XV, 3): "Tuez tout, depuis l'homme jusqu'à la femme, jusqu'aux petits enfants, et ceux qui sont encore à la mamelle.
"Samuel coupa le roi Agag en morceaux, devant le Seigneur, à Galgal.
"Le zèle dont ce prophète était animé, dit dom Calmet, lui mit l'épée en main dans cette occasion pour venger la gloire du Seigneur et pour confondre Saül."
On voit, dans cette fatale aventure, un dévouement, un prêtre, une victime: c'était donc un sacrifice.
Tous les peuples dont nous avons l'histoire ont sacrifié des hommes à la Divinité, excepté les Chinois. Plutarque (Quest. rom. LXXXII) rapporte que les Romains même en ùnmolèrent du temps de la république.
On voit, dans les Commentaires de César (De Bello gall., I, XXIV), que les Germains allaient immoler les otages qu'il leur avait donnés, lorsqu'il délivra ces otages par sa victoire.
J'ai remarqué ailleurs que cette violation du droit des gens envers les otages de César, et ces victimes humaines immolées, pour comble d'horreur, par la main des femmes, dément un peu le panégyrique que Tacite fait des Germains, dans son traité De Moribus Germanorum. Il paraît que, dans ce traité, Tacite songe plus à faire la satire des Romains que l'éloge des Germains, qu'il ne connaissait pas.
Disons ici en passant que Tacite aimait encore mieux la satire que la vérité. Il veut rendre tout odieux, jusqu'aux actions indifférentes, et sa malignité nous plaît presque autant que son style, parce que nous aimons la médisance et l'esprit.
Revenons aux victimes humaines. Nos pères en immolaient aussi bien que les Germains: c'est le dernier degré de la stupidité de notre nature abandonnée à elle-même, et c'est un des fruits de la faiblesse de notre jugement. Nous dîmes: Il faut offrir à Dieu ce qu'on a de plus précieux et de plus beau; nous n'avons rien de plus précieux que nos enfants; il faut donc choisir les plus beaux et les plus jeunes pour les sacrifier à la Divinité.
Philon dit que, dans la terre de Chanaan, on immolait quelquefois ses enfants avant que Dieu eût ordonné à Abraham de lui sacrifier son fils unique Isaac, pour éprouver sa foi.
Sanchoniathon, cité par
Eusèbe, rapporte que les Phéniciens sacrifiaient
dans les grands dangers le plus cher de leurs enfants, et qu'Ilus
immola son fils Jéhud à peu près dans le
temps que Dieu mit la foi d'Abraham à l'épreuve.
Il est difficile de percer dans les ténèbres de
cette antiquité; mais il n'est que trop vrai que ces horribles
sacrifices ont été presque partout en usage; les
peuples ne s'en sont défaits qu'à mesure qu'ils
se sont policés: la politesse amène l'humanité.
Note
46 Juges, chap. XI, v. 24.
Note
47 Juges, chap. XVII, verset dernier.
Note
48 Rois, liv. IV, ch. V, v. 18 et 19.
Note 49 Ceux qui sont peu au fait des usages de l'Antiquité, et qui ne jugent que d'après ce qu'ils voient autour d'eux, peuvent être étonnés de ces singularités; mais il faut songer qu'alors dans l'Egypte, et dans une grande partie de l'Asie, la plupart des choses s'exprimaient par des figures, des hiéroglyphes, des signes, des types.
Les prophètes, qui s'appelaient les voyants chez les Egyptiens et chez les Juifs, non seulement s'exprimaient en allégories, mais ils figuraient par des signes les événements qu'ils annonçaient. Ainsi Isaïe, le premier des quatre grands prophètes juifs, prend un rouleau (chap. VIII), et y écrit: "Shas bas, butinez vite"; puis il s'approche de la prophétesse. Elle conçoit, et met au monde un fils qu'il appelle Maher-Salas-Has-bas: c'est une figure des maux que les peuples d'Egypte et d'Assyrie feront aux Juifs.
