Cyrano de Bergerac

by Edmond Rostand

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Premier Acte
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Une représentation à l'hôtel de Bourgogne


La salle de l'Hôtel de Bourgogne, en 1640. Sorte de hangar
de jeu de paume aménagé et embelli pour des représentations.

La salle est un carré long ; on la voit en biais, de sorte
qu'un de ses côtés forme le fond qui part du premier plan, à
droite, et va au dernier plan, à gauche, faire angle avec la
scène qu'on aperçoit en pan coupé.

Cette scène est encombrée, des deux côtés, le long des
coulisses, par des banquettes. Le rideau est formé par deux
tapisseries qui peuvent s'écarter. Au-dessus du manteau
d'Arlequin, les armes royales. On descend de l'estrade dans
la salle par de longues marches. De chaque côté de ces
marches, la place des violons. Rampe de chandelles...

Deux rangs superposés de galeries latérales : le rang
supérieur est divisé en loges. Pas de sièges au parterre,
qui est la scène même du théâtre ; au fond de ce parterre,
c'est-à-dire à droite, premier plan, quelques bancs formant
gradins et, sous un escalier qui monte vers des places
supérieures et dont on ne voit que le départ, une sorte de
buffet orné de petits lustres, de vases fleuris, de verres
de cristal, d'assiettes de gâteaux, de flacons, etc.

Au fond, au milieu, sous la galerie de loges, l'entrée du
théâtre. Grande porte qui s'entrebâille pour laisser passer
les spectateurs. Sur les battants de cette porte, ainsi que
dans plusieurs coins et au-dessus du buffet, des affiches
rouges sur lesquelles on lit : La Clorise.

Au lever du rideau, la salle est dans une demi-obscurité,
vide encore. Les lustres sont baissés au milieu du parterre,
attendant d'être allumés.



Scène Première - LE PUBLIC, qui arrive peu à peu. CAVALIERS,
BOURGEOIS, LAQUAIS, PAGES, TIRE-LAINE, LE PORTIER, etc.,
puis LES MARQUIS, CUIGY, BRISSAILLE, LA DISTRIBUTRICE,
LES VIOLONS, etc.


On entend derrière la porte un tumulte de voix, puis un
cavalier entre brusquement.

LE PORTIER, le poursuivant :
Holà ! Vos quinze sols !

LE CAVALIER :
J'entre gratis !

LE PORTIER :
Pourquoi ?

LE CAVALIER :
Je suis chevau-léger de la maison du Roi !

LE PORTIER, à un autre cavalier qui vient d'entrer :
Vous ?

DEUXIEME CAVALIER :
Je ne paye pas !

LE PORTIER :
Mais...

DEUXIEME CAVALIER :
Je suis mousquetaire.

PREMIER CAVALIER, au deuxième :
On ne commence qu'à deux heures. Le parterre
Est vide. Exerçons-nous au fleuret.
Ils font des armes avec des fleurets qu'ils ont apportés.

UN LAQUAIS, entrant :
Pst... Flanquin...

UN AUTRE, déjà arrivé :
Champagne ?...

LE PREMIER, lui montrant des jeux qu'ils sort de son
pourpoint :
Cartes. Dés.
Il s'assied par terre.

LE DEUXIEME, même jeu :
Oui mon coquin.

PREMIER LAQUAIS, tirant de sa poche un bout de chandelle
qu'il allume et colle par terre :
J'ai soustrait à mon maître un peu de luminaire.

UN GARDE, à une bouquetière qui s'avance :
C'est gentil de venir avant que l'on éclaire !...
Il lui prend la taille.

UN DES BRETTEURS, recevant un coup de fleuret
Touche !

UN DES JOUEURS
Trèfle !

LE GARDE, poursuivant la fille
Un baiser !

LA BOUQUETIERE, se dégageant
On voit !...

LE GARDE, l'entraînant dans les coins sombres
Pas de danger !

UN HOMME, s'asseyant par terre avec d'autres porteurs de
provisions de bouche
Lorsqu'on vient en avance, on est bien pour manger.

UN BOURGEOIS, conduisant son fils
Plaçons-nous là, mon fils.

UN JOUEUR
Brelan d'as !

UN HOMME, tirant une bouteille de sous son manteau et
s'asseyant aussi
Un ivrogne
Doit boire son bourgogne...
Il boit.
... à l'hôtel de Bourgogne !

LE BOURGEOIS, à son fils
Ne se croirait-on pas en quelque mauvais lieu ?
Il montre l'ivrogne du bout de sa canne. Buveurs...
En rompant, un des cavaliers le bouscule. Bretteurs !
Il tombe au milieu des joueurs. Joueurs !

LE GARDE, derrière lui, lutinant toujours la femme
Un baiser !

LE BOURGEOIS, éloignant vivement son fils
Jour de Dieu !
- Et penser que c'est dans une salle pareille
Qu'on joua du Rotrou, mon fils !

LE JEUNE HOMME
Et du Corneille !

UNE BANDE DE PAGES, se tenant par la main, entre en
farandole et chante
Tra la la la la la la la la la la lère...

LE PORTIER, sévèrement aux pages
Les pages, pas de farce !...

PREMIER PAGE, avec une dignité blessée
Oh ! Monsieur ! ce soupçon !...
Vivement au deuxième, dès que le portier a tourné le dos.
As-tu de la ficelle ?

LE DEUXIEME
Avec un hameçon.

PREMIER PAGE
On pourra de là-haut pêcher quelque perruque.

UN TIRE-LAINE, groupant autour de lui plusieurs hommes de
mauvaise mine
Or çà, jeunes escrocs, venez qu'on vous éduque
Puis donc que vous volez pour la première fois...

DEUXIEME PAGE, criant à d'autres pages déjà placés aux
galeries supérieures
Hep ! Avez-vous des sarbacanes ?

TROISIEME PAGE, d'en haut
Et des pois !
Il souffle et les crible de pois.

LE JEUNE HOMME, à son père
Que va-t-on nous jouer ?

LE BOURGEOIS
Clorise

LE JEUNE HOMME
De qui est-ce ?

LE BOURGEOIS
De monsieur Balthazar BARO. C'est une pièce !...
Il remonte au bras de son fils.

LE TIRE-LAINE, à ses acolytes
... La dentelle surtout des canons, coupez-la !

UN SPECTATEUR, à un autre, lui montrant une encoignure
élevée
Tenez, à la première du Cid, j'étais là !

LE TIRE-LAINE, faisant avec ses doigts le geste de
subtiliser
Les montres...

LE BOURGEOIS, redescendant, à son fils
Vous verrez des acteurs très illustres...

LE TIRE-LAINE, faisant le geste de tirer par petites
secousses furtives
Les mouchoirs...

LE BOURGEOIS
Montfleury...

QUELQU'UN, criant de la galerie supérieure
Allumez donc les lustres !

LE BOURGEOIS
... Bellerose, l'Epy, la Beaupré, Jodelet !

UN PAGE, au parterre
Ah ! voici la distributrice !...

LA DISTRIBUTRICE, paraissant derrière le buffet
Oranges, lait,
Eau de framboise, aigre de cèdre...
Brouhaha à la porte.

UNE VOIX DE FAUSSET
Place, brutes !

UN LAQUAIS, s'étonnant.
Les marquis !... au parterre ?...

UN AUTRE LAQUAIS
Oh ! pour quelques minutes.
Entre une bande de petits marquis.

UN MARQUIS, voyant la salle à moitié vide
Hé quoi ! Nous arrivons ainsi que les drapiers,
Sans déranger les gens ? sans marcher sur les pieds
Ah ! fi ! fi ! fi !
Il se trouve devant d'autres gentilshommes entrés peu avant.
Cuigy ! Brissaille !
Grandes embrassades.

CUIGY
Des fidèles !...
Mais oui, nous arrivons devant que les chandelles...

LE MARQUIS
Ah ! ne m'en parlez pas ! Je suis dans une humeur...

UN AUTRE
Console-toi, marquis, car voici l'allumeur !

LA SALLE, saluant l'entrée de l'allumeur
Ah !...

On se groupe autour des lustres qu'il allume. Quelques
personnes ont pris place aux galeries. Lignière entre au
parterre, donnant le bras à Christian de Neuvillette.
Lignière, un peu débraillé, figure d'ivrogne distingué.
Christian, vêtu élégamment, mais d'une façon un peu démodée,
paraît préoccupé et regarde les loges.


Scène II - LES MEMES, CHRISTIAN, LIGNIERE,
puis RAGUENEAU et LE BRET


CUIGY
Lignière !

BRISSAILLE, riant
Pas encor gris !...

LIGNIERE, bas à Christian
Je vous présente ?
Signe d'assentiment de Christian.
Baron de Neuvillette.
Saluts.

LA SALLE, acclamant l'ascension du premier lustre allumé
Ah !

CUIGY, à Brissaille, en regardant Christian
La tête est charmante.

PREMIER MARQUIS, qui a entendu
Peuh !...

LIGNIERE, présentant à Christian
Messieurs de Cuigy, de Brissaille...

CHRISTIAN, s'inclinant
Enchanté !...

PREMIER MARQUIS, au deuxième
Il est assez joli, mais n'est pas ajusté
Au dernier goût.

LIGNIERE, à Cuigy
Monsieur débarque de Touraine.

CHRISTIAN
Oui, je suis à Paris depuis vingt jours à peine.
J'entre aux gardes demain, dans les cadets.

PREMIER MARQUIS, regardant les personnes qui entrent dans
les loges
Voilà
La présidente Aubry !

LA DISTRIBUTRICE
Oranges, lait...

LES VIOLONS, s'accordant
La... la...

CUIGY, à Christian lui désignant la salle qui se garnit
Du monde !

CHRISTIAN
Et ! oui, beaucoup.

PREMIER MARQUIS
Tout le bel air !

Ils nomment les femmes à mesure qu'elle entrent, très
parées, dans les loges. Envois de saluts, réponses de
sourires.

DEUXIEME MARQUIS
Mesdames
De Guéméné...

CUIGY :
De Bois-Dauphin...

PREMIER MARQUIS
Que nous aimâmes...

BRISSAILLE
De Chavigny...

DEUXIEME MARQUIS
Qui de nos coeurs va se jouant !

LIGNIERE
Tiens, monsieur de Corneille est arrivé de Rouen.

LE JEUNE HOMME, à son père
L'Académie est là ?

LE BOURGEOIS
Mais... j'en vois plus d'un membre ;
Voici Boudu, Boissat, et Cureau de la Chambre ;
Porchères, Colomby, Bourzeys, Bourdon, Arbaud...
Tous ces noms dont pas un ne mourra, que c'est beau !

PREMIER MARQUIS
Attention ! nos précieuses prennent place
Barthénoïde, Urimédonte, Cassandace,
Félixérie...

DEUXIEME MARQUIS, se pâmant
Ah ! Dieu ! leurs surnoms sont exquis !
Marquis, tu les sais tous ?

PREMIER MARQUIS
Je les sais tous, marquis !

LIGNIERE, prenant Christian à part
Mon cher, je suis entré pour vous rendre service
La dame ne vient pas. Je retourne à mon vice !

CHRISTIAN, suppliant
Non !... Vous qui chansonnez et la ville et la cour,
Restez : vous me direz pour qui je meurs d'amour.

LE CHEF DES VIOLONS, frappant sur son pupitre, avec son
archet
Messieurs les violons !...
Il lève son archet.

LA DISTRIBUTRICE
Macarons, citronnée...
Les violons commencent à jouer.

CHRISTIAN
J'ai peur qu'elle ne soit coquette et raffinée,
Je n'ose lui parler car je n'ai pas d'esprit...
Le langage aujourd'hui qu'on parle et qu'on écrit,
Me trouble. Je ne suis qu'un bon soldat timide.
-- Elle est toujours, à droite, au fond : la loge est vide.

LIGNIERE, faisant mine de sortir
Je pars.

CHRISTIAN, le retenant encore
Oh ! non, restez !

LIGNIERE
Je ne peux. D'assoucy
M'attend au cabaret. On meurt de soif, ici.

LA DISTRIBUTRICE, passant devant lui avec un plateau
Orangeade ?

LIGNIERE
Fi !

LA DISTRIBUTRICE
Lait ?

LIGNIERE
Pouah !

LA DISTRIBUTRICE
Rivesalte ?

LIGNIERE
Halte !
A Christian.
Je reste encor un peu. -- Voyons ce rivesalte ?
Il s'assied près du buffet. la distributrice lui verse son
rivesalte.

CRIS, dans le public à l'entrée d'un petit homme
grassouillet et réjoui
Ah ! Ragueneau !...

LIGNIERE, à Christian
Le grand rôtisseur Ragueneau.

RAGUENEAU, costume de pâtissier endimanché, s'avançant
vivement vers Lignière
Monsieur, avez-vous vu monsieur de Cyrano ?

LIGNIERE, présentant Ragueneau à Christian
Le pâtissier des comédiens et des poètes !

RAGUENEAU, se confondant
Trop d'honneur...

LIGNIERE
Taisez-vous, Mécène que vous êtes !

RAGUENEAU
Oui, ces messieurs chez moi se servent...

LIGNIERE
A crédit.
Poète de talent lui-même...

RAGUENEAU
Ils me l'ont dit.

LIGNIERE
Fou de vers !

RAGUENEAU
Il est vrai que pour une odelette...

LIGNIERE
Vous donnez une tarte...

RAGUENEAU
Oh ! une tartelette !

LIGNIERE
Brave homme, il s'en excuse !... Et pour un triolet
Ne donnâtes-vous pas ?

RAGUENEAU
Des petits pains !

LIGNIERE, sévèrement
Au lait.
-- Et le théâtre ! Vous l'aimez ?

RAGUENEAU
Je l'idolâtre.

LIGNIERE
Vous payez en gâteaux vos billets de théâtre !
Votre place, aujourd'hui, là, voyons, entre nous,
Vous a coûté combien ?

RAGUENEAU
Quatre flans. Quinze choux.
Il regarde de tous côtés.
Monsieur de Cyrano n'est pas là ? Je m'étonne.

LIGNIERE
Pourquoi ?

RAGUENEAU
Montfleury joue !

