Vendredi 18 janvier 2002
Pendant que l'Argentine s'enfonce dans la crise, tout le monde se fiche de ce qui arrive en Bolivie. Pourtant, il s'y passe des choses, et meme tres pres d'ou je me trouve.
Cochabamba se trouve dans un paysage de type andin traditionnel, assez sec et rape. Mais des qu'on a passe une ligne de crete situee a quelques kilometres d'ici, on entre dans le "tropico cochabambino", dit aussi le Chapare: une region tropicale, a la vegetation luxuriante, pleine de sales betes du genre mygales, moustiques (raison pour laquelle j'ai toujours refuse d'y mettre les pieds), mais ou on peut cultiver des tas de produits tropicaux, et en particulier le seul qui soit vendable a des tarifs decents: la coca.
La coca, oui. Ce avec quoi on fait la cocaine.
Or donc, le gouvernement americain essaye depuis plusieurs annees de faire croire a ses electeurs que le commerce de la cocaine lui deplait souverainement, et qu'il fait tout pour en venir a bout. Mais bizarrement, tous les efforts de l'oncle Sam pour diminuer la production de cocaine n'ont jamais permis de diminuer le moins du monde la quantite de poudre blanche disponible a la vente dans les pays du premier monde (les pays developpes, pour ceux qui ne parlent pas le politiquement correct).
Il y en a qui pretendent que cet insucces est du a la sottise des Americains. Ce qui n'est certes pas exclu. Mais il y en a d'autres -- et je suis plutot de leur avis -- qui pensent que les Americains sont beaucoup moins betes qu'ils veulent en donner l'impression, et qu'ils n'ont jamais reellement eu l'intention d'en finir avec ce commerce, mais seulement de maintenir les cours en entretenant la penurie du produit.
Toujours est-il qu'en ce moment, le gouvernement bolivien, sous l'"amicale" pression des Americains, a decide de reduire drastiquement la production de feuille de coca en Bolivie, et pour ce, de la faire totalement disparaitre du Chapare de la region de Cochabamba. Ce qui genera moyennement les cartels qui produisent la cocaine a partir d'autres regions de Bolivie (les yungas, ou vallees chaudes, dans le departement de La Paz), mais menera presque infailliblement a la pauperisation des paysans du Chapare.
Pardon? Ah, oui, les cultures alternatives. Eh bien, c'est une vaste blague. Certes, on peut faire pousser des fruits dans le Chapare, ils y poussent meme tres bien. Mais vu qu'il y a deja surproduction des dits fruits, que les cours sont ridiculement bas (la crise argentine n'arrangeant d'ailleurs rien) et que de toute facon les gens du Chapare n'ont rien ni pour stocker ces fruits ni pour les transporter... Bizarrement, les paysans du Chapare continuent de penser que la coca est un produit beaucoup plus rentable (et ce bien que les narcotrafiquants leur lachent a tout peter 1 % de leurs benefices).
Donc, figurez-vous, les paysans ne sont pas d'accord avec la politique d'eradication. Ca tombe bien: les cartels qui les controlent ne sont pas d'accord non plus, et la sympathie naturelle que leur inspirent les honnetes cultivateurs les conduit de temps a autre a leur fournir quelques flingues. Oh, pas beaucoup, juste assez pour entretenir l'ambiance... et garder l'armee et la police a distance respectueuse.
La situation etait plus que tendue depuis des mois, elle a meme deja ete insurrectionnelle a plusieurs reprises: le Chapare se transforme periodiquement en zone de non-droit.
Ces derniers jours, les paysans en colere ont decide de prendre d'assaut les batiments ou siege l'organisation qui avait auparavant en charge la regulation de la production de la petite feuille verte, et preside aujourd'hui a son eradication. Ces batiments se situent a Sacaba, c'est-a-dire a deux pas de Cochabamba (une vingtaine de minutes en bus).
A Cochabamba meme, il ne se passe rien. Mais evidemment, tous les journalistes font le voyage de Sacaba pour tenir au courant l'honorable assistance publique. C'est ainsi que nous suivons au jour le jour la montee aux extremes. Avant-hier, les paysans ont reussi a capturer un flic (lequel, soit dit en passant, n'est d'ailleurs lui-meme qu'un paysan sur la tete de qui on a pose un casque), et ont entrepris de le passer a tabac (selon les paysans) ou de le lyncher (selon les flics).
Le flic s'en est sorti (en tres mauvais etat quand meme), mais deux de ses agresseurs ont ete butes.
Ce matin, les paysans se sont faches, et ont bombarde les flics avec des waraq'as (frondes traditionnelles, tres longues et portant tres loin; modele inchange depuis les Incas). Les flics n'ayant pas grand-chose pour riposter, a part de minables gaz lacrymogenes... et leurs propres frondes (eh oui! c'est ca le tiers monde, papito!), les assaillants ont fait beaucoup de degats. Une ambulance a donc du evacuer des flics blesses.
Mais le conducteur de l'ambulance a lui-meme pris une pierre dans la tronche, l'ambulance est partie dans le decor et a commence a cramer.
Ses occupants (dont les blesses) sont parvenus a en sortir. Mais deux des blesses ont ete pris par les assaillants, et assassines avec une relative moderation, si j'ose dire: on ne les a pas tortures ni brules vifs, mais seulement tues par balles.
Evidemment, les flics aussi connaissent la loi du talion. Ils ont tire dans le tas avec la meme moderation, et ont donc fait un nouveau mort, rien de plus pour le moment. Si l'on compte bien, le score est donc de trois paysans contre deux flics et demi (vu que le passe a tabac n'est pas en tres bon etat). A ce stade du recit, on ne peut pas encore dire que l'un ou l'autre camp ait vraiment perdu son sang-froid. Ce qui est tout de meme rassurant.
Donc, ici meme, a Cochabamba, tout est parfaitement calme, et le week-end commence dans une serenite parfaite. Je ne suis nullement ironique: jusqu'ici, les joyeusetes decrites plus haut sortent a peine de la routine, et personne ne s'affole, notamment pas les militaires, qui restent dans leurs casernes. Le cyber-cafe d'ou je vous ecris est plein d'etudiants souriants, la musique joue "Pretty Woman" a fond la caisse, tout est absolument normal.
Cette moderation, cette facon de garder son sang-froid meme quand celui des copains commence a couler, c'est l'une des grandeurs de la civilisation. Pour etre precis, ca s'appelle la loi du talion, et on est content de voir qu'il n'y a pas que le gouvernement israelien qui ait compris comment ca marche.