Ce prophète dit (VII, 15, 16, 18, 20): "Avant que l'enfant soit en âge de manger du beurre et du miel, et qu'il sache réprouver le mauvais et choisir le bon, la terre détestée par vous sera délivrée des deux rois; le Seigneur sifflera aux mouches d'Egypte et aux abeilles d'Assur; le Seigneur prendra un rasoir de louage, et en rasera toute la barbe et les poils des pieds du roi d'Assur."
Cette prophétie des abeilles, de la barbe, et du poil des pieds rasés, ne peut être entendue que par ceux qui savent que c'était la coutume d'appeler les essaims au son du flageolet ou de quelque autre instrument champêtre; que le plus grand affront qu'on pût faire à un homme était de lui couper la barbe; qu'on appelait le poil des pieds, le poil du pubis; que l'on ne rasait ce poil que dans les maladies immondes, comme celle de la lèpre. Toutes ces figures si étrangères à notre style ne signifient autre chose sinon que le Seigneur, dans quelques années, délivrera son peuple d'oppression.
Le même Isaïe (chap. XX) marche tout nu, pour marquer que le roi d'Assyrie emmènera d'Egypte et d'Ethiopie une foule de captifs qui n'auront pas de quoi couvrir leur nudité.
Ezéchiel (chap. IV et suiv.) mange le volume de parchemin qui lui est présenté; ensuite il couvre son pain d'excréments, et demeure couché sur son côté gauche trois cent quatre-vingt-dix jours, et sur le côté droit quarante jours, pour faire entendre que les Juifs manqueront de pain, et pour signifier les années que devait durer la captivité. Il se charge de chaînes, qui figurent celles du peuple; il coupe ses cheveux et sa barbe, et les partage en trois parties: le premier tiers désigne ceux qui doivent périr dans la ville; le second, ceux qui seront mis à mort autour des murailles; le troisième, ceux qui doivent être emmenés à Babylone.
Le prophète Osée (chap. III) s'unit à une femme adultère, qu'il achète quinze pièces d'argent et un chomer et demi d'orge: "Vous m'attendrez, lui dit-il, plusieurs jours, et pendant ce temps nul homme n'approchera de vous: c'est l'état où les enfants d'Israël seront longtemps sans rois, sans princes, sans sacrifice, sans autel, sans éphod." En un mot, les nabis, les voyants, les prophètes, ne prédisent presque jamais sans figurer par un signe la chose prédite.
Jérémie ne fait donc que se conformer à l'usage, en se liant de cordes, et en se mettant des colliers et des jougs sur le dos, pour signifier l'esclavage de ceux auxquels il envoie ces types. Si on veut y prendre garde, ces temps-là sont comme ceux d'un ancien monde, qui diffère en tout du nouveau: la vie civile, les lois, la manière de faire la guerre, les cérémonies de la religion, tout est absolument différent. Il n'y a même qu'à ouvrir Homère et le premier livre d'Hérodote pour se convaincre que nous n'avons aucune ressemblance avec les peuples de la Haute Antiquité, et que nous devons nous défier de notre jugement quand nous cherchons à comparer leurs moeurs avec les nôtres.
La nature même n'était pas ce qu'elle est aujourd'hui. Les magiciens avaient sur elle un pouvoir qu'ils n'ont plus: ils enchantaient les serpents, ils évoquaient les morts, etc. Dieu envoyait des songes, et des hommes les expliquaient. Le don de prophétie était commun. On voyait des métamorphoses telles que celles de Nabuchodonosor changé en boeuf, de la femme de Loth en statue de sel, de cinq villes en un lac bitumineux.