LIGNIERE
En effet, cette tonne
Va nous jouer ce soir le rôle de Phédon.
Qu'importe à Cyrano ?

RAGUENEAU
Mais vous ignorez donc ?
Il fit à Montfleury, messieurs, qu'il prit en haine,
Défense, pour un mois, de reparaître en scène.

LIGNIERE, qui en est à son quatrième petit verre
Eh bien ?

RAGUENEAU
Montfleury joue !

CUIGY, qui s'est rapproché de son groupe
Il n'y peut rien.

RAGUENEAU
Oh ! oh !
Moi, je suis venu voir !

PREMIER MARQUIS
Quel est ce Cyrano ?

CUIGY
C'est un garçon versé dans les colichemardes.

DEUXIEME MARQUIS
Noble ?

CUIGY
Suffisamment. Il est cadet aux gardes.
Montrant un gentilhomme qui va et vient dans la salle comme
s'il cherchait quelqu'un.
Mais son ami Le Bret peut vous dire...
Il appelle.
Le Bret !
Vous cherchez Bergerac ?

LE BRET
Oui, je suis inquiet !...

CUIGY
N'est-ce pas que cet homme est des moins ordinaires ?

LE BRET, avec tendresse
Ah ! c'est le plus exquis des êtres sublunaires !

RAGUENEAU
Rimeur !

CUIGY
Bretteur !

BRISSAILLE
Physicien !

LE BRET
Musicien !

LIGNIERE
Et quel aspect hétéroclite que le sien !

RAGUENEAU
Certes, je ne crois pas que jamais nous le peigne
Le solennel monsieur Philippe de Champaigne ;
Mais bizarre, excessif, extravagant, falot,
Il eût fourni, je pense, à feu Jacques Callot
Le plus fol spadassin à mettre entre ses masques
Feutre à panache triple et pourpoint à six basques,
Cape, que par derrière, avec pompe, l'estoc
Lève, comme une queue insolente de coq,
Plus fier que tous les Artabans dont la Gascogne
Fut et sera toujours l'alme Mère Gigogne,
Il promène, en sa fraise à la Pulcinella,
Un nez !... Ah ! messeigneurs, quel nez que ce nez-là !....
On ne peut voir passer un pareil nasigère
Sans s'écrier : "Oh ! non, vraiment, il exagère !"
Puis on sourit, on dit : "Il va l'enlever..." Mais
Monsieur de Bergerac ne l'enlève jamais.

LE BRET, hochant la tête
Il le porte,-- et pourfend quiconque le remarque !

RAGUENEAU, fièrement
Son glaive est la moitié des ciseaux de la Parque !

PREMIER MARQUIS, haussant les épaules
Il ne viendra pas !

RAGUENEAU
Si !... Je parie un poulet
A la Ragueneau !

LE MARQUIS, riant
Soit !

Rumeurs d'admiration dans la salle. Roxane vient de paraître
dans sa loge. Elle s'assied sur le devant, sa duègne prend
place au fond. Christian, occupé à payer la distributrice,
ne regarde pas.

DEUXIEME MARQUIS, avec des petits cris
Ah ! messieurs ! mais elle est
Epouvantablement ravissante !

PREMIER MARQUIS
Une pêche
Qui sourirait avec une fraise !

DEUXIEME MARQUIS
Et si fraîche
Qu'on pourrait, l'approchant, prendre un rhume de coeur !

CHRISTIAN, lève la tête, aperçoit Roxane, et saisit vivement
Lignière par le bras
C'est elle !

LIGNIERE, regardant
Ah ! c'est elle ?...

CHRISTIAN
Oui. Dites vite. J'ai peur.

LIGNIERE, dégustant son rivesalte à petits coups
Magdeleine Robin, dite Roxane.-- Fine.
Précieuse.

CHRISTIAN
Hélas !

LIGNIERE
Libre. Orpheline. Cousine
De Cyrano,-- dont on parlait...

A ce moment, un seigneur très élégant, le cordon bleu en
sautoir, entre dans la loge et, debout, cause un instant
avec Roxane.

CHRISTIAN, tressaillant
Cet homme ?...

LIGNIERE, qui commence à être gris, clignant de l'oeil
Hé ! hé !...
-- Comte de Guiche. Epris d'elle. Mais marié
A la nièce d'Armand de Richelieu. Désire
Faire épouser Roxane à certain triste sire,
Un monsieur de Valvert, vicomte... et complaisant.
Elle n'y souscrit pas, mais de Guiche est puissant
Il peut persécuter une simple bourgeoise.
D'ailleurs j'ai dévoilé sa manoeuvre sournoise
Dans une chanson qui... Ho ! il doit m'en vouloir !
- La fin était méchante... Ecoutez...
Il se lève en titubant, le verre haut, prêt à chanter.

CHRISTIAN
Non. Bonsoir.

LIGNIERE
Vous allez ?

CHRISTIAN
Chez monsieur de Valvert !

LIGNIERE
Prenez garde
C'est lui qui vous tuera !
Lui désignant du coin de l'oeil Roxane.
Restez. On vous regarde.

CHRISTIAN
C'est vrai !

Il reste en contemplation. Le groupe de tire-laine, à partir
de ce moment, le voyant la tête en l'air et bouche bée, se
rapproche de lui.

LIGNIERE
C'est moi qui pars. J'ai soif ! Et l'on m'attend
- Dans des tavernes !
Il sort en zigzaguant.

LE BRET, qui a fait le tour de la salle, revenant vers
Ragueneau, d'une voix rassurée
Pas de Cyrano.

RAGUENEAU, incrédule
Pourtant...

LE BRET
Ah ! je veux espérer qu'il n'a pas vu l'affiche !

LA SALLE
Commencez ! Commencez !


Scène III - LES MEMES, moins LIGNIERE ; DE GUICHE,
VALVERT, puis MONTFLEURY.



UN MARQUIS, voyant de Guiche, qui descend de la loge de
Roxane, traverse le parterre, entouré de seigneurs
obséquieux, parmi lesquels le vicomte de Valvert
Quelle cour, ce de Guiche !

UN AUTRE
Fi !... Encore un Gascon !

LE PREMIER
Le Gascon souple et froid,
Celui qui réussit !... Saluons-le, crois-moi.
Ils vont vers de Guiche.

DEUXIEME MARQUIS
Les beaux rubans ! Quelle couleur, comte de Guiche ?
Baise-moi-ma-mignonne ou bien Ventre-de-biche ?

DE GUICHE
C'est couleur Espagnol malade.

PREMIER MARQUIS
La couleur
Ne ment pas, car bientôt, grâce à votre valeur,
L'Espagnol ira mal, dans les Flandres !

DE GUICHE
Je monte
Sur scène. Venez-vous ?
Il se dirige suivi de tous les marquis et gentilshommes vers
le théâtre. Il se retourne et appelle.
Viens, Valvert !

CHRISTIAN, qui les écoute et les observe, tressaille en
entendant ce nom
Le vicomte !
Ah ! je vais lui jeter à la face mon...
Il met la main dans sa poche, et y rencontre celle d'un
tire-laine en train de le dévaliser. Il se retourne.
Hein ?

LE TIRE-LAINE
Ay !...

CHRISTIAN, sans le lâcher
Je cherchais un gant !

LE TIRE-LAINE, avec un sourire piteux
Vous trouvez une main.
Changeant de ton, bas et vite.
Lâchez-moi. Je vous livre un secret.

CHRISTIAN, le tenant toujours
Quel ?

LE TIRE-LAINE
Lignière...
Qui vous quitte...

CHRISTIAN, de même
Eh ! bien ?

LE TIRE-LAINE
... touche à son heure dernière.
Une chanson qu'il fit blessa quelqu'un de grand,
Et cent hommes -j'en suis- ce soir sont postés !...

CHRISTIAN
Cent !
Par qui ?

LE TIRE-LAINE
Discrétion...

CHRISTIAN, haussant les épaules
Oh !

LE TIRE-LAINE, avec beaucoup de dignité
Professionnelle !

CHRISTIAN
Où seront-ils postés ?

LE TIRE-LAINE
A la porte de Nesle.
Sur son chemin. Prévenez-le !

CHRISTIAN, qui lui lâche enfin le poignet
Mais où le voir !

LE TIRE-LAINE
Allez courir tous les cabarets : le Pressoir
D'Or, la Pomme de Pin, la Ceinture qui craque,
Les Deux Torches, les Trois Entonnoirs,-et dans chaque,
Laissez un petit mot d'écrit l'avertissant.

CHRISTIAN
Oui, je cours ! Ah ! les gueux ! Contre un seul homme, cent !
Regardant Roxane avec amour.
La quitter... elle !
Avec fureur, Valvert.
Et lui !...- Mais il faut que je sauve
Lignière !...

Il sort en courant. - De Guiche, le vicomte, les marquis,
tous les gentilshommes ont disparu derrière le rideau pour
prendre place sur les banquettes de la scène. Le parterre
est complètement rempli. Plus une place vide aux galeries et
aux loges.
LA SALLE
Commencez.

UN BOURGEOIS, dont la perruque s'envole au bout d'une
ficelle, pêchée par un page de la galerie supérieure
Ma perruque !

CRIS DE JOIE
Il est chauve !...
Bravo, les pages !.. Ha ! ha ! ha !...

LE BOURGEOIS, furieux, montrant le poing
Petit gredin !

RIRES ET CRIS, qui commencent très fort et vont décroissant
Ha ! ha ! ha ! ha ! ha ! ha !
Silence complet.

LE BRET, étonné
Ce silence soudain ?...
Un spectateur lui parle bas.
Ah ?...

LE SPECTATEUR
La chose me vient d'être certifiée.

MURMURES, qui courent
Chut ! -Il paraît ?... -Non !... - Si ! -Dans la loge grillée.
-Le Cardinal ! -Le Cardinal ? -Le Cardinal !

UN PAGE
Ah ! diable, on ne va pas pouvoir se tenir mal !...
On frappe sur la scène. Tout le monde s'immobilise. Attente.

LA VOIX D'UN MARQUIS, dans le silence, derrière le rideau
Mouchez cette chandelle !

UN AUTRE MARQUIS, passant la tête par la fente du rideau
Une chaise !
Une chaise est passée, de main en main, au-dessus des têtes.
Le marquis la prend et disparaît, non sans avoir envoyé
quelques baisers aux loges.

UN SPECTATEUR
Silence !

On refrappe les trois coups. Le rideau s'ouvre. Tableau. Les
marquis assis sur les côtés, dans des poses insolentes.
Toile de fond représentant un décor bleuâtre de pastorale.
Quatre petits lustres de cristal éclairent la scène. Les
violons jouent doucement.

LE BRET, à Ragueneau, bas
Montfleury entre en scène ?

RAGUENEAU, bas aussi
Oui, c'est lui qui commence.

LE BRET
Cyrano n'est pas là.

RAGUENEAU
J'ai perdu mon pari.

LE BRET
Tant mieux ! tant mieux !

On entend un air de musette, et Montfleury paraît en scène,
énorme, dans un costume de berger de pastorale, un chapeau
garni de roses penché sur l'oreille, et soufflant dans une
cornemuse enrubannée.

LE PARTERRE, applaudissant
Bravo, Montfleury ! Montfleury !

MONTFLEURY, après avoir salué, jouant le rôle de Phédon
" Heureux qui loin des cours, dans un lieu solitaire,
Se prescrit à soi-même un exil volontaire,
Et qui, lorsque Zéphire a soufflé sur les bois..."

UNE VOIX, au milieu du parterre
Coquin, ne t'ai-je pas interdit pour un mois ?

VOIX DIVERSES
Hein ? -Quoi ? -Qu'est-ce ?...
On se lève dans les loges, pour voir.

CUIGY
C'est lui !

LE BRET, terrifié
Cyrano !

LA VOIX
Roi des pitres,
Hors de scène à l'instant !

TOUTE LA SALLE, indignée
Oh !

MONTFLEURY
Mais...

LA VOIX
Tu récalcitres ?

VOIX DIVERSES, du parterre, des loges
Chut ! -Assez ! -Montfleury jouez ! -Ne craignez rien !...

MONTFLEURY, d'une voix mal assurée
"Heureux qui loin des cours dans un lieu sol..."

LA VOIX, plus menaçante
Eh bien ?
Faudra-t-il que je fasse, ô Monarque des drôles,
Une plantation de bois sur vos épaules ?
Une canne au bout d'un bras jaillit au-dessus des têtes.

MONTFLEURY, d'une voix de plus en plus faible
"Heureux qui..."
La canne s'agite.

LA VOIX
Sortez !

LE PARTERRE
Oh !

MONTFLEURY, s'étranglant
"Heureux qui loin des cours..."

CYRANO, surgissant du parterre, debout sur une chaise, les
bras croisés, le feutre en bataille, la moustache hérissée,
le nez terrible
Ah ! je vais me fâcher !...
Sensation à sa vue.


Scène IV - LES MEMES, CYRANO, puis BELLEROSE, JODELET


MONTFLEURY, aux marquis
Venez à mon secours,
Messieurs !

UN MARQUIS, nonchalamment
Mais jouez donc !

CYRANO
Gros homme, si tu joues
Je vais être obligé de te fesser les joues !

LE MARQUIS
Assez !

CYRANO
Que les marquis se taisent sur leurs bancs,
Ou bien je fais tâter ma canne à leurs rubans !

TOUS LES MARQUIS, debout
C'en est trop !... Montfleury...

CYRANO
Que Montfleury s'en aille,
Ou bien je l'essorille et le désentripaille !

UNE VOIX
Mais...

CYRANO
Qu'il sorte !

UNE AUTRE VOIX
Pourtant...

CYRANO
Ce n'est pas encor fait ?
Avec le geste de retrousser ses manches.
Bon ! je vais sur la scène en guise de buffet,
Découper cette mortadelle d'Italie !

MONTFLEURY, rassemblant toute sa dignité
En m'insultant, Monsieur, vous insultez Thalie !

CYRANO, très poli
Si cette Muse, à qui, Monsieur, vous n'êtes rien,
Avait l'honneur de vous connaître, croyez bien
Qu'en vous voyant si gros et bête comme une urne,
Elle vous flanquerait quelque part son cothurne.

