Dimanche 13 janvier 2002
Comme j'avais la flemme de consacrer une chronique entière à décrire les quelques changements que j'ai constatés à Cochabamba depuis mon dernier passage, et que par ailleurs je n'ai pas de choses vraiment désopilantes à dire sur Tarija (que je quitte ce soir), je mélange les deux sujets en une seule chronique.
Les Cochabambins à qui j'ai dit que je partais pour Tarija m'ont résumé: Tarija, c'est Cochabamba comme elle était il y a trente ans. C'est un peu simplifié, mais ce n'est pas entièrement faux.
Les villes se ressemblent beaucoup. Par leur décor, d'abord: on est dans le même relief (les premiers contreforts des Andes, avec un paysage bosselé et pelé) et le même climat (un poil plus chaud à Tarija, quand même). Dans les deux cas, les places sont plantées de palmiers et les rues ombragées de jacarandas (arbres à fleurs, voisins des flamboyants des Antilles, mais dont les fleurs sont plus souvent jaunes que rouges).
L'agglomération de Cocha dépasse le demi-million d'habitants, tandis que Tarija et ses environs ne doivent pas atteindre les 200.000 pékins. Mais tant qu'on reste dans le centre-ville, cette différence ne se ressent guère... sauf pour ce qui est du flux de circulation. A Cochabamba, tout est pollué, ça klaxonne à mort, il y a des flics pour régler la circulation partout; à Tarija, au contraire, on peut marcher au milieu de la rue en toute tranquillité.
Les Cochabambins ont raison, la différence essentielle est la modernité. Cocha se veut une métropole dynamique, pétant de fric (nettement plus haut que son cul, d'ailleurs), et fait tout son possible pour ressembler de plus en plus à Miami, avec des immeubles de cinq à quinze étages à tous les coins de rue. Tarija est au contraire une petite ville de province qui s'assume tout à fait, et qui a un aspect très européen (comme les villes argentines dont elle est proche, d'ailleurs) sans faire aucun effort pour ça. La plupart de ses immeubles n'ont qu'un rez-de-chaussée, parfois un étage, et tout ce qui émerge de la ligne des toits, c'est les clochers des églises. La maison de Tarija typique a des murs en adobes (briques de torchis), des grilles en fer forgé aux fenêtres, et un toit très irrégulier couvert de tuiles romaines. En d'autres termes, les maisons de Tarija ont très exactement l'aspect de celles que Cochabamba rase pour les remplacer par des immeubles.
Par ailleurs, Cochabamba est en zone "colla" (sobriquet collectif des quechuas et des aymaras), et sa population est très métissée. Les Tarijeños, eux, sont des descendants d'Européens de modèle banal, et ça se voit. Avant l'arrivée des Espagnols, les autochtones de la région "chapaca" (cette fois, c'est le sobriquet des habitants de Tarija) n'étaient pas vraiment sous l'influence des Incas; ils appartenaient à la culture guarani, et non colla (les guaranis, ce sont en particulier les natifs du Paraguay et du sud du Brésil: leur costume traditionnel était la nudité, avec quelques ornements nasaux). Mais de toute façon, ces autochtones étaient peu nombreux (leur vrai milieu d'origine, c'est l'Amazonie et non les Andes), et les Espagnols de Tarija se sont installés sur une terre presque vierge.
Les Boliviens estiment généralement que les Tarijeñas sont beaucoup plus jolies que les collas. Si on se conforme aux canons esthétiques européens, c'est vrai: ce sont des brunes grandes et minces qui ressemblent à la fille de l'alcade de Zalamea, tandis que les collas sont plutôt petites, un peu potelées, avec la peau cuivrée et des yeux en amande, comme les princesses incas dont elles descendent vaguement.
A Tarija, même les cholitas (les commerçantes dans l'uniforme qu'elles portent partout en Bolivie: un petit chapeau, deux tresses, plein de jupes superposées) ont l'air importées d'Espagne. Le chapeau de la cholita locale est d'ailleurs de dessin européen: c'est un petit chapeau rond, dont le corps ressemble plus à une lentille qu'à un melon, avec des bords relevés; un chapeau de paysan breton, en somme, sauf qu'il est toujours clair et jamais noir.
Vous trouverez peut-être que je parle beaucoup de chapeaux dans ces chroniques, mais je rappelle que le chapeau était de par la loi le signe extérieur de l'appartenance ethnique sous l'empire inca, et que cette tradition s'est perpétuée depuis lors: on ne verra absolument jamais une cholita de La Paz porter un chapeau de Cochabamba, ce serait aussi choquant que de voir un curé entretenir un harem.