Il y avait des espèces d'hommes qui n'existent plus. La race de géants Réphaïm, Enim, Néphilim, Enacim, a disparu. Saint Augustin, au liv. V de La Cité de Dieu, dit avoir vu la dent d'un ancien géant grosse comme cent de nos molaires. Ezéchiel (XXVII, II) parle des pygmées Gamadim, hauts d'une coudée, qui combattaient au siège de Tyr: et en presque tout cela les auteurs sacrés sont d'accord avec les profanes. Les maladies et les remèdes n'étaient point les mêmes que de nos jours: les possédés étaient guéris avec la racine nommée barad, enchâssée dans un anneau qu'on leur mettait sous le nez.
Enfin tout cet ancien monde était
si différent du nôtre qu'on ne peut en tirer aucune
règle de conduite; et si, dans cette Antiquité reculée,
les hommes s'étaient persécutés et opprimés
tour à tour au sujet de leur culte, on ne devrait pas imiter
cette cruauté sous la loi de grâce.
Note
50 Jérém., chap. XXVII, v. 6.
Note
51 Jérémie, chap. XXVIII, v. 17.
Note
52 Isaïe, ch. XLIV et XLV.
Note
53 Exode, chap. XX, v. 5.
Note
54 Deutéronome, XXVIII.
Note 55 Il n'y a qu'un seul passage dans les lois de Moise d'où l'on pût conclure qu'il était instruit de l'opinion régnante chez les Egyptiens, que l'âme ne meurt point avec le corps; ce passage est très important, c'est dans le chapitre XVIII du Deutéronome: "Ne consultez point les devins qui prédisent par l'inspection des nuées, qui enchantent les serpents, qui consultent l'esprit de Python, les voyants, les connaisseurs qui interrogent les morts et leur demandent la vérité."
Il paraît, par ce passage, que si l'on évoquait les âmes des morts, ce sortilège prétendu supposait la permanence des âmes. Il se peut aussi que les magiciens dont parle Moïse, n'étant que des trompeurs grossiers, n'eussent pas une idée distincte du sortilège qu'ils croyaient opérer. Ils faisaient accroire qu'ils forçaient des morts à parler, qu'ils les remettaient, par leur magie, dans l'état où ces corps avaient été de leur vivant, sans examiner seulement si l'on pouvait inférer ou non de leurs opérations ridicules le dogme de l'immortalité de l'âme. Les sorciers n'ont jamais été philosophes, ils ont été toujours des jongleurs qui jouaient devant des imbéciles.
On peut remarquer encore qu'il est bien étrange que le mot de Python se trouve dans le Deutéronome, longtemps avant que ce mot grec pût être connu des Hébreux: aussi le Python n'est point dans l'hébreu, dont nous n'avons aucune traduction exacte.
Cette langue a des difficultés insurmontables: c'est un mélange de phénicien, d'égyptien, de syrien, et d'arabe; et cet ancien mélange est très altéré aujourd'hui. L'hébreu n'eut jamais que deux modes aux verbes, le présent et le futur: il faut deviner les autres modes par le sens. Les voyelles différentes étaient souvent exprimées par les mêmes caractères; ou plutôt ils n'exprimaient pas les voyelles, et les inventeurs des points n'ont fait qu'augmenter la difficulté. Chaque adverbe a vingt significations différentes. Le même mot est pris en des sens contraires.
Ajoutez à cet embarras
la sécheresse et la pauvreté du langage: les Juifs,
privés des arts, ne pouvaient exprimer ce qu'ils ignoraient.
En un mot, l'hébreu est au grec ce que le langage d'un
paysan est à celui d'un académicien.
Note
56 Ezéchiel, chap. XVIII, v. 20.
Note
57 Ibid., ch. XX, v. 25.
Note
58 Le sentiment d'Ezéchiel prévalut enfin
dans la synagogue; mais il y eut des Juifs qui, en croyant aux
peines éternelles, croyaient aussi que Dieu poursuivait
sur les entants les iniquités des pères: aujourd'hui
ils sont punis, par-delà la cinquantième génération,
et ont encore les peines éternelles à craindre.
On demande comment les descendants des Juifs, qui n'étaient
pas complices de la mort de Jésus-Christ, ceux qui étant
dans Jérusalem n'y eurent aucune part, et ceux qui étaient
répandus sur le reste de la terre, peuvent être temporellement
punis dans leurs enfants, aussi innocents que leurs pères.