LE PARTERRE
Montfleury ! Montfleury ! -La pièce de Baro !-

CYRANO, à ceux qui crient autour de lui
Je vous en prie, ayez pitié de mon fourreau
Si vous continuez, il va rendre sa lame !
Le cercle s'élargit.

LA FOULE, reculant
Hé ! la !...

CYRANO, à Montfleury
Sortez de scène !

LA FOULE, se rapprochant et grondant
Oh ! oh !

CYRANO, se retournant vivement
Quelqu'un réclame ?
Nouveau recul.

UNE VOIX, chantant au fond
Monsieur de Cyrano
Vraiment nous tyrannise,
Malgré ce tyranneau
On jouera la Clorise.

TOUTE LA SALLE, chantant
La Clorise, la Clorise !...

CYRANO
Si j'entends une fois encor cette chanson,
Je vous assomme tous.

UN BOURGEOIS
Vous n'êtes pas Samson !

CYRANO
Voulez-vous me prêter, Monsieur, votre mâchoire ?

UNE DAME, dans les loges
C'est inouï !

UN SEIGNEUR
C'est scandaleux !

UN BOURGEOIS
C'est vexatoire !

UN PAGE
Ce qu'on s'amuse !

LE PARTERRE
Kss ! -Montfleury ! -Cyrano !

CYRANO
Silence !

LE PARTERRE, en délire
Hi han ! Bêê ! Ouah, ouah ! Cocorico !

CYRANO
Je vous...

UN PAGE
Miâou !

CYRANO
Je vous ordonne de vous taire !
Et j'adresse un défi collectif au parterre !
-J'inscris les noms ! -Approchez-vous, jeunes héros !
Chacun son tour ! Je vais donner des numéros !-
Allons, quel est celui qui veut ouvrir la liste ?
Vous, Monsieur ? Non ! Vous ? Non ! Le premier duelliste,
Je l'expédie avec les honneurs qu'on lui doit !
-Que tous ceux qui veulent mourir lèvent le doigt.
Silence
La pudeur vous défend de voir ma lame nue ?
Pas un nom ? -Pas un doigt ? -C'est bien. Je continue.
Se retournant vers la scène où Montfleury attend avec
angoisse.
Donc, je désire voir le théâtre guéri
De cette fluxion. Sinon...
La main à son épée.
Le bistouri !

MONTFLEURY
Je...

CYRANO, descend de sa chaise, s'assied au milieu du rond qui
s'est formé, s'installe comme chez lui
Mes mains vont frapper trois claques, pleine lune !
Vous vous éclipserez à la troisième.

LE PARTERRE, amusé
Ah ?...

CYRANO, frappant dans ses mains
Une !

MONTFLEURY
Je...

UNE VOIX, des loges
Restez !

LE PARTERRE
Restera... restera pas...

MONTFLEURY
Je crois,
Messieurs...

CYRANO :
Deux !

MONTFLEURY
Je suis sûr qu'il vaudrait mieux que...

CYRANO
Trois !

Montfleury disparaît comme dans une trappe.
Tempête de rires, et sifflets de huées.

LA SALLE
Hu !... hu !... Lâche !... Reviens !...

CYRANO, épanoui, se renverse sur sa chaise et croise ses
jambes
Qu'il revienne, s'il ose !

UN BOURGEOIS
L'orateur de la troupe !
Bellerose s'avance et salue.

LES LOGES
Ah !... Voilà Bellerose !

BELLEROSE, avec élégance
Nobles seigneurs...

LE PARTERRE
Non ! Non ! Jodelet !

JODELET, s'avance, et, nasillard
Tas de veaux !

LE PARTERRE
Ah ! Ah ! Bravo ! très bien ! bravo !

JODELET
Pas de bravos !
Le gros tragédien dont vous aimez le ventre
S'est senti...

LE PARTERRE
C'est un lâche !

JODELET
Il dut sortir !

LE PARTERRE
Qu'il rentre !

LES UNS
Non !

LES AUTRES
Si !

UN JEUNE HOMME, à Cyrano
Mais à la fin, monsieur, quelle raison
Avez-vous de haïr Montfleury ?

CYRANO, gracieux, toujours assis
Jeune oison,
J'ai deux raisons, dont chaque est suffisante seule.
Primo : c'est un acteur déplorable, qui gueule,
Et qui soulève avec des han ! de porteur d'eau,
Le vers qu'il faut laisser s'envoler !-Secundo
Est mon secret...

LE VIEUX BOURGEOIS, derrière lui
Mais vous nous privez sans scrupule
De la Clorise ! Je m'entête...

CYRANO, tournant sa chaise vers le bourgeois,
respectueusement
Vieille mule,
Les vers du vieux Baro valant moins que zéro,
J'interromps sans remords !

LES PRÉCIEUSES, dans les loges
Ha ! -Ho ! -Notre Baro !
Ma chère ! -Peut-on dire ?... Ah ! Dieu !...

CYRANO, tournant sa chaise vers les loges, galant
Belles personnes,
Rayonnez, fleurissez, soyez des échansonnes
De rêve, d'un sourire enchantez un trépas,
Inspirez-nous des vers... mais ne les jugez pas !

BELLEROSE
Et l'argent qu'il va falloir rendre !

CYRANO, tournant sa chaise vers la scène
Bellerose,
Vous avez dit la seule intelligente chose !
Au manteau de Thespis je ne fais pas de trous
Il se lève, et lançant un sac sur la scène.
Attrapez cette bourse au vol, et taisez-vous !

LA SALLE, éblouie
Ah !... Oh !...

JODELET, ramassant prestement la bourse et la soupesant
A ce prix-là, monsieur, je t'autorise
A venir chaque jour empêcher la Clorise !...

LA SALLE
Hu !... Hu !...

JODELET
Dussions-nous même ensemble être hués !...

BELLEROSE
Il faut évacuer la salle !...

JODELET
Evacuez !...

On commence à sortir, pendant que Cyrano regarde d'un air
satisfait. Mais la foule s'arrête bientôt en entendant la
scène suivante, et la sortie cesse. Les femmes qui, dans les
loges, étaient déjà debout, leur manteau remis, s'arrêtent
pour écouter, et finissent par se rasseoir.

LE BRET, à Cyrano
C'est fou !...

UN FACHEUX, qui s'est approché de Cyrano
Le comédien Montfleury ! Quel scandale !
Mais il est protégé par le duc de Candale !
Avez-vous un patron ?

CYRANO
Non !

LE FACHEUX
Vous n'avez pas ?...

CYRANO
Non !

LE FACHEUX
Quoi, pas un grand seigneur pour couvrir de son nom ?...

CYRANO, agacé
Non, ai-je dit deux fois. Faut-il donc que je trisse ?
Non pas de protecteur...
La main à son épée.
mais une protectrice !

LE FACHEUX
Mais vous allez quitter la ville ?

CYRANO
C'est selon.

LE FACHEUX
Mais le duc de Candale a le bras long !

CYRANO
Moins long
Que n'est le mien...
Montrant son épée
quand je lui mets cette rallonge !

LE FACHEUX
Mais vous ne songez pas à prétendre...

CYRANO
J'y songe.

LE FACHEUX
Mais...

CYRANO
Tournez les talons, maintenant.

LE FACHEUX
Mais...

CYRANO
Tournez !
-Ou dites-moi pourquoi vous regardez mon nez.

LE FACHEUX, ahuri
Je...

CYRANO, marchant sur lui
Qu'a-t-il d'étonnant ?

LE FACHEUX, reculant
Votre Grâce se trompe...

CYRANO
Est-il mol et ballant, monsieur, comme une trompe ?...

LE FACHEUX, même jeu
Je n'ai pas...

CYRANO
Ou crochu comme un bec de hibou ?

LE FACHEUX
Je...

CYRANO
Y distingue-t-on une verrue au bout ?

LE FACHEUX
Mais...

CYRANO
Ou si quelque mouche, à pas lents, s'y promène ?
Qu'a-t-il d'hétéroclite ?

LE FACHEUX
Oh !...

CYRANO
Est-ce un phénomène ?

LE FACHEUX
Mais d'y porter les yeux, j'avais su me garder !

CYRANO
Et pourquoi, s'il vous plaît, ne pas le regarder ?

LE FACHEUX
J'avais...

CYRANO
Il vous dégoûte alors ?

LE FACHEUX
Monsieur...

CYRANO
Malsaine
Vous semble sa couleur ?

LE FACHEUX
Monsieur !

CYRANO
Sa forme, obscène ?

LE FACHEUX
Mais du tout !...

CYRANO
Pourquoi donc prendre un air dénigrant ?
- Peut-être que monsieur le trouve un peu trop grand ?

LE FACHEUX, balbutiant
Je le trouve petit, tout petit, minuscule !

CYRANO
Hein ? comment ? m'accuser d'un pareil ridicule ?
Petit, mon nez ? Hola !

LE FACHEUX
Ciel !

CYRANO
Enorme, mon nez !
- Vil camus, sot camard, tête plate, apprenez
Que je m'enorgueillis d'un pareil appendice,
Attendu qu'un grand nez est proprement l'indice
D'un homme affable, bon, courtois, spirituel,
Libéral, courageux, tel que je suis, et tel
Qu'il vous est interdit à jamais de vous croire,
Déplorable maraud ! car la face sans gloire
Que va chercher ma main en haut de votre col,
Est aussi dénuée...
Il le soufflette.

LE FACHEUX
Aï !

CYRANO
De fierté, d'envol,
De lyrisme, de pittoresque, d'étincelle,
De somptuosité, de Nez enfin, que celle...
Il le retourne par les épaules, joignant le geste à la
parole.
Que va chercher ma botte au bas de votre dos !

LE FACHEUX, se sauvant
Au secours ! A la garde !

CYRANO
Avis donc aux badauds
Qui trouveraient plaisant mon milieu de visage,
Et si le plaisantin est noble, mon usage
Est de lui mettre, avant de le laisser s'enfuir,
Par devant, et plus haut, du fer, et non du cuir !

DE GUICHE, qui est descendu de la scène, avec les marquis
Mais à la fin il nous ennuie !

LE VICOMTE DE VALVERT, haussant les épaules
Il fanfaronne !

DE GUICHE
Personne ne va donc lui répondre ?...

LE VICOMTE
Personne ?
Attendez ! Je vais lui lancer un de ces traits !...
Il s'avance vers Cyrano qui l'observe, et se campant devant
lui d'un air fat.
Vous.... vous avez un nez... heu... un nez... très grand.

CYRANO, gravement
Très.

LE VICOMTE, riant
Ha !

CYRANO, imperturbable
C'est tout ?...

LE VICOMTE
Mais...

CYRANO
Ah ! non ! c'est un peu court, jeune homme !
On pouvait dire... Oh ! Dieu !... bien des choses en somme...
En variant le ton, -par exemple, tenez
Agressif : "Moi, monsieur, si j'avais un tel nez,
Il faudrait sur-le-champs que je me l'amputasse !"
Amical : "Mais il doit tremper dans votre tasse
Pour boire, faites-vous fabriquer un hanap !"
Descriptif : "C'est un roc !... c'est un pic !... c'est un cap !
Que dis-je, c'est un cap ?... C'est une péninsule !"
Curieux : "De quoi sert cette oblongue capsule ?
D'écritoire, monsieur, ou de boîtes à ciseaux ?"
Gracieux : "Aimez-vous à ce point les oiseaux
Que paternellement vous vous préoccupâtes
De tendre ce perchoir à leurs petites pattes ?"
Truculent : "Ca, monsieur, lorsque vous pétunez,
La vapeur du tabac vous sort-elle du nez
Sans qu'un voisin ne crie au feu de cheminée ?"
Prévenant : "Gardez-vous, votre tête entraînée
Par ce poids, de tomber en avant sur le sol !"
Tendre : "Faites-lui faire un petit parasol
De peur que sa couleur au soleil ne se fane !"
Pédant : "L'animal seul, monsieur, qu'Aristophane
Appelle Hippocampelephantocamélos
Dut avoir sous le front tant de chair sur tant d'os !"
Cavalier : "Quoi, l'ami, ce croc est à la mode ?
Pour pendre son chapeau, c'est vraiment très commode !"
Emphatique : "Aucun vent ne peut, nez magistral,
T'enrhumer tout entier, excepté le mistral !"
Dramatique : "C'est la Mer Rouge quand il saigne !"
Admiratif : "Pour un parfumeur, quelle enseigne !"
Lyrique : "Est-ce une conque, êtes-vous un triton ?"
Naïf : "Ce monument, quand le visite-t-on ?"
Respectueux : "Souffrez, monsieur, qu'on vous salue,
C'est là ce qui s'appelle avoir pignon sur rue !"
Campagnard : "Hé, ardé ! C'est-y un nez ? Nanain !
C'est queuqu'navet géant ou ben queuqu'melon nain !"
Militaire : "Pointez contre cavalerie !"
Pratique : "Voulez-vous le mettre en loterie ?
Assurément, monsieur, ce sera le gros lot !"
Enfin parodiant Pyrame en un sanglot
"Le voilà donc ce nez qui des traits de son maître
A détruit l'harmonie ! Il en rougit, le traître !"
-Voilà ce qu'à peu près, mon cher, vous m'auriez dit
Si vous aviez un peu de lettres et d'esprit
Mais d'esprit, ô le plus lamentable des êtres,
Vous n'en eûtes jamais un atome, et de lettres
Vous n'avez que les trois qui forment le mot : sot !
Eussiez-vous eu, d'ailleurs, l'invention qu'il faut
Pour pouvoir là, devant ces nobles galeries,
me servir toutes ces folles plaisanteries,
Que vous n'en eussiez pas articulé le quart
De la moitié du commencement d'une, car
Je me les sers moi-même, avec assez de verve,
Mais je ne permets pas qu'un autre me les serve.

DE GUICHE, voulant emmener le vicomte pétrifié
Valvert, laissez donc !

LE VICOMTE, suffoqué
Ces grands airs arrogants !
Un hobereau qui... qui... n'a même pas de gants !
Et qui sort sans rubans, sans bouffettes, sans ganses !

