Une exemple d’application : La question sociale : construction du débat public et expériences des acteurs

Marie-Christine Bureau

Problématique :

Depuis que la question sociale est objet de débat public en France, les termes dans lesquels elle se pose ne cessent d'évoluer. Ces dernières années, des mots reviennent de plus en plus fréquemment - chômage, exclusion, insertion, fractures du corps social etc.-, tandis que d'autres se font plus rares. Ce langage n'a bien sûr rien d'anodin puisqu'il reflète les images que notre société se donne d'elle-même. Notre objectif est d'utiliser le logiciel d'analyse de textes PROSPERO pour mettre en évidence, sur la période récente, les termes de ce débat, auquel contribuent des auteurs d'horizons très divers (hauts fonctionnaires, hommes politiques, universitaires, militants, experts, essayistes, etc. ). Il s'agit de faire émerger des lignes de force, de distinguer ce qui fait consensus et ce qui oppose. Il s'agit aussi de montrer quels auteurs introduisent une certaine pluralité dans le débat et comment les expériences vécues par les acteurs trouvent -ou non- une expression dans l'espace public.

Au cours de l'année 1997, nous avons construit et analysé plusieurs corpus. Le premier corpus rassemble des textes "de référence" publiés début 1995, ainsi qu'un ensemble d'articles polémiques et/ou scientifiques, qui discutent ces textes. Le deuxième et le troisième sont composés d'articles de presse parus sur des périodes différentes : fin 1994-début 1995 / pendant le mouvement social de novembre-décembre 1995. D'autres textes ont été analysés pour permettre comparaisons et confrontations.

Nous rappelons quelques conclusions de ces analyses exploratoires présentées dans le rapport " A propos des débats sur la nouvelle question sociale : un essai d’exploration critique. ", Document du CEE n° 97/53.

1. Dans le premier corpus, l'Etat constitue indéniablement l'acteur principal. Présent dans presque tous les textes, il est représenté sous une forme abstraite, beaucoup plus souvent qu'à travers ses instances ou ses représentants. L'abondance des qualificatifs utilisés pour analyser son rôle exprime la crise de légitimité qu'il traverse (Etat providence-actif, Etat providence-passif, Etat animateur, Etat social, Etat de croissance, Etat stratège, etc.).

Les "exclus" font surtout l'objet d'une représentation administrative : catégories de personnes caractérisées par une difficulté particulière, et par le statut que les Pouvoirs publics leurs proposent en réponse (chômeurs de longue durée, Rmistes, etc.). Cette représentation correspond bien à une approche gestionnaire de la question sociale. Néanmoins l'argument du surnuméraire (le procès économique génère des personnes en surnombre, des "normaux inutiles") entraîne une discussion entre les auteurs : ne conduit-il pas à représenter les "exclus" comme des "non force sociales", alimentant ainsi un scepticisme largement partagé quant aux possibilités de représentation politique des "exclus" ?.

Ce corpus fait assez peu de place aux corps intermédiaires. Les syndicats apparaissent surtout à travers leur rôle dans la gestion de la protection sociale, rôle qui se trouve d'ailleurs remis en cause. Quant aux associations, elles sont peu présentes et figurent plutôt dans une position subordonnée, en tant que relais des programmes publics. Deux silences sont aussi remarquables : l'absence d'analyse socio-économique des classes dirigeantes et le silence sur l'immigration. Ainsi, les auteurs ne s'interrogent guère sur une éventuelle évolution des formes de pouvoir et des groupes sociaux qui le détiennent. Et dans la réflexion sur les fondements et les évolutions du lien social, ils n'accordent pas non plus d'attention particulière à la présence des migrants.

2. Au-delà de ces traits communs, le corpus peut se partager selon plusieurs lignes de fracture, en particulier : la position par rapport à la logique de marché, l'usage des théories de la justice et le thème de la société individualisée. Entre apologie du libéralisme et résistance morale aux exigences inhumaines du marché, certains auteurs reprennent ainsi les réflexions autour du "troisième secteur" : économie solidaire, économie intermédiaire autour des politiques d'insertion etc.

L'usage scientifique et politique des concepts d'équité et de voile d'ignorance fait l'objet d'une vive polémique où se trouve dénoncées des ambiguïtés dans l'interprétation de la pensée de Rawls, en particulier lorsque la notion d'équité est utilisée pour justifier des politiques de discrimination positive ou lorsque l'idée de "déchirure du voile d'ignorance" sert à conforter une vision très individualisée du social.

3. La comparaison entre le rapport préparatoire au IX° Plan et le rapport de la commission Minc fait apparaître la disparition de plusieurs thèmes centraux lors du IX° Plan : les relations avec le Tiers-Monde ; l'espoir placé dans les nouvelles technologies ; la lutte contre les inégalités de revenu. Elle montre aussi différentes évolutions de la pensée, en particulier dans la réflexion sur le temps de travail et dans la conception de la construction européenne.

4. La comparaison des articles de presse entre la campagne présidentielle du printemps 1995 et le mouvement social de l'automne manifeste le passage d'une crise philosophique à une crise politique. En particulier, de nombreux acteurs qui n'avaient guère leur place dans le tryptique Etat-Entreprises-Exclus retrouvent un rôle actif dans les commentaires du mouvement social : les syndicats, les services publics, le peuple, l'Europe, les élites etc.
 
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