Cette punition temporelle, ou plutôt cette manière
d'exister différente des autres peuples, et de faire le
commerce sans avoir de patrie, peut n'être point regardée
comme un châtiment en comparaison des peines éternelles
qu'ils s'attirent par leur incrédulité, et qu'ils
peuvent éviter par une conversion sincère.
Note 59 Ceux qui ont voulu trouver dans le Pentateuque la doctrine de l'enfer et du paradis, tels que nous les concevons, se sont étrangement abusés: leur erreur n'est fondée que sur une vaine dispute de mots; la Vulgate ayant traduit le mot hébreu, sheol, la fosse, par infernum, et le mot latin infernum ayant été traduit en français par enfer, on s'est servi de cette équivoque pour faire croire que les anciens Hébreux avaient la notion de l'Adès et du Tartare des Grecs, que les autres nations avaient connus auparavant sous d'autres noms.
Il est rapporté au chapitre XVI des Nombres (31-33) que la terre ouvrit sa bouche sous les tentes de Coré, de Dathan, et d'Abiron, qu'elle les dévora avec leurs tentes et leur substance, et qu'ils furent précipités vivants dans la sépulture, dans le souterrain: il n'est certainement question dans cet endroit ni des âmes de ces trois Hébreux, ni des tourments de l'enfer, ni d'une punition éternelle.
Il est étrange que, dans le Dictionnaire encyclopédique, au mot ENFER, on dise que les anciens Hébreux en ont reconnu la réalité; si cela était, ce serait une contradiction insoutenable dans le Pentateuque. Comment se pourrait-il faire que Moïse eût parlé dans un passage isolé et unique des peines après la mort, et qu'il n'en eût point parlé dans ses lois? On cite le trente-deuxième chapitre du Deutéronome (versets 21-24), mais on le tronque; le voici entier: "Ils m'ont provoqué en celui qui n'était pas Dieu, et ils m'ont irrité dans leur vanité; et moi je les provoquerai dans celui qui n'est pas peuple, et je les irriterai dans la nation insensée. Et il s'est allumé un feu dans ma fureur, et il brûlera jusqu'au fond de la terre; il dévorera la terre jusqu'à son germe, et il brûlera les fondements des montagnes; et j'assemblerai sur eux les maux, et je remplirai mes flèches sur eux; ils seront consumés par la faim, les oiseaux les dévoreront par des morsures amères; je lâcherai sur eux les dents des bêtes qui se traînent avec fureur sur la terre, et des serpents."
Y a-t-il le moindre rapport entre ces expressions et l'idée des punitions infernales telles que nous les concevons? Il semble plutôt que ces paroles n'aient été rapportées que pour faire voir évidemment que notre enfer était ignoré des anciens Juifs.
L'auteur de cet article cite encore le passage de Job, au chap. XXIV (15-19). "L'oeil de l'adultère observe l'obscurité, disant: L'oeil ne me verra point, et il couvrira son visage; il perce les maisons dans les ténèbres, comme il l'avait dit dans le jour, et ils ont ignoré la lumière; si l'aurore apparaît subitement, ils la croient l'ombre de la mon, et ainsi ils marchent dans les ténèbres comme dans la lumière; il est léger sur la surface de l'eau; que sa part soit maudite sur la terre, qu'il ne marche point par la voie de la vigne, qu'il passe des eaux de neige à une trop grande chaleur; et ils ont péché jusqu'au tombeau"; ou bien: "le tombeau a dissipé ceux qui pèchent", ou bien (selon les Septante), "leur péché a été rappelé en mémoire".
Je cite les passages entiers, et littéralement, sans quoi il est toujours impossible de s'en former une idée vraie.
Y a-t-il là, je vous prie, le moindre mot dont on puisse conclure que Moïse avait enseigné aux Juifs la doctrine claire et simple des peines et des récompenses après la mort?