CYRANO
Moi, c'est moralement que j'ai mes élégances.
Je ne m'attife pas ainsi qu'un freluquet,
Mais je suis plus soigné si je suis moins coquet ;
Je ne sortirais pas avec, par négligence,
Un affront pas très bien lavé, la conscience
Jaune encore de sommeil dans le coin de son oeil,
Un honneur chiffonné, des scrupules en deuil.
Mais je marche sans rien sur moi qui ne reluise,
Empanaché d'indépendance et de franchise ;
Ce n'est pas une taille avantageuse, c'est
Mon âme que je cambre ainsi qu'en un corset,
Et tout couvert d'exploits qu'en rubans je m'attache,
Retroussant mon esprit ainsi qu'une moustache,
Je fais, en traversant les groupes et les ronds,
Sonner les vérités comme des éperons.

LE VICOMTE
Mais, monsieur...

CYRANO
Je n'est pas de gants ?... La belle affaire !
Il m'en restait un seul d'une très vieille paire !
-Lequel m'était d'ailleurs encor fort importun
Je l'ai laissé dans la figure de quelqu'un.

LE VICOMTE
Maraud, faquin, butor de pied plat ridicule.

CYRANO, ôtant son chapeau et saluant comme si le vicomte
venait de se présenter
Ah ?... Et moi, Cyrano-Savinien-Hercule
De Bergerac.
Rires.

LE VICOMTE, exaspéré
Bouffon !

CYRANO, poussant un cri comme lorsqu'on est saisi d'une
crampe
Ay !...

LE VICOMTE, qui remontait, se retournant
Qu'est-ce encor qu'il dit ?

CYRANO, avec des grimaces de douleur
Il faut la remuer car elle s'engourdit...
- Ce que c'est que de la laisser inoccupée !-
Ay !...

LE VICOMTE
Qu'avez-vous ?

CYRANO
J'ai des fourmis dans mon épée !

LE VICOMTE, tirant la sienne
Soit !

CYRANO
Je vais vous donnez un petit coup charmant.

LE VICOMTE, méprisant
Poète !...

CYRANO
Oui, monsieur, poète ! et tellement,
Qu'en ferraillant je vais- hop ! - à l'improvisade,
Vous composez une ballade.

LE VICOMTE
Une ballade ?

CYRANO
Vous ne vous doutez pas de ce que c'est, je crois ?

LE VICOMTE
Mais...

CYRANO, récitant comme une leçon
La ballade, donc, se compose de trois
Couplets de huit vers...

LE VICOMTE, piétinant
Oh !

CYRANO, continuant
Et d'un envoi de quatre...

LE VICOMTE
Vous...

CYRANO
Je vais tout ensemble en faire une et me battre,
Et vous touchez, monsieur, au dernier vers.

LE VICOMTE
Non !

CYRANO
Non ?
Déclamant
"Ballade du duel qu'en l'hôtel bourguignon
Monsieur de Bergerac eut avec un bélître !"

LE VICOMTE
Qu'est-ce que ça, s'il vous plaît ?

CYRANO
C'est le titre.

LA SALLE, surexcitée au plus haut point
Place ! -Très amusant ! -Rangez-vous ! -Pas de bruits !

Tableau. Cercle de curieux au parterre, les marquis et les
officiers mêlés aux bourgeois et aux gens du peuple ; les
pages grimpés sur des épaules pour mieux voir. Toutes les
femmes debout dans les loges. A droite, De Guiche et ses
gentilshommes. A gauche, Le Bret, Ragueneau, Cuigy, etc.

CYRANO, fermant une seconde les yeux
Attendez !... je choisis mes rimes... Là, j'y suis.
Il fait ce qu'il dit, à mesure.
Je jette avec grâce mon feutre,
Je fais lentement l'abandon
Du grand manteau qui me calfeutre,
Et je tire mon espadon ;
Elégant comme Céladon,
Agile comme Scaramouche,
Je vous préviens, cher Mirmydon,
Qu'à la fin de l'envoi je touche !
Premiers engagements de fer.

Vous auriez bien dû rester neutre ;
Où vais-je vous larder, dindon ?...
Dans le flanc, sous votre maheutre ?...
Au coeur, sous votre bleu cordon ?...
-Les coquilles tintent, ding-don !
Ma pointe voltige : une mouche !
Décidément... c'est au bedon,
Qu'à la fin de l'envoi je touche.

Il me manque une rime en eutre...
Vous rompez, plus blanc qu'amidon ?
C'est pour me fournir le mot pleutre !
- Tac ! je pare la pointe dont
Vous espériez me faire dont :-
J'ouvre la ligne,- je la bouche...
Tiens bien ta broche, Laridon !
A la fin de l'envoi, je touche
Il annonce solennellement

ENVOI
Prince, demande à Dieu pardon !
Je quarte du pied, j'escarmouche,
je coupe, je feinte...
Se fendant.
Hé ! là donc
Le vicomte chancelle ; Cyrano salue.
A la fin de l'envoi, je touche.

Acclamations. Applaudissements dans les loges. Des fleurs et
des mouchoirs tombent. Les officiers entourent et félicitent
Cyrano. Ragueneau danse d'enthousiasme. Le Bret est heureux
et navré. Les amis du vicomte le soutiennent et l'emmènent.

LA FOULE, en un long cri
Ah !...

UN CHEVAU-LEGER
Superbe !

UNE FEMME
Joli !

RAGUENEAU
Pharamineux !

UN MARQUIS
Nouveau !...

LE BRET
Insensé !
Bousculade autour de Cyrano. On entend
...Compliments... Félicite... bravo...

VOIX DE FEMME
C'est un héros !...

UN MOUSQUETAIRE, s'avançant vivement vers Cyrano, la main
tendue
Monsieur, voulez-vous me permettre ?...
C'est tout à fait très bien, et je crois m'y connaître ;
J'ai du reste exprimé ma joie en trépignant !...
Il s'éloigne.

CYRANO, à Cuigy
Comment s'appelle donc ce monsieur ?

CUIGY
D'Artagnan.

LE BRET, à Cyrano, lui prenant le bras
Cà, causons !...

CYRANO
Laisse un peu sortir cette cohue...
A Bellerose.
Je peux rester ?

BELLEROSE, respectueusement
Mais oui !...
On entend des cris au dehors.

JODELET, qui a regardé
C'est Montfleury qu'on hue !

BELLEROSE, solennellement
Sic transit !...
Changeant de ton, au portier et au moucheur de chandelles.
Balayer. Fermer. N'éteignez pas.
Nous allons revenir après notre repas.
Répéter pour demain une nouvelle farce.
Jodelet et Bellerose sortent, après de grands saluts à
Cyrano.
LE PORTIER, à Cyrano
Vous ne dînez donc pas ?

CYRANO
Moi ?... Non.
Le portier se retire.

LE BRET, à Cyrano
Parce que ?

CYRANO, fièrement
Parce...
Changeant de ton, en voyant que le portier est loin.
Que je n'ai pas d'argent !...

LE BRET, faisant le geste de lancer un sac
Comment ! le sac d'écus ?...

CYRANO
Pension paternelle, en un jour, tu vécus !

LE BRET
Pour vivre tout un mois, alors ?...

CYRANO
Rien ne me reste.

LE BRET
Jeter ce sac, quelle sottise !

CYRANO
Mais quel geste !...

LA DISTRIBUTRICE, toussant derrière son petit comptoir
Hum !...
Cyrano et le Bret se retournent. Elle s'avance intimidée.
Monsieur... Vous savoir jeûner... le coeur me fend...
Montrant le buffet.
J'ai là tout ce qu'il faut...
Avec élan.
Prenez !

CYRANO, se découvrant
Ma chère enfant,
Encor que mon orgueil de Gascon m'interdise
D'accepter de vos doigts la moindre friandise,
J'ai trop peur qu'un refus ne vous soit un chagrin,
Et j'accepterais donc...
Il va au buffet et choisis.
Oh ! peu de chose ! - Un grain de ce raisin...
Elle veut lui donner la grappe, il cueille un grain.
Un seul !... Ce verre d'eau...
Elle veut y verser du vin, il l'arrête.
Limpide !
-Et la moitié d'un macaron !
Il rend l'autre moitié.

LE BRET
Mais c'est stupide !

LA DISTRIBUTRICE
Oh ! quelque chose encor !

CYRANO
La main à baiser.
Il baise, comme la main d'une princesse, la main qu'elle lui
tend.

LA DISTRIBUTRICE
Merci, monsieur.
Révérence.
Bonsoir.
Elle sort.


Scène V - CYRANO, LE BRET, puis LE PORTIER.


CYRANO, à Le Bret
Je t'écoute causer.
Il s'installe devant le buffet et rangeant devant lui le
macaron.
Dîner !...
... le verre d'eau.
Boisson !...
... le grain de raisin.
Dessert !...
Il s'assied.
Là, je me mets à table !
-Ah !... j'avais une faim, mon cher, épouvantable !
Mangeant.
-Tu disais ?

LE BRET
Que ces fats aux grands airs belliqueux
Te fausseront l'esprit si tu n'écoutes qu'eux !...
Va consulter des gens de bon sens, et t'informe
De l'effet qu'a produit ton algarade.

CYRANO, achevant son macaron
Enorme.

LE BRET
Le Cardinal

CYRANO, s'épanouissant
Il était là, le Cardinal ?

LE BRET
A dû trouver cela...

CYRANO
Mais très original.

LE BRET
Pourtant...

CYRANO
C'est un auteur.Il ne peut lui déplaire
Que l'on vienne troubler la pièce d'un confrère.

LE BRET
Tu te mets sur les bras, vraiment, trop d'ennemis !

CYRANO, attaquant son grain de raisin
Combien puis-je, à peu près, ce soir, m'en être mis ?

LE BRET
Quarante-huit. Sans compter les femmes.

CYRANO
Voyons, compte !

LE BRET
Montfleury, le bourgeois, De Guiche,le vicomte,
Baro, l'Académie...

CYRANO
Assez ! tu me ravis !

LE BRET
Mais où te mènera la façon dont tu vis ?
Quel système est le tien ?

CYRANO
J'errais dans un méandre ;
J'avais trop de partis, trop compliqués, à prendre ;
J'ai pris...

LE BRET
Lequel ?

CYRANO
Mais le plus simple, de beaucoup.
J'ai décidé d'être admirable, en tout, pour tout !

LE BRET, haussant les épaules
Soit !- Mais enfin, à moi, le motif de ta haine
Pour Montfleury, le vrai, dis-le-moi !

CYRANO, se levant
Ce Silène,
Si ventru que son doigt n'atteint pas son nombril,
Pour les femmes encor se croit un doux péril,
Et leur fait, cependant qu'en jouant il bredouille,
Des yeux de carpes avec ses gros yeux de grenouilles !...
Et je le hais depuis qu'il se permit, un soir,
De poser son regard, sur celle... Oh ! j'ai cru voir
Glisser sur une fleur une longue limace !

LE BRET, stupéfait
Hein ? Comment ? Serait-il possible ?...

CYRANO, avec un rire amer
Que j'aimasse ?...
Changement de ton et gravement.
J'aime.

LE BRET
Et peut-on savoir ? Tu ne m'a jamais dit ?...

CYRANO
Qui j'aime ?... Réfléchis, voyons. Il m'interdit
Le rêve d'être aimé même par une laide,
Ce nez qui d'un quart d'heure en tous lieux me précède ;
Alors moi, j'aime qui ?... Mais cela va de soit !
J'aime -mais c'est forcé !- la plus belle qui soit !

LE BRET
La plus belle ?...

CYRANO
Tout simplement, qui soit au monde !
La plus brillante, la plus fine,
Avec accablement
La plus blonde !

LE BRET
Eh, mon Dieu, quelle est donc cette femme ?...

CYRANO
Un danger
Mortel sans le vouloir, exquis sans y songer,
Un piège de nature, une rose muscade
Dans laquelle l'amour se tient en embuscade !
Qui connaît son sourire a connu le parfait.
Elle fait de la grâce avec rien, elle fait
Tenir tout le divin dans un geste quelconque,
Et tu ne saurais pas, Vénus, monter en conque,
Ni toi, Diane, marcher dans les grands bois fleuris,
Comme elle monte en chaise et marche dans Paris !...

LE BRET
Sapristi ! Je comprends. C'est clair !

CYRANO
C'est diaphane.

LE BRET
Magdeleine Robin, ta cousine !

CYRANO
Oui, -Roxane.

LE BRET
Eh bien ! mais c'est au mieux ! Tu l'aimes ? Dis-le-lui !
Tu t'es couvert de gloire à ses yeux aujourd'hui !

CYRANO
Regarde-moi, mon cher, et dis quelle espérance
Pourrait bien me laisser cette protubérance !
Oh ! je ne me fais pas d'illusions ! -Parbleu,
Oui, quelquefois, je m'attendris, dans le soir bleu ;
J'entre en quelque jardin où l'heure se parfume ;
Avec mon pauvre grand diable de nez je hume
L'avril, -je suis des yeux, sous un rayon d'argent,
Au bras d'un cavalier, quelque femme, en songeant
Que pour marcher, à petits pas, dans de la lune,
Aussi moi j'aimerais au bras en avoir une,
Je m'exalte, j'oublie... et j'aperçois soudain
L'ombre de mon profil sur le mur du jardin !

LE BRET, ému
Mon ami !...

CYRANO
Mon ami, j'ai de mauvaises heures !
De me sentir si laid, parfois, tout seul...

LE BRET, vivement, lui prenant la main
Tu pleures ?

CYRANO
Ah ! non, cela, jamais ! Non, ce serait trop laid,
Si le long de ce nez une larme coulait !
Je ne laisserai pas, tant que j'en serai maître,
La divine beauté des larmes se commettre
Avec tant de laideur grossière !... Vois-tu bien,
Les larmes, il n'est rien de plus sublime, rien,
Et je ne voudrais pas qu'excitant la risée,
Une seule, par moi, fut ridiculisée !...

LE BRET
Va ne t'attriste pas ! L'amour n'est que hasard !

CYRANO, secouant la tête
Non ! J'aime Cléopâtre : ai-je l'air d'un César ?
J'adore Bérénice : ai-je l'aspect d'un Tite ?

LE BRET
Mais ton courage ! ton esprit ! -Cette petite
Qui t'offrait là, tantôt, ce modeste repas,
Ses yeux, tu l'as bien vu, ne te détestaient pas !