L'absence de racines andines des Tarijeños se ressent dans les tempéraments: les gens sont moins bosseurs, beaucoup plus nonchalants. En particulier, ils font la sieste, et les boutiques ferment en début d'après-midi (chose totalement inconcevable à Cochabamba). La conversation typique entre deux chapacos est du genre café du commerce banal ("si j'étais le gouvernement, je ferais ci et ça"), tandis qu'à Cochabamba, sous l'influence andine, le thème de prédilection est toujours la famille ("Et comment va ta mère? ton grand-père? ta tante? Salue-les de ma part.").
A Cochabamba, pour cause de racines andines, on boit de la chicha, ou de la bière. A Tarija, pour cause de racines espagnoles, on boit du vin. Les Cochabambins m'ont d'ailleurs recommandé de ne pas me faire de copains à Tarija si je ne voulais pas passer ma journée à picoler -- et ils ont du culot, car Dieu sait si on se saoule la gueule à Cocha; mais ce n'est pas aux mêmes heures. A Tarija, on boit un peu, toute la journée; à Cocha, on ne boit que le soir, mais alors, on se saoule. Ce qui permet aux uns et aux autres de considérer que les vrais poivrots sont les autres.
Les Tarijeños sont très fiers de leur vin, mais jusqu'ici, ils sont les seuls: l'opinion générale en Bolivie est que leur pinard est une infâme piquette. D'après les observateurs les plus nuancés, le vin de Tarija, effectivement infect il y a une dizaine d'années, serait en net progrès: les cépages sont bons (importés d'Europe), la terre est très correcte, l'ensoleillement est optimal, et c'est le vieillissement qui pose problème (faute de bon bois pour faire les tonneaux).
Cochabamba est très fière d'avoir été à la pointe de la lutte pour l'indépendance. Tarija appelle sans complexe ses rues Madrid et Sevilla, et décore sa place principale de la statue d'un conquistador. Bon, allez, pour être honnête, il y a aussi une autre place à Tarija avec la statue du maréchal Sucre (le lieutenant de Bolivar), mais on sent que le coeur n'y est pas.
La nostalgie de l'Europe est au contraire manifeste à Tarija, notamment dans le nom du fleuve au bord duquel la ville s'est construite: "Guadalquivir", en toute modestie. Je signale au passage que Guadalquivir est un nom arabe et non espagnol (Guad-al-Quibir, c'est Oued-el-Kébir, autrement dit "le grand fleuve"), mais je pense que les Tarijeños l'ignorent comme tout le monde. Ce fleuve est en fait un torrent, dont le débit est assez comparable à celui du Rhône à Genève, sauf lorsqu'il est en crue.
A titre anecdotique, j'ai trouvé en marchant dans les rues de Tarija une inimaginable rue "General Joffre", qui démontre que les Tarijeños ne sont pas seulement européocentriques, ils étaient même francophiles en 1914. Etonnant, non?
Comme je ne peux pas passer ma vie dans les cyber-cafés, je ne vous dirai pas grand-chose des deux musées de Tarija. Le premier contient une impressionnante collection de fossiles, notamment de glyptodontes, qui étaient des mammifères à carapace (dont descend d'ailleurs le tatou). Le second n'est pas vraiment ouvert au public, mais on y entre quand même si on insiste beaucoup: il s'agit des archives de la mission franciscaine, qui a été extrêmement active dès l'arrivée des Espagnols (elle évangélisait les guaranis, l'évangélisation des collas étant centralisée à Tarata, près de Cochabamba). On trouve là une bibliothèque d'incunables aussi riche que les Franciscains sont pauvres, laquelle bibliothèque est tout doucettement en train de se faire bouffer par les champignons et les souris sous les yeux consternés des derniers franciscains. Pour cause de crise des vocations, on ne trouve plus là que trois prêtres italiens blanchis sous le harnais, et dans une dizaine d'années il faut espérer qu'on vendra la mission à Coca-Cola si on veut conserver quelque espoir que ces archives inestimables ne soient pas détruites par le premier incendie venu. Encore merci à Jean-Paul II de sa rigueur doctrinale, qui a si efficacement permis de transformer une culture pluriséculaire en un syndicat d'obsédés sexuels refoulés. Excusez-moi, c'était hors sujet, mais ça m'a échappé.