Le livre de Job n'a nul rapport avec les lois de Moise. De plus, il est très vraisemblable que Job n'était point juif; c'est l'opinion de saint Jérôme dans ses questions hébraïques sur la Genèse. Le mot Sathan, qui est dans Job (I, 1, 6, 12), n'était point connu des Juifs, et vous ne le trouvez jamais dans le Pentateuque. Les Juifs n'apprirent ce nom que dans la Chaldée, ainsi que les noms de Gabriel et de Raphaël, inconnus avant leur esclavage à Babylone. Job est donc cité ici très mal à propos.
On rapporte encore le chapitre dernier d'Isaïe (23, 24): "Et de mois en mois, et de sabbat en sabbat, toute chair viendra m'adorer, dit le Seigneur; et ils sortiront, et ils verront à la voirie les cadavres de ceux qui ont prévariqué; leur ver ne mourra point, leur feu ne s'éteindra point, et ils seront exposés aux yeux de toute chair jusqu'à satiété."
Certainement, s'ils sont jetés à la voirie, s'ils sont exposés à la vue des passants jusqu'à satiété, s'ils sont mangés des vers, cela ne veut pas dire que Moïse enseigna aux Juifs le dogme de l'immortalité de l'âme; et ces mots: Le feu ne s'éteindra point, ne signifient pas que des cadavres qui sont exposés à la vue du peuple subissent les peines éternelles de l'enfer.
Comment peut-on citer un passage Isaïe pour prouver que les Juifs du temps de Moïse avaient reçu le dogme de l'immortalité de l'âme? Isaïe prophétisait, selon la computation hébraïque, l'an du monde 3380. Moise vivait vers l'an 2500; il s'est écoulé huit siècles entre l'un et l'autre. C'est une insulte au sens commun, ou une pure plaisanterie, que d'abuser ainsi de la permission de citer, et de prétendre prouver qu'un auteur a eu une telle opinion, par un passage d'un auteur venu huit cents ans après, et qui n'a point parlé de cette opinion. Il est indubitable que l'immortalité de l'âme, les peines et les récompenses après la mort, sont annoncées, reconnues, constatées dans le Nouveau Testament, et il est indubitable qu'elles ne se trouvent en aucun endroit du Pentateuque; et c'est ce que le grand Arnauld dit nettement et avec force dans son apologie de Port-Royal.
Les Juifs, en croyant depuis l'immortalité de l'âme, ne furent point éclairés sur sa spiritualité; ils pensèrent, comme presque toutes les autres nations, que l'âme est quelque chose de délié, d'aérien, une substance légère, qui retenait quelque apparence du corps qu'elle avait animé; c'est ce qu'on appelle les ombres, les mânes des corps. Cette opinion fut celle de plusieurs Pères de l'Eglise. Tertullien, dans son chapitre XXII de l'Ame, s'exprime ainsi: "Definimus animam Dei flatu natam, immortalem, corporalem, effigiatam, substantia simplicem. - Nous définissons l'âme née du souffle de Dieu, immortelle, corporelle, figurée, simple dans sa substance."
Saint Irénée dit, dans son liv. II, chap. XXXIV: "Incorporales sunt animae quantum ad comparationem mortalium corporum. - Les âmes sont incorporelles en comparaison des corps mortels." Il ajoute que "Jésus-Christ a enseigné que les âmes conservent les images du corps, - caracterem corporum in quo adoptantur, etc." On ne voit pas que Jésus-Christ ait jamais enseigné cette doctrine, et il est difficile de deviner le sens de saint Irénée.
Saint Hilaire est plus formel et plus positif dans son commentaire sur saint Matthieu: il attribue nettement une substance corporelle à l'âme: "Corpoream naturae suae substantiam sortiuntur."
Saint Ambroise, sur Abraham, liv. II, chap. VIII, prétend qu'il n'y a rien de dégagé de la matière, si ce n'est la substance de la Sainte Trinité.