CYRANO, saisi
C'est vrai !

LE BRET
Hé ! Bien ! alors ?... Mais, Roxane, elle-même,
Toute blême a suivi ton duel !...

CYRANO
Toute blême ?

LE BRET
Son coeur et son esprit déjà sont étonnés !
Ose, et lui parle, afin...

CYRANO
Qu'elle me rie au nez ?
Non ! -C'est la seule chose au monde que je craigne !

LE PORTIER, introduisant quelqu'un à Cyrano
Monsieur, on vous demande...

CYRANO, voyant la duègne
Ah ! mon Dieu ! Sa duègne !


Scène VI - CYRANO, LE BRET, LA DUEGNE


LA DUEGNE, avec un grand salut
De son vaillant cousin on désire savoir
Où l'on peut, en secret, le voir.

CYRANO, bouleversé
Me voir ?

LA DUEGNE, avec une révérence
Vous voir.
-- On a des choses à vous dire.

CYRANO
Des ?...

LA DUEGNE, nouvelle révérence
Des choses !

CYRANO, chancelant
Ah ! mon Dieu !

LA DUEGNE
L'on ira, demain, aux primes roses
D'aurore, -ouïr la messe à Saint-Roch.

CYRANO, se soutenant sur Le Bret
Ah ! mon Dieu !

LA DUEGNE
En sortant, -- où peut-on entrer, causer un peu ?

CYRANO, affolé
Où ?... Je... Ah ! mon Dieu !...

LA DUEGNE
Dites vite.

CYRANO
Je cherche !...

LA DUEGNE
Où ?...

CYRANO
Chez... chez... Ragueneau... le pâtissier...

LA DUEGNE
Il perche ?

CYRANO
Dans la rue -Ah ! mon Dieu, mon Dieu !- Saint-Honoré !...

LA DUEGNE, remontant
On ira. Soyez-y. Sept heures.

CYRANO
J'y serai.
La duègne sort.


Scène VII - CYRANO, LE BRET, puis LES COMEDIENS,
LES COMEDIENNES, CUIGY, BRISSAILLE, LIGNIERE,
LE PORTIER, LES VIOLONS.



CYRANO, tombant dans les bras de Le Bret
Moi !... D'elle !... Un rendez-vous !...

LE BRET
Eh bien ! tu n'es plus triste ?

CYRANO
Ah ! pour quoi que ce soit, elle sait que j'existe !

LE BRET
Maintenant, tu vas être calme ?

CYRANO, hors de lui
Maintenant...
Mais je vais être frénétique et fulminant !
Il me faut une armée entière à déconfire !
J'ai dix coeurs ; j'ai vingts bras ; il ne peut me suffire
De pourfendre des nains...
Il crie à tue-tête.
Il me faut des géants !
Depuis un moment, sur la scène, au fond, des ombres de
comédiens et de comédiennes s'agitent, chuchotent : on
commence à répéter. Les violons ont repris leur place.

UNE VOIX, de la scène
Hé ! pst ! là-bas ! Silence ! on répète céans !

CYRANO, riant
Nous partons
Il remonte ; par la grande porte du fond ; entrent Cuigy,
Brissaille, plusieurs officiers, qui soutiennent Lignière
complètement ivre.

CUIGY
Cyrano !

CYRANO
Qu'est-ce ?

CUIGY
Une énorme grive
Qu'on t'apporte !

BRISSAILLE
Il ne peut rentrer chez lui !

CYRANO
Pourquoi ?

LIGNIERE, d'une voix pâteuse, lui montrant un billet tout
chiffonné
Ce billet m'avertit... cent hommes contre moi...
A cause de... chanson... grand danger me menace...
Porte de Nesle... Il faut, pour rentrer, que j'y passe...
Permets-moi donc d'aller coucher sous... sous ton toit !

CYRANO
Cent hommes, m'as-tu dis ? Tu coucheras chez toi !

LIGNIERE, épouvanté
Mais...

CYRANO, d''une voix terrible, lui montrant la lanterne
allumé que le portier balance en écoutant curieusement cette
scène
Prends cette lanterne !...
Lignière saisit précipitamment la lanterne.
Et marche ! -Je te jure
Que c'est moi qui ferai ce soir ta couverture !...
Aux officiers.
Vous, suivez à distance, et vous serez témoins !

CUIGY
Mais cent hommes !...

CYRANO
Ce soir, il ne m'en faut pas moins !
Les comédiens et les comédiennes, descendus de scène, se
sont rapprochés dans leurs divers costumes.

LE BRET
Mais pourquoi protéger...

CYRANO
Voilà Le Bret qui grogne !

LE BRET
Cet ivrogne banal ?...

CYRANO, frappant sur l'épaule de Lignière
Parce que cet ivrogne,
Ce tonneau de muscat, ce fût de rossoli,
Fit quelque chose un jour de tout à fait joli
Au sortir d'une messe ayant, selon le rite,
Vu celle qu'il aimait prendre de l'eau bénite,
Lui que l'eau fait sauver, courut au bénitier,
Se pencha sur sa conque et le but tout entier !...

UNE COMEDIENNE, en costume de soubrette
Tiens, c'est gentil, cela !

CYRANO
N'est-ce pas, la soubrette ?

LA COMEDIENNE, aux autres
Mais pourquoi sont-ils cent contre un pauvre poète ?

CYRANO
Marchons.
Aux officiers.
Et vous, messieurs, en me voyant charger,
Ne me secondez pas, quel que soit le danger !

UNE AUTRE COMEDIENNE, sautant de la scène
Oh ! mais moi je vais voir !

CYRANO
Venez !...

UNE AUTRE, sautant aussi, à un vieux comédien
Viens-tu Cassandre ?...

CYRANO
Venez tous, le Docteur, Isabelle, Léandre,
Tous ! Car vos allez joindre, essaim charmant et fol,
La farce italienne à ce drame espagnol,
Et sur son ronflement tintant un bruit fantasque,
L'entourer de grelots comme un tambour basque !...

TOUTES LES FEMMES, sautant de joie
Bravo ! -Vite, une mante ! -Un capuchon !

JODELET
Allons !

CYRANO, aux violons
Vous nous jouerez un air, messieurs les violons !
Les violons se joignent au cortège qui se forme. On s'empare
des chandelles allumées de la rampe et on se les distribue.
Cela devient une retraite aux flambeaux.
Bravo ! des officiers, des femmes en costume,
Et vingt pas en avant...
Il se place comme il dit.
Moi, tout seul, sous la plume
Que la gloire elle-même à ce feutre piqua,
Fier comme un Scipion triplement Nasica !...
-C'est compris ? Défendu de me prêter main-forte !
On y est ?... Un, deux, trois ! Portier, ouvre la porte !
Le portier ouvre à deux battants. Un coin du vieux Paris
pittoresque lunaire paraît.
Ah !... Paris fuit, nocturne et quasi nébuleux ;
Le clair de lune coule aux pentes des toits bleus ;
Un cadre se prépare, exquis, pour cette scène ;
Là-bas, sous des vapeurs en écharpe, la Seine,
Comme un mystérieux et magique miroir,
Tremble... Et vous allez voir ce que vous allez voir !

TOUS
A la porte de Nesle !

CYRANO, debout sur le seuil
A la porte de Nesle !
Se retournant avant de sortir, à la soubrette.
Ne demandiez-vous pas pourquoi, mademoiselle,
Contre ce seul rimeur cent hommes furent mis ?
Il tire l'épée et, tranquillement.
C'est parce qu'on savait qu'il est de mes amis !
Il sort. Le cortège, -Lignière zigzaguant en tête, -puis les
comédiennes aux bras des officiers, -puis les comédiens
gambadant, -se met en marche dans la nuit au son des
violons, et à la lueur falote des chandelles.

RIDEAU


Deuxième Acte
------------------------
La rôtisserie des poètes


La boutique de Ragueneau, rôtisseur-pâtissier, vaste ouvroir
au coin de la rue Saint-Honoré et de la rue de l'Arbre-Sec
qu'on aperçoit largement au fond, par le vitrage de la
porte, grises dans les premières lueurs de l'aube.

A gauche, premier plan, comptoir surmonté d'un dais en fer
forgé, auquel sont accrochés des oies, des canards, des
paons blancs. Dans de grands vases de faïence de hauts
bouquets de fleurs naïves, principalement des tournesols
jaunes. Du même côté, second plan, immense cheminée devant
laquelle, entre de monstrueux chenets, dont chacun supporte
une petite marmite, les rôtis pleurent dans les lèchefrites.

A droite, premier plan avec porte. Deuxième plan, un
escalier montant à une petite salle en soupente, dont on
aperçoit l'intérieure par des volets ouverts ; une table y
est dressée, un menu lustre flamand y luit : c'est un réduit
où l'on va manger et boire. Une galerie de bois, faisant
suite à l'escalier, semble mener à d'autres petites salles
analogues.

Au milieu de la rôtisserie, un cercle en fer que l'on peut
faire descendre avec une corde, et auquel de grosses pièces
sont accrochées, fait un lustre gibier.

Les fours, dans l'ombre, sous l'escalier, rougeoient. Des
cuivres étincellent. Des broches tournent. Des pièces
montées pyramident. Des jambons pendent. C'est le coup de
feu matinal. Bousculade de marmitons effarés, d'énormes
cuisiniers et de minuscules gâte-sauces. Foisonnement de
bonnets à plume de poulet ou à aile de pintade. On apporte,
sur des plaques de tôle et des clayons d'osier, des
quinconces de brioches, des villages de petits-fours.

Des tables sont couvertes de gâteaux et de plats. D'autres
entourées de chaises, attendent les mangeurs et les buveurs.
Une plus petite, dans un coin, disparaît sous les papiers.
Ragueneau y est assis au lever du rideau, il écrit.



Scène Première - RAGUENEAU, PATISSIER, puis LISE.


Ragueneau, à la petite table, écrivant d'un air inspiré,
et comptant sur ses doigts.

PREMIER PATISSIER, apportant une pièce montée
Fruits en nougat !

DEUXIEME PATISSIER, apportant un plat
Flan !

TROISIEME PATISSIER, apportant un rôti paré de plumes
Paon !

QUATRIEME PATISSIER, apportant une plaque de gâteaux
Roinsoles !

CINQUIEME PATISSIER, apportant une sorte de terrine
Boeuf en daube !

RAGUENEAU, cessant d'écrire et levant la tête
Sur les cuivres, déjà, glisse l'argent de l'aube !
Etouffe en toi le dieu qui chante, Ragueneau !
L'heure du luth viendra, -c'est l'heure du fourneau !
Il se lève. -A un cuisinier.
Vous, veuillez m'allonger cette sauce, elle est courte !

LE CUISINIER
De combien ?

RAGUENEAU
De trois pieds.
Il passe.

LE CUISINIER
Hein !

PREMIER PATISSIER
La tarte !

DEUXIEME PATISSIER
La tourte !

RAGUENEAU, devant la cheminée
Ma Muse, éloigne-toi, pour que tes yeux charmants
N'aillent pas se rougir au feu de ces sarments !
A un pâtissier, lui montrant des pains.
Vous avez mal placé la fente de ces miches
Au milieu la césure, -entre les hémistiches !
A un autre, lui montrant un pâté inachevé.
A ce palais de croûte, il faut, vous, mettre un toit...
A un jeune apprenti, qui, assis par terre, embroche des
volailles.
Et toi, sur cette broche interminable, toi,
Le modeste poulet et la dinde superbe,
Alterne-les, mon fils, comme le vieux Malherbe
Alternait les grands vers avec les plus petits,
Et fais tourner au feu des strophes de rôtis !

UN AUTRE APPRENTI, s'avançant avec un plateau recouvert
d'une assiette
Maître, en pensant à vous, dans le four, j'ai fait cuire
Ceci, qui vous plaira, je l'espère.
Il découvre un plateau, on voit une grande lyre de
pâtisserie.

RAGUENEAU, ébloui
Une lyre !

L'APPRENTI
En pâte de brioche.

RAGUENEAU, ému
Avec des fruits confits !

L'APPRENTI
Et les cordes, voyez, en sucre je les fis.

RAGUENEAU, lui donnant de l'argent
Va boire à ma santé !
Apercevant Lise qui entre.
Chut ! ma femme ! Circule,
Et cache cet argent !
A Lise, lui montrant la lyre d'un air gêné.
C'est beau ?

LISE
C'est ridicule !
Elle pose sur le comptoir une pile de sacs en papier.

RAGUENEAU
Des sacs ?... Bon. Merci.
Il les regarde.
Ciel ! Mes livres vénérés !
Les vers de mes amis ! déchirés ! démembrés !
Pour en faire des sacs à mettre des croquantes...
Ah ! vous renouvelez Orphée et les bacchantes !

LISE, sèchement
Et n'ai-je pas le droit d'utiliser vraiment
Ce que laissent ici, pour unique paiement,
Vos méchants écriveurs de lignes inégales !

RAGUENEAU
Fourmi !... n'insulte pas ces divines cigales !

LISE
Avant de fréquenter ces gens-là, mon ami,
Vous ne m'appeliez pas bacchante, -ni fourmi !

RAGUENEAU
Avec des vers, faire cela !

LISE
Pas autre chose.

RAGUENEAU
Que faites-vous, alors, madame, avec la prose ?


Scène II - LES MEMES, DEUX ENFANTS qui viennent d'entrer
dans la pâtisserie.


RAGUENEAU
Vous désirez, petits ?

PREMIER ENFANT
Trois pâtés.

RAGUENEAU, les servant
Là, bien roux...
Et bien chauds.

DEUXIEME ENFANT
S'il vous plaît, enveloppez-les-nous ?

RAGUENEAU, saisi, à part
Hélas ! un de mes sacs !
Aux enfants.
Que je les enveloppe ?...
Il prend un sac et au moment d'y mettre les pâtés, il lit.
"Tel Ulysse, le jour qu'il quitta Pénélope..."
Pas celui-ci !...
Il le met de côté et en prend un autre. Au moment d'y mettre
les pâtés, il lit.
"Le blond Phoebus..." Pas celui-là !
Même jeu.

LISE, impatientée
Eh bien ! qu'attendez-vous ?