On pourrait reprocher à ces hommes respectables d'avoir une mauvaise philosophie; mais il est à croire qu'au fond leur théologie était fort saine, puisque, ne connaissant pas la nature incompréhensible de l'âme, ils l'assuraient immortelle, et la voulaient chrétienne.
Nous savons que l'âme est spirituelle, mais nous ne savons point du tout ce que c'est qu'esprit. Nous connaissons très imparfaitement la matière, et il nous est impossible d'avoir une idée distincte de ce qui n'est pas matière. Très peu instruits de ce qui touche nos sens, nous ne pouvons rien connaître par nous-mêmes de ce qui est au-delà des sens. Nous transportons quelques paroles de notre langage ordinaire dans les abîmes de la métaphysique et de la théologie, pour nous donner quelque légère idée des choses que nous ne pouvons ni concevoir ni exprimer; nous cherchons à nous étayer de ces mots, pour soutenir, s'il se peut, notre faible entendement dans ces régions ignorées.
Ainsi nous nous servons du mot esprit, qui répond à souffle, et vent, pour exprimer quelque chose qui n'est pas matière; et ce mot souffle, vent, esprit, nous ramenant malgré nous à l'idée d'une substance déliée et légère, nous en retranchons encore ce que nous pouvons, pour parvenir à concevoir la spiritualité pure; mais nous ne parvenons jamais à une notion distincte: nous ne savons même ce que nous disons quand nous prononçons le mot substance; il veut dire, à la lettre, ce qui est dessous, et par cela même il nous avertit qu'il est incompréhensible: car qu'est-ce en effet que ce qui est dessous? La connaissance des secrets de Dieu n'est pas le partage de cette vie. Plongés ici dans des ténèbres profondes, nous nous battons les uns contre les autres, et nous frappons au hasard au milieu de cette nuit, sans savoir précisément pour quoi nous combattons.
Si l'on veut bien réfléchir attentivement sur tout cela, il n'y a point d'homme raisonnable qui ne conclût que nous devons avoir de l'indulgence pour les opinions des autres, et en mériter.
Toutes ces remarques ne sont
point étrangères au fond de la question, qui consiste
à savoir si les hommes doivent se tolérer: car si
elles prouvent combien on s'est trompé de part et d'autre
dans tous les temps, elles prouvent aussi que les hommes ont dû,
dans tous les temps, se traiter avec indulgence.
Note 60 Le dogme de la fatalité est ancien et universel: vous le trouver toujours dans Homère. Jupiter voudrait sauver la vie à son fils Sarpédon; mais le destin l'a condamné à la mort: Jupiter ne peut qu'obéir. Le destin était, chez les philosophes, ou l'enchaînement nécessaire des causes et des effets nécessairement produits par la nature, ou ce même enchaînement ordonné par la Providence: ce qui est bien plus raisonnable. Tout le système de la fatalité est contenu dans ce vers d'Annaeus Sénèque (épît. CVII):
Ducunt volentem fata, nolentem trahunt.
On est toujours convenu que Dieu
gouvernait l'univers par des lois éternelles, universelles,
immuables: cette vérité fut la source de toutes
ces disputes inintelligibles sur la liberté, parce qu'on
n'a jamais défini la liberté, jusqu'à ce
que le sage Locke soit venu; il a prouvé que la liberté
est le pouvoir d'agir. Dieu donne ce pouvoir; et l'homme, agissant
librement selon les ordres éternels de Dieu, est une des
roues de la grande machine du monde. Toute l'Antiquité
disputa sur la liberté, mais personne ne persécuta
sur ce sujet jusqu'à nos jours. Quelle horreur absurde
d'avoir emprisonné, exilé pour cette dispute, un
Arnauld, un Sacy, un Nicole, et tant d'autres qui ont été
la lumière de la France!