RAGUENEAU
Voilà, voilà, voilà !
Il en prend un troisième et se résigne.
Le sonnet à Philis !... mais c'est dur tout de même !

LISE
C'est heureux qu'il se soit décidé !
Haussant les épaules.
Nicodème !
Elle monte sur une chaise et se met à ranger des plats sur
une crédence.

RAGUENEAU, profitant de ce qu'elle tourne le dos, rappelle
les enfants déjà à la porte
Pst !... Petits !... Rendez-moi le sonnet à Philis,
Au lieu de trois pâtés je vous en donne six.
Les enfants lui rendent le sac, prennent vivement les
gâteaux et sortent. Ragueneau, défripant le papier, se met à
lire en déclamant.
"Philis !..." Sur ce doux nom, une tache de beurre !...
"Philis !... !
Cyrano entre brusquement.


Scène III - RAGUENEAU, LISE, CYRANO,puis LE MOUSQUETAIRE.


CYRANO
Quelle heure est-il ?

RAGUENEAU, le saluant avec empressement
Six heures.

CYRANO, avec émotion
Dans une heure !
Il va et vient dans la boutique.

RAGUENEAU, le suivant
Bravo ? J'ai vu...

CYRANO
Quoi donc !

RAGUENEAU
Votre combat !...

CYRANO
Lequel ?

RAGUENEAU
Celui de l'Hôtel de Bourgogne !

CYRANO, avec dédain
Ah !... Le duel !...

RAGUENEAU, admiratif
Oui, le duel en vers !...

LISE
Il en a plein la bouche !

CYRANO
Allons ! tant mieux !

RAGUENEAU, se fendant avec une broche qu'il a saisi
"A la fin de l'envoi, je touche !...
A la fin de l'envoi, je touche !..." Que c'est beau !
Avec un enthousiasme croissant.
"A la fin de l'envoi..."

CYRANO
Quelle heure, Ragueneau ?

RAGUENEAU, restant fendu pour regarder l'horloge.
Six heures cinq !... "...Je touche !"
Il se relève.
... Oh ! faire une ballade

LISE, à Cyrano, qui en passant devant son comptoir lui a
serré distraitement la main
Qu'avez-vous à la main ?

CYRANO
Rien. Une estafilade.

RAGUENEAU
Courûtes-vous quelque péril ?

CYRANO
Aucun péril.

LISE, le menaçant du doigt
Je crois que vous mentez !

CYRANO
Mon nez remuerait-il ?
Il faudrait que ce fût pour un mensonge énorme !
Changeant de ton.
J'attends ici quelqu'un. Si ce n'est pas sous l'orme,
Vous nous laisserez seuls.

RAGUENEAU
C'est que je ne peux pas ;
Mes rimeurs vont venir...

LISE, ironique
Pour leur premier repas.

CYRANO
Tu les éloigneras quand je te ferai signe...
L'heure ?

RAGUENEAU
Six heures dix.

CYRANO, s'asseyant nerveusement à la table de Ragueneau et
prenant du papier
Une plume ?...

RAGUENEAU, lui offrant celle qu'il a à son oreille
De cygne.

UN MOUSQUETAIRE, superbement moustachu, entre et d'une voix
de stentor
Salut !
Lise remonte vivement vers lui.

CYRANO, se retournant
Qu'est-ce ?

RAGUENEAU
Un ami de ma femme. Un guerrier
Terrible, -à ce qu'il dit !...

CYRANO, reprenant la plume et éloignant du geste Ragueneau
Chut !...
Ecrire, -plier,-
A lui-même.
Lui donner, -me sauver...
Jetant la plume.
Lâche !... Mais que je meure,
Si j'ose lui parler, lui dire un seul mot...
A Ragueneau
L'heure ?

RAGUENEAU
Six et quart !...

CYRANO, se frappant sa poitrine
...un seul mot de tous ceux que j'ai là !
Tandis qu'en écrivant...
Il reprend la plume.
Eh bien ! écrivons-là,
Cette lettre d'amour qu'en moi-même j'ai faite
Et refaite cent fois, de sorte qu'elle est prête,
Et que mettant mon âme à côté du papier,
Je n'ai tout simplement qu'à la recopier.
Il écrit. Derrière le vitrage de la porte on voit s'agiter
des silhouettes maigres et hésitantes.


Scène IV - RAGUENEAU, LISE, LE MOUSQUETAIRE,CYRANO, à la
petite table écrivant, LES POETES, vêtus de noir,les bas
tombants, couverts de boue


LISE, entrant, à Ragueneau
Les voici vos crottés !

PREMIER POETE, entrant, à Ragueneau
Confrère !...

DEUXIEME POETE, de même, lui secouant les mains
Cher confrère !

TROISIEME POETE
Aigle des pâtissiers !
Il renifle.
Ca sent bon dans votre aire.

QUATRIEME POETE
O Phoebus-Rôtisseur !

CINQUIEME POETE
Apollon maître-queux !...

RAGUENEAU, entouré, embrassé, secoué
Comme on est tout de suite à son aise avec eux !...

PREMIER POETE
Nous fûmes retardés par la foule attroupée
A la porte de Nesle !...

DEUXIEME POETE
Ouverts à coups d'épée,
Huit malandrins sanglants illustraient les pavés !

CYRANO, levant une seconde la tête
Huit ?... Tiens, je croyais sept.
Il reprend sa lettre.

RAGUENEAU, à Cyrano
Est-ce que vous savez
Le héros du combat ?

CYRANO,négligemment
Moi ?... Non !

LISE, au mousquetaire
Et vous ?

LE MOUSQUETAIRE, se frisant la moustache
Peut-être !

CYRANO, écrivant, à part, on l'entend murmurer de temps en
temps
Je vous aime...

PREMIER POETE
Un seul homme, assurait-on, sut mettre
Toute une bande en fuite !...

DEUXIEME POETE
Oh ! c'était curieux !
Des piques, des bâtons jonchait le sol !...

CYRANO, écrivant
...vos yeux...

TROISIEME POETE
On trouvait des chapeaux jusqu'au quai des Orfèvres !

PREMIER POETE
Sapristi ! ce dut être féroce...

CYRANO, même jeu
...vos lèvres...

PREMIER POETE
Un terrible géant, l'auteur de ces exploits !

CYRANO, même jeu
...Et je m'évanouis de peur quand je vous vois.

DEUXIEME POETE, happant un gâteau
Qu'as-tu rimé de neuf, Ragueneau ?

CYRANO, même jeu
... qui vous aime...
Il s'arrête au moment de signer, et se lève, mettant sa
lettre dans son pourpoint.
Pas besoin de signer. Je la donne moi-même.

RAGUENEAU, au deuxième poète
J'ai mis une recette en vers.

TROISIEME POETE, s'installant près d'un plateau de choux à
la crème
Oyons ces vers !

QUATRIEME POETE, regardant une brioche qu'il a prise
Cette brioche a mis son bonnet de travers.
Il la décoiffe d'un coup de dent.

PREMIER POETE
Ce pain d'épice suit le rimeur famélique,
De ses yeux en amande aux sourcils d'angélique !
Il happe le morceau de pain d'épice.

DEUXIEME POETE
Nous écoutons.

TROISIEME POETE, serrant légèrement un chou entre ses doigts
Ce chou bave sa crème. Il rit.

DEUXIEME POETE, mordant à même la grande lyre de pâtisserie
Pour la première fois la Lyre me nourrit !

RAGUENEAU, qui s'est préparé à réciter, qui a toussé, assuré
son bonnet, pris une pose
Une recette en vers...

DEUXIEME POETE, au premier, lui donnant un coup de coude
Tu déjeunes ?

PREMIER POETE, au deuxième
Tu dînes !

RAGUENEAU
Comment on fait les tartelettes amandines.
Battez, pour qu'ils soient mousseux,
Quelques oeufs ;
Incorporez à leur mousse
Un jus de cédrat choisi ;
Versez-y
Un bon lait d'amande douce ;

Mettez de la pâte à flan
Dans le flanc
De moules à tartelette ;
D'un doigt preste, abricotez
Les côtés ;
Versez goutte à gouttelette

Votre mousse en ces puits, puis
Que ces puits
Passent au four, et, blondines,
Sortant en gais troupelets,
Ce sont les
Tartelettes amandines !

LES POETES, la bouche pleine
Exquis ! Délicieux !

UN POETE, s'étouffant
Homph !

Ils remontent vers le fond, en mangeant. Cyrano qui a
observé s'avance vers Ragueneau.

CYRANO
Bercés par ta voix,
Ne vois-tu pas comme ils s'empiffrent ?

RAGUENEAU, plus bas, avec un sourire
Je le vois...
Sans regarder, de peur que cela ne les trouble ;
Et dire ainsi mes vers me donne un plaisir double,
Puisque je satisfais un doux faible que j'ai
Tout en laissant manger ceux qui n'ont pas mangé !

CYRANO, lui frappant sur l'épaule
Toi tu me plais !...
Ragueneau va rejoindre ses amis. Cyrano le suit des yeux,
puis, un peu brusquement.
Hé là, Lise ?
Lise, en conversation tendre avec le mousquetaire,
tressaille et descend vers Cyrano.
Ce capitaine...
Vous assiège ?

LISE, offensée
Oh ! mes yeux, d'une oeillade hautaine,
Savent vaincre quiconque attaque mes vertus.

CYRANO
Euh ! pour des yeux vainqueurs, je les trouve battus.

LISE, suffoquée
Mais...

CYRANO, nettement
Ragueneau me plaît. C'est pourquoi, dame Lise,
Je défends que quelqu'un le ridicoculise.

LISE
Mais...

CYRANO, qui a élevé la voix assez pour être entendu du
galant
A bon entendeur...
Il salue le mousquetaire, et va se mettre en observation, à
la porte du fond, après avoir regardé l'horloge

LISE, au mousquetaire qui a simplement rendu son salut à
Cyrano
Vraiment, vous m'étonnez !...
Répondez... sur son nez...

LE MOUSQUETAIRE
Sur son nez... sur son nez...
Il s'éloigne vivement, Lise le suit.

CYRANO, de la porte du fond, faisant signe à Ragueneau
d'emmener les poètes
Pst !...

RAGUENEAU, montrant aux poètes la porte de droite
Nous serons bien mieux par là...

CYRANO, s'impatientant
Pst ! pst !...

RAGUENEAU, les entraînant
Pour lire
Des vers...

PREMIER POETE, désespéré, la bouche pleine
Mais les gâteaux !...

DEUXIEME POETE
Emportons-les !
Il sortent tous derrière Ragueneau, processionnellement, et
après avoir fait une rafle de plateaux.


Scène V - CYRANO, ROXANE, LA DUEGNE


CYRANO
Je tire
Ma lettre si je sens seulement qu'il y a
Le moindre espoir !...
Roxane, masquée, suivie de la duègne, paraît derrière le
vitrage. Il ouvre vivement la porte.
Entrez !...
Marchant sur la duègne.
Vous, deux mots duègna !

LA DUEGNE
Quatre.

CYRANO
Etes-vous gourmande ?

LA DUEGNE
A m'en rendre malade.

CYRANO, prenant vivement des sacs de papier sur le comptoir
Bon. Voici deux sonnets de monsieur Benserade...

LA DUEGNE, piteuse
Heu !...

CYRANO
...que je vous remplis de darioles.

LA DUEGNE, changeant de figure
Hou !

CYRANO
Aimez-vous le gâteaux qu'on nomme petit chou ?

LA DUEGNE, avec dignité
Monsieur, j'en fais état, lorsqu'il est à la crème.

CYRANO
J'en plonge six pour vous dans le sein d'un poème
De Saint-Amand ! Et dans ces vers de Chapelain
Je dépose un fragment, moins lourd, de poupelin.
-Ah ! Vous aimez les gâteaux frais ?

LA DUEGNE
J'en suis férue !

CYRANO, lui chargeant les bras de sacs remplis
Veuillez aller manger tous ceux-ci dans la rue.

LA DUEGNE
Mais...

CYRANO, la poussant dehors
Et ne revenez qu'après avoir fini !
Il referme la porte, redescend vers Roxane, et s'arrête,
découvert, à une distance respectueuse.


Scène VI - CYRANO, ROXANE, LA DUEGNE, un instant.


CYRANO
Que l'instant entre tous les instants soit béni,
Où, cessant d'oublier qu'humblement je respire
Vous venez jusqu'ici pour me dire... me dire ?...

ROXANE, qui s'est démasquée
Mais tout d'abord merci, car ce drôle, ce fat
Qu'au brave jeu d'épée, hier, vous avez fait mat,
C'est lui qu'un grand seigneur... épris de moi...

CYRANO
De Guiche ?

ROXANE, baissant les yeux
Cherchait à m'imposer... comme mari...

CYRANO
Postiche ?
Saluant.
Je me suis donc battu, madame, et c'est tant mieux,
Non pour mon vilain nez, mais bien pour vos beaux yeux.

ROXANE
Puis... je voulais... Mais pour l'aveu que je viens faire,
Il faut que je revoie en vous le... presque frère,
Avec qui je jouais, dans le parc-près du lac !...

CYRANO
Oui... Vous veniez tous les étés à Bergerac !...

ROXANE
Les roseaux fournissaient le bois pour vos épées...

CYRANO
Et les maïs, les cheveux blonds pour vos poupées !

ROXANE
C'était le temps des jeux...

CYRANO
Des mûrons aigrelets...

ROXANE
Le temps où vous faisiez tout ce que je voulais !...

CYRANO
Roxane, en jupons courts, s'appelait Madeleine...

ROXANE
J'étais jolie, alors ?

CYRANO
Vous n'étiez pas vilaine.

ROXANE
Parfois, la main en sang de quelque grimpement,
Vous accourriez ! - Alors, jouant à la maman,
Je disais d'une voix qui tâchait d'être dure
Elle lui prend la main.
"Qu'est-ce que c'est encore que cette égratignure ?"
Elle s'arrête stupéfaite.
Oh ! C'est trop fort ! Et celle-ci !
Cyrano veut retirer sa main.
Non ! montrez-la !
Hein ? à votre âge, encor ! -Où t'es-tu fait cela ?

CYRANO
En jouant, du côté de la porte de Nesle.