Note
61 Le roman théologique de la métempsycose
vient de l'Inde, dont nous avons reçu beaucoup plus de
fables qu'on ne croit communément. Ce dogme est expliqué
dans l'admirable quinzième livre des Métamorphoses
d'Ovide. Il a été reçu presque dans toute
la terre; il a été toujours combattu; mais nous
ne voyons point qu'aucun prêtre de l'Antiquité ait
jamais fait donner une lettre de cachet à un disciple de
Pythagore.
Note 62 Ni les anciens Juifs, ni les Egyptiens, ni les Grecs leurs contemporains, ne croyaient que l'âme de l'homme allât dans le ciel après sa mort. Les Juifs pensaient que la lune et le soleil étaient à quelques lieues au-dessus de nous, dans le même cercle, et que le firmament était une voûte épaisse et solide qui soutenait le poids des eaux, lesquelles s'échappaient par quelques ouvertures. Le palais des dieux, chez les anciens Grecs, était sur le mont Olympe. La demeure des héros après la mort était, du temps d'Homère, dans une île au-delà de l'Océan, et c'était l'opinion des esséniens.
Depuis Homère, on assigna
des planètes aux dieux, mais il n'y avait pas plus de raison
aux hommes de placer un dieu dans la lune qu'aux habitants de
la lune de mettre un dieu dans la planète de la terre.
Junon et Iris n'eurent d'autres palais que les nuées; il
n'y avait pas là où reposer son pied. Chez les Sabéens,
chaque dieu eut son étoile; mais une étoile étant
un soleil, il n'y a pas moyen d'habiter là, à moins
d'être de la nature du feu. C'est donc une question fort
inutile de demander ce que les anciens pensaient du ciel: la meilleure
réponse est qu'ils ne pensaient pas.
Note
63 Saint Matthieu, chap. XXII, v. 4.
Note
64 Saint Luc, chap. XIV.
Note
65 Saint Luc, chap. XIV, v. 26 et suiv.
Note
66 Saint Matthieu, chap. XVIII, v. 17.
Note
67 Saint Matthieu, chap. XXIII.
Note
68 Ibid., chap. XXVI, v. 59.
Note
69 Matthieu, chap. XXVI, v. 61.
Note
70 Il était en effet très difficile aux
Juifs, pour ne pas dire impossible, de comprendre, sans une révélation
particulière, ce mystère ineffable de l'incarnation
du Fils de Dieu, Dieu lui-même. La Genèse
(chap. VI) appelle fils de Dieu les fils des hommes puissants:
de même, les grands cèdres, dans les psaumes (LXXIX,
11), sont appelés les cèdres de Dieu. Samuel
(I. Rois, XVI, 15) dit qu'une frayeur de Dieu tomba
sur le peuple, c'est-à-dire une grande frayeur; un grand
vent, un vent de Dieu; la maladie de Saül, mélancolie
de Dieu. Cependant il paraît que les Juifs entendirent
à la lettre que Jésus se dit fils de Dieu dans le
sens propre; mais s'ils regardèrent ces mots comme un blasphème,
c'est peut-être encore une preuve de l'ignorance où
ils étaient du mystère de l'incarnation, et de Dieu,
fils de Dieu, envoyé sur la terre pour le salut des hommes.
Note
71 Lorsqu'on écrivait ainsi, en 1762, l'ordre des
jésuites n'était pas aboli en France. S'ils avaient
été malheureux, l'auteur les aurait assurément
respectés. Mais qu'on se souvienne à jamais qu'ils
n'ont été persécutés que parce qu'ils
avaient été persécuteurs; et que leur exemple
fasse trembler ceux qui, étant plus intolérants
que les jésuites, voudraient opprimer un jour leurs concitoyens
qui n'embrasseraient pas leurs opinions dures et absurdes. [Note
ajoutée en 1771]
Note 72 Voyez l'excellent livre intitulé Le Manuel de l'Inquisition.
Avec notre sincère reconnaissance envers Charles-Ferdinand Wirz, Conservateur de l'Institut et Musée Voltaire et Secrétaire de la Société Jean-Jacques Rousseau, pour son aide dans la recherche de documents.
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