ROXANE, s'asseyant à une table, et trempant son mouchoir
dans un verre d'eau
Donnez !

CYRANO, s'asseyant aussi
Si gentiment ! Si gaiement maternelle !

ROXANE
Et, dites-moi, -pendant que j'ôte un peu le sang,-
Ils étaient contre vous ?

CYRANO
Oh ! pas tout à fait cent.

ROXANE
Racontez !

CYRANO
Non. Laissez. Mais vous, dites la chose
Que vous n'osiez tantôt me dire...

ROXANE, sans quitter sa main
A présent j'ose,
Car le passé m'encouragea de son parfum !
Oui, j'ose maintenant. Voilà. J'aime quelqu'un.

CYRANO
Ah !...

ROXANE
Qui ne le sait pas d'ailleurs.

CYRANO ;
Ah !...

ROXANE
Pas encore.

CYRANO
Ah !...

ROXANE
Mais qui va bientôt le savoir, s'il l'ignore.

CYRANO
Ah !...

ROXANE
Un pauvre garçon qui jusqu'ici m'aima
Timidement, de loin, sans oser le dire...

CYRANO
Ah !...

ROXANE
Laissez-moi votre main, voyons, elle a la fièvre.-
Mais moi j'ai vu trembler les aveux sur sa lèvre.

CYRANO
Ah !...

ROXANE, achevant de lui faire un petit bandage avec son
mouchoir
Et figurez-vous, tenez, que, justement
Oui, mon cousin, il sert dans votre régiment !

CYRANO
Ah !...

ROXANE, riant
Puisqu'il est cadet dans votre compagnie !

CYRANO
Ah !...

ROXANE
Il a sur son front de l'esprit, du génie,
Il est fier, noble, jeune, intrépide, beau...

CYRANO, se levant tout pâle
Beau !

ROXANE
Quoi ? Qu'avez-vous ?

CYRANO
Moi, rien... c'est... c'est...
Il montre sa main, avec un sourire.
C'est ce bobo.

ROXANE
Enfin, je l'aime. Il faut d'ailleurs que je vous dise
Que je ne l'ai jamais vu qu'à la Comédie...

CYRANO
Vous ne vous êtes donc pas parlé ?

ROXANE
Nos yeux seuls.

CYRANO
Mais comment savez-vous, alors ?

ROXANE
Sous les tilleuls
De la place Royale, on cause... Des bavardes
M'ont renseignée...

CYRANO
Il est cadet ?

ROXANE
Cadet aux gardes.

CYRANO
Son nom ?

ROXANE
Baron Christian de Neuvillette.

CYRANO
Hein ?...
Il n'est pas aux cadets.

ROXANE
Si, depuis ce matin
Capitaine Carbon de Castel-Jaloux.

CYRANO
Vite,
Vite, on lance son coeur !... Mais ma pauvre petite...

LA DUEGNE, ouvrant la porte du fond
J'ai fini les gâteaux , monsieur de Bergerac !

CYRANO
Eh bien ! lisez les vers imprimés sur le sac !
La duègne disparaît.
...Ma pauvre enfant, vous qui n'aimez que beau langage,
Bel esprit, -si c'était un profane, un sauvage.

ROXANE
Non, il a les cheveux d'un héros de d'Urfé !

CYRANO
S'il était aussi maldisant que bien coiffé !

ROXANE
Non, tous les mots qu'il dit sont fins, je le devine !

CYRANO
Oui, tous les mots sont fins quand la moustache est fine.
-Mais si c'était un sot !...

ROXANE, frappant du pied
Eh bien ! j'en mourrais, là !

CYRANO, après un temps
Vous m'avez fait venir pour me dire cela ?
Je n'en sens pas très bien l'utilité, madame.

ROXANE
Ah, c'est que quelqu'un hier m'a mis la mort dans l'âme,
Et me disant que tous, vous êtes tous Gascons
Dans votre compagnie...

CYRANO
Et que nous provoquons
Tous les blancs-becs qui, par faveur, se font admettre
Parmi les purs Gascons que nous sommes, sans l'être ?
C'est ce qu'on vous a dit ?

ROXANE
Et vous pensez si j'ai
Tremblé pour lui !

CYRANO, entre ses dents
Non sans raison !

ROXANE
Mais j'ai songé
Lorsque invincible et grand, hier, vous nous apparûtes,
Châtiant ce coquin, tenant tête à ces brutes, -
J'ai songé : s'il voulait, lui que tous ils craindront...

CYRANO
C'est bien, je défendrai votre petit baron.

ROXANE
Oh, n'est-ce pas que vous allez me le défendre ?
J'ai toujours eu pour vous une amitié si tendre.

CYRANO
Oui, oui.

ROXANE
Vous serez son ami ?

CYRANO
Je le serai.

ROXANE
Et jamais il n'aura de duel ?

CYRANO
C'est juré.

ROXANE
Oh ! je vous aime bien. Il faut que je m'en aille.
Elle remet vivement son masque, une dentelle sur son front,
et, distraitement.
Mais vous ne m'avez pas raconté la bataille
De cette nuit. Vraiment ce dut être inouï !...
-Dites-lui qu'il m'écrive.
Elle lui envoie un petit baiser de la main.
Oh ! je vous aime !

CYRANO
Oui, oui.

ROXANE
Cent hommes contre vous ? Allons adieu.-Nous sommes
De grands amis !

CYRANO
Oui, oui.

ROXANE
Qu'il m'écrive ! -Cent hommes !-
Vous me direz plus tard. Maintenant je ne puis.
Cent hommes ! Quel courage !

CYRANO, la saluant
Oh ! j'ai fait mieux depuis.
Elle sort. Cyrano reste immobile, les yeux à terre. Un
silence. La porte de droite s'ouvre. Ragueneau passe la
tête.


Scène VII - CYRANO, RAGUENEAU, LES POETES,
CARBON DE CASTEL-JALOUX, LES CADETS,
LA FOULE, etc., puis DE GUICHE.


RAGUENEAU
Peut-on rentrer ?

CYRANO, sans bouger
Oui...
Ragueneau fait signe et ses amis rentrent. En même temps, à
la porte du fond paraît Carbon de Castel-Jaloux, costume de
capitaine aux gardes, qui fait de grands gestes en
apercevant Cyrano.

CARBON DE CASTEL-JALOUX
Le voilà !

CYRANO, levant la tête
Mon capitaine...

CARBON, exultant
Notre héros ! Nous savons tout ! Une trentaine
De mes cadets sont là !...

CYRANO, reculant
Mais...

CARBON, voulant l'entraîner
Viens ! on veut te voir !

CYRANO
Non !

CARBON
Ils boivent en face, à la Croix du Trahoir.

CYRANO
Je...

CARBON, remontant à la porte, et criant à la cantonade,
d'une voix de tonnerre
Le héros refuse. Il est d'humeur bourru !

UNE VOIX, au dehors
Ah ! Sandious !
Tumulte au dehors, bruits d'épées et de bottes qui se
rapprochent.

CARBON, se frottant les mains
Les voici qui traversent la rue !...

LES CADETS, entrant dans la rôtisserie
Mille dious ! -Capdedious ! -Mordious ! -Pocapdedious !

RAGUENEAU, reculant épouvanté
Messieurs, vous êtes donc tous de la Gascogne !

LES CADETS
Tous !

UN CADET, à Cyrano
Bravo !

CYRANO
Baron !

UN AUTRE, lui secouant les mains
Vivat !

CYRANO
Baron !

TROSIEME CADET
Que je t'embrasse !

CYRANO
Baron !...

PLUSIEURS GASCONS
Embrassons-le !

CYRANO, ne sachant auquel répondre
Baron... baron... de grâce...

RAGUENEAU
Vous êtes tous barons, messieurs ?

LES CADETS
Tous ?

RAGUENEAU
Le sont-ils ?...

PREMIER CADET
On ferait une tour rien qu'avec nos tortils !

LE BRET, entrant, et courant à Cyrano
On te cherche ! Une foule en délire conduite
Par ceux qui cette nuit marchèrent à te suite...

CYRANO, épouvanté
Tu ne leur as pas dit où je me trouve ?...

LE BRET, se frottant les mains
Si !

UN BOURGEOIS, entrant suivi d'un groupe
Monsieur, tout le Marais se fait porter ici !
Au dehors la rue s'est remplie de monde. Des chaises à
porteurs, des carrosses s'arrêtent.

LE BRET, bas, souriant, à Cyrano
Et Roxane ?

CYRANO, vivement
Tais-toi !

LA FOULE, criant dehors
Cyrano !...
Une cohue se précipite dans la pâtisserie. Bousculade.
Acclamations.

RAGUENEAU, debout sur une table
Ma boutique
Est envahie ! On casse tout ! C'est magnifique !

DES GENS, autour de Cyrano
Mon ami... mon ami...

CYRANO
Je n'avais pas hier
Tant d'amis !...

LE BRET, ravi
Le succès !

UN PETIT MARQUIS, accourant, les mains tendues
Si tu savais, mon cher...

CYRANO
Si tu ?... Tu ?... Qu'est-ce donc qu'ensemble nous gardâmes ?

UN AUTRE
Je veux vous présenter, Monsieur, à quelques dames
Qui là, dans mon carrosse...

CYRANO, froidement
Et vous d'abord, à moi,
Qui vous présentera ?

LE BRET, stupéfait
Mais qu'as-tu donc ?

CYRANO
Tais-toi !

UN HOMME DE LETTRE, avec une écritoire
Puis-je avoir des détails sur ?...

CYRANO
Non.

LE BRET, lui poussant le coude
C'est Théophraste
Renaudot ! l'inventeur de la gazette.

CYRANO
Baste !

LE BRET
Cette feuille où l'on fait tant de choses tenir !
On dit que cette idée a beaucoup d'avenir !

LE POETE, s'avançant
Monsieur...

CYRANO
Encor !

LE POETE
Je veux faire une pentacrostiche
Sur votre nom...

QUELQU'UN, s'avançant encore
Monsieur...

CYRANO
Assez !
Mouvement. On se range. De Guiche paraît escorté
d'officiers. Cuigy, Brissaille, les officiers qui sont
partis avec Cyrano à la fin du premier acte. Cuigy vient
vivement à Cyrano.

CUIGY, à Cyrano
Monsieur de Guiche !
Murmure. Tout le monde se range.
Vient de la part du maréchal de Gassion !

DE GUICHE, saluant Cyrano
...Qui tient à vous mander son admiration
Pour le nouvel exploit dont le bruit vient de courre.

LA FOULE
Bravo !...

CYRANO, s'inclinant
Le maréchal s'y connaît en bravoure.

DE GUICHE
Il n'aurait jamais cru le fait si ces messieurs
N'avaient pu lui jurer l'avoir vu.

CUIGY
De nos yeux.

LE BRET, bas à Cyrano, qui a l'air absent
Mais...

CYRANO
Tais-toi !

LE BRET
Tu parais souffrir !

CYRANO, tressaillant et se redressant vivement
Devant ce monde ?...
Sa moustache se hérisse ; il poitrine.
Moi souffrir ?... Tu vas voir !

DE GUICHE, auquel Cuigy a parlé à l'oreille
Votre carrière abonde
De beaux exploits, déjà. -Vous servez chez ces fous
De gascons, n'est-ce pas ?

CYRANO
Aux cadets, oui.

UN CADET, d'une voix terrible
Chez nous !

DE GUICHE, regardant les Gascons, rangés derrière Cyrano
Ah ! ah !... Tous ces messieurs à la mine hautaine,
Ce sont donc les fameux ?...

CARBON DE CASTEL-JALOUX
Cyrano !

CYRANO
Capitaine ?

CARBON
Puisque ma compagnie est, je crois, au complet,
Veuillez la présenter au comte, s'il vous plaît.

CYRANO, faisant deux pas vers De Guiche, et montrant les
cadets
Ce sont les cadets de Gascogne
De Carbon de Castel-Jaloux ;
Bretteurs et menteurs sans vergogne,
Ce sont les cadets de Gascogne !
Parlant blason, lambel, bastogne,
Tous plus nobles que des filous,
Ce sont les cadets de Gascogne
De Carbon de Castel-Jaloux

Oeil d'aigle, jambe de cigogne,
Moustache de chat, dents de loups,
Fendant la canaille qui grogne,
Oeil d'aigle, jambe de cigogne,
Ils vont, -coiffés d'un vieux vigogne
Dont la plume cache les trous !-
Oeil d'aigle, jambe de cigogne,
Moustache de chat, dents de loups !

Perce-Bedaine et Casse-Trogne
Sont leurs sobriquets les plus doux ;
De gloire, leur âme est ivrogne !
Perce-Bedaine et Casse-Trogne,
Dans tous les endroits où l'on cogne
Ils se donnent des rendez-vous...
Perce-Bedaine et Casse-Trogne
Sont leurs sobriquets les plus doux !

Voici les cadets de Gascogne
Qui font cocus tous les jaloux !
O femme, adorable carogne,
Voici les cadets de Gascogne !
Que le vieil époux se renfrogne
Sonnez, clairons ! chantez, coucous !
Voici les cadets de Gascogne
Qui font cocus tous les jaloux !

DE GUICHE, nonchalamment assis dans un fauteuil que
Ragueneau a vite apporté
Un poète est un luxe, aujourd'hui, qu'on se donne.
-- Voulez-vous être à moi ?

CYRANO
Non, Monsieur, à personne.

DE GUICHE
Votre verve amusa mon oncle Richelieu,
Hier. Je veux vous servir auprès de lui.

LE BRET, ébloui
Grand Dieu !

DE GUICHE
Vous avez bien rimé cinq actes, j'imagine ?

LE BRET, à l'oreille de Cyrano
Tu vas faire jouer, mon cher, ton Agrippine !

DE GUICHE
Portez-les-lui.

CYRANO, tenté et un peu charmé
Vraiment...

DE GUICHE
Il est des plus experts.
Il vous corrigera seulement quelques vers...

CYRANO, dont le visage s'est immédiatement rembruni
Impossible, Monsieur ; mon sang se coagule
En pensant qu'on y peut changer une virgule.

DE GUICHE
Mais quand un vers lui plaît, en revanche, mon cher,
Il le paye très cher.

CYRANO
Il le paye moins cher
Que moi, lorsque j'ai fait un vers, et que je l'aime,
Je me le paye, en me le chantant à moi-même !

DE GUICHE
Vous êtes fier.

CYRANO
Vraiment, vous l'avez remarqué ?

UN CADET, entrant avec, enfilés à son épée, des chapeaux aux
plumets miteux, aux coiffes trouées, défoncées
Regarde, Cyrano ! ce matin, sur le quai,
Le bizarre gibier à plumes que nous prîmes !
Les feutres des fuyards !...

CARBON
Des dépouilles opimes !

TOUT LE MONDE, riant
Ah ! Ah ! Ah !

CUIGY
Celui qui posta ces gueux, ma foi,
Doit rager aujourd'hui.

BRISSAILLE
Sait-on qui c'est ?

DE GUICHE
C'est moi.
Les rires s'arrêtent.
Je les avais chargés de châtier, -- besogne
Qu'on ne fait pas soi-même, -- un rimailleur ivrogne.
Silence gêné.

LE CADET, à mi-voix, à Cyrano, lui montrant les feutres
Que faut-il qu'on en fasse ? Ils sont gras... Un salmis ?

CYRANO, prenant l'épée où ils sont enfilés, et les faisant,
dans un salut, tous glisser aux pieds de De Guiche
Monsieur, si vous voulez les rendre à vos amis ?

DE GUICHE, se levant et d'une voix brève
Ma chaise et mes porteurs, tout de suite : je monte.
A Cyrano, violemment.
Vous, Monsieur !...

UNE VOIX, dans la rue, criant
Les porteurs de monseigneur le comte
De Guiche !

DE GUICHE, qui s'est dominé, avec un sourire
... Avez-vous lu Don Quichot ?

CYRANO
Je l'ai lu.
Et me découvre au nom de cet hurluberlu.

DE GUICHE
Veuillez donc méditer alors...

UN PORTEUR, paraissant au fond
Voici la chaise.

DE GUICHE
Sur le chapitre des moulins !

CYRANO, saluant
Chapitre treize.

DE GUICHE
Car lorsqu'on les attaque, il arrive souvent...

CYRANO
J'attaque donc des gens qui tournent à tout vent ?

DE GUICHE
Qu'un moulinet de leurs grands bras chargés de toiles
Vous lance dans la boue !...

CYRANO
Ou bien dans les étoiles !
De Guiche sort. On le voit remonter en chaise. Les seigneurs
s'éloignent en chuchotant. Le Bret les réaccompagne. La
foule sort.


Scène VII - CYRANO, LE BRET, LES CADETS, qui se sont
attablés à droite et à gauche et auxquels on sert à boire et
à manger.


CYRANO, saluant d'un air goguenard ceux qui sortent sans
oser le saluer
Messieurs... Messieurs... Messieurs...

LE BRET, désolé, redescendant, les bras au ciel
Ah ! dans quels jolis draps...

CYRANO
Oh ! toi ! tu vas grogner !

LE BRET
Enfin, tu conviendras
Qu'assassiner toujours la chance passagère,
Devient exagéré.

CYRANO
Hé bien oui, j'exagère !

LE BRET, triomphant
Ah !

CYRANO
Mais pour le principe, et pour l'exemple aussi,
Je trouve qu'il est bon d'exagérer ainsi.

LE BRET
Si tu laissais un peu ton âme mousquetaire
La fortune et la gloire...

CYRANO
Et que faudrait-il faire ?
Chercher un protecteur puissant, prendre un patron,
Et comme un lierre obscur qui circonvient un tronc
Et s'en fait un tuteur en lui léchant l'écorce,
Grimper par ruse au lieu de s'élever par force ?
Non, merci. Dédier, comme tous ils le font,
Des vers aux financiers ? se changer en bouffon
Dans l'espoir vil de voir, aux lèvres d'un ministre,
Naître un sourire, enfin, qui ne soit pas sinistre ?
Non, merci. Déjeuner, chaque jour, d'un crapaud ?
Avoir un ventre usé par la marche ? une peau
Qui plus vite, à l'endroit des genoux, devient sale ?
Exécuter des tours de souplesse dorsale ?...
Non, merci. D'une main flatter la chèvre au cou
Cependant que, de l'autre, on arrose le chou,
Et donneur de séné par désir de rhubarbe,
Avoir un encensoir, toujours, dans quelque barbe ?
Non, merci ! Se pousser de giron en giron,
Devenir un petit grand homme dans un rond,
Et naviguer, avec des madrigaux pour rames,
Et dans ses voiles des soupirs de vieilles dames ?
Non, merci ! Chez le bon éditeur de Sercy
Faire éditer ses vers en payant ? Non, merci !
S'aller faire nommer pape par les conciles
Que dans les cabarets tiennent des imbéciles ?
Non, merci ! Travailler à se construire un nom
Sur un sonnet, au lieu d'en faire d'autres ? Non,
Merci ! Ne découvrir du talent qu'aux mazettes ?
Etre terrorisé par de vagues gazettes,
Et se dire sans cesse : "Oh, pourvu que je sois
Dans les petits papiers du Mercure François ?"...
Non, merci ! Calculer, avoir peur, être blême,
Préférer faire une visite qu'un poème,
Rédiger des placets, se faire présenter ?
Non, merci ! non, merci ! non, merci ! Mais... chanter,
Rêver, rire, passer, être seul, être libre,
Avoir l'oeil qui regarde bien, la voix qui vibre,
Mettre, quand il vous plaît, son feutre de travers,
Pour un oui, pour un non, se battre, -ou faire un vers !
Travailler sans souci de gloire ou de fortune,
A tel voyage, auquel on pense, dans la lune !
N'écrire jamais rien qui de soi ne sortît,
Et modeste d'ailleurs, se dire : mon petit,
Sois satisfait des fleurs, des fruits, même des feuilles,
Si c'est dans ton jardin à toi que tu les cueilles !
Puis, s'il advient d'un peu triompher, par hasard,
Ne pas être obligé d'en rien rendre à César,
Vis-à-vis de soi-même en garder le mérite,
Bref, dédaignant d'être le lierre parasite,
Lors même qu'on n'est pas le chêne ou le tilleul,
Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul !

LE BRET
Tout seul, soit ! mais non pas contre tous ! Comment diable
As-tu donc contracté la manie effroyable
De te faire toujours, partout, des ennemis ?

CYRANO
A force de vous voir vous faire des amis,
Et rire à ces amis dont vous avez des foules,
D'une bouche empruntée au derrière des poules !
J'aime raréfier sur mes pas les saluts,
Et m'écrie avec joie : un ennemi de plus !

LE BRET
Quelle aberration !

CYRANO
Eh bien ! oui, c'est mon vice.
Déplaire est mon plaisir. J'aime qu'on me haïsse.
Mon cher, si tu savais comme l'on marche mieux
Sous la pistolétade excitante des yeux !
Comme, sur les pourpoints, font d'amusantes taches
Le fiel des envieux et la bave des lâches !
-Vous, la molle amitié dont vous vous entourez,
Ressemble à ces grands cols d'Italie, ajourés
Et flottants, dans lesquels votre cou s'effémine
On y est plus à l'aise... et de moins haute mine,
Car le front n'ayant pas de maintien ni de loi,
S'abandonne à pencher dans tous les sens. Mais moi,
La Haine, chaque jour, me tuyaute et m'apprête
La fraise dont l'empois force à lever la tête ;
Chaque ennemi de plus est un nouveau godron
Qui m'ajoute une gêne, et m'ajoute un rayon
Car, pareille en tous points à la fraise espagnole,
La Haine est un carcan, mais c'est une auréole !

LE BRET, après un silence, passant son bras sous le sien
Fais tout haut l'orgueilleux et l'amer, mais tout bas,
Dis-moi tout simplement qu'elle ne t'aime pas !

CYRANO, vivement
Tais-toi !
Depuis un moment, Christian est entré, s'est mêlé aux
cadets ; ceux-ci ne lui adressent pas la parole ; il a fini
par s'asseoir seul à une petite table où Lise le sert.


Scène IX - CYRANO, LE BRET, LES CADETS, CHRISTIAN DE
NEUVILLETTE.



UN CADET, assis à une table du fond, le verre en main
Hé ! Cyrano !
Cyrano se retourne.
Le récit ?

CYRANO
Tout à l'heure !
Il remonte au bras de Le Bret. Ils causent bas.

LE CADET, se levant, et descendant
Le récit du combat ! Ce sera la meilleure
Leçon
Il s'arrête devant la table où est Christian.
pour ce timide apprentif !

CHRISTIAN, levant la tête
Apprentif ?

UN AUTRE CADET
Oui, septentrional maladif !

CHRISTIAN
Maladif ?

PREMIER CADET, goguenard
Monsieur de Neuvillette, apprenez quelque chose
C'est qu'il est un objet, chez nous, dont on ne cause
Pas plus que de cordon dans l'hôtel d'un pendu !

CHRISTIAN
Qu'est-ce ?

UN AUTRE CADET, d'une voix terrible
Regardez-moi !
Il pose trois fois, mystérieusement, son doigt sur son nez.
M'avez-vous entendu ?

CHRISTIAN
Ah ! c'est le...

UN AUTRE
Chut !... jamais ce mot ne se profère !
Il montre Cyrano qui cause au fond avec Le Bret.
Ou c'est à lui, là-bas, que l'on aurait affaire !

UN AUTRE, qui, pendant qu'il était tourné vers les premiers,
est venu sans bruit s'asseoir sur la table, dans son dos
Deux nasillard par lui furent exterminés
Parce qu'il lui déplut qu'ils parlassent du nez !

UN AUTRE, d'une voix caverneuse, surgissant de sous la table
où il s'est glissé à quatre pattes
On ne peut faire, sans défuncter avant l'âge,
La moindre allusion au fatal cartilage !

UN AUTRE, lui posant la main sur l'épaule
Un mot suffit ! Que dis-je, un mot ? Un geste, un seul !
Et tirer son mouchoir, c'est tirer son linceul !
Silence. Tous autour de lui, les bras croisés, le regardent.
Il se lève et va à Carbon de Castel-Jaloux qui, causant avec
un officier, a l'air de ne rien voir.

CHRISTIAN
Capitaine !

CARBON, se retournant et le toisant
Monsieur ?

CHRISTIAN
Que fait-on quand on trouve
Des méridionaux trop vantard ?...

CARBON
On leur prouve
Qu'on peut être du Nord et courageux.
Il lui tourne le dos.

CHRISTIAN
Merci.

PREMIER CADET, à Cyrano
Maintenant, ton récit !

TOUS
Son récit !

CYRANO, redescendant vers eux
Mon récit ?...
Tous rapprochent leurs escabeaux, se groupent autour de lui,
tendent le col. Christian s'est mis à cheval sur une chaise.
Eh bien ! donc je marchais tout seul, à leur rencontre.
La lune, dans le ciel, luisait comme une montre,
Quand soudain, je ne sais quel soigneux horloger
S'étant mis à passer un coton nuager
Sur le boîtier d'argent de cette montre ronde,
Il se fit une nuit la plus noire du monde,
Et les quais n'étant pas du tout illuminés,
Mordious ! on n'y voyait pas plus loin...

CHRISTIAN
Que son nez.
Silence. Tout le monde se lève lentement. On regarde Cyrano
avec terreur. Celui-ci s'est interrompu, stupéfait. Attente.

CYRANO
Qu'est-ce que c'est que cet homme-là ?

UN CADET, à mi-voix
C'est un homme
Arrivé ce matin.

CYRANO, faisant un pas vers Christian
Ce matin ?

CARBON, à mi-voix
Il se nomme
Le baron de Neuvil...

CYRANO, vivement, s'arrêtant
Ah ! c'est bien...
Il pâlit, rougit, a encore un mouvement pour se jeter sur
Christian.
Je...
Puis, il se domine, et dit d'une voix sourde.
Très bien...
Il reprend.
Je disais donc...
Avec un éclat de rage dans la voix.
Mordious !...
Il continue d'un ton naturel.
que l'on n'y voyait rien.
Stupeur. On se rassied en se regardant.
Et je marchais, songeant que pour un gueux fort mince
J'allais mécontenté quelque grand, quelque prince,
Qui m'aurait sûrement...

CHRISTIAN
Dans le nez...

Tout le monde se lève. Christian se balance sur sa chaise.

CYRANO, d'une voix étranglée
Une dent,-
Qui m'aurait une dent... et qu'en somme, imprudent,
J'allais fourrer...

CHRISTIAN
Le nez...

CYRANO
Le doigt... entre l'écorce
Et l'arbre, car ce grand pouvait être de force
A me faire donner...

CHRISTIAN
Sur le nez...

CYRANO, essuyant la sueur à son front
Sur les doigts.
- Mais j'ajoutai : Marche, Gascon, fais ce que dois !
Va, Cyrano ! Et ce disant, je me hasarde,
Quand, dans l'ombre, quelqu'un me porte...

CHRISTIAN
Une nasarde.

CYRANO
Je la pare et soudain me trouve...

CHRISTIAN
Nez à nez...

CYRANO, bondissant vers lui
Ventre-Saint-Gris !
Tous les Gascons se précipitent pour voir ; arrivé sur
Christian, il se maîtrise et continue.
avec cent braillards avinés
Qui puaient...

CHRISTIAN
A plein nez...

CYRANO, blême et souriant
L'oignon et la litharge !
Je bondis, front baissé...

CHRISTIAN
Nez au vent !

CYRANO
Et je charge !
J'en estomaque deux ! J'en empale un tout vif !
Quelqu'un m'ajuste : Paf ! et je riposte...

CHRISTIAN
Pif !

CYRANO, éclatant
Tonnerre ! Sortez tous !
Tous les cadets se précipitent vers les portes.

PREMIER CADET
C'est le réveil du tigre !

CYRANO
Tous ! Et laissez-moi seul avec cet homme !

DEUXIEME CADET
Bigre !
On va le retrouver en hachis !

RAGUENEAU
En hachis ?

UN AUTRE CADET
Dans un de vos pâtés !

RAGUENEAU
Je sens que je blanchis,
Et que je m'amollis comme une serviette !

CARBON
Sortons !

UN AUTRE
Il n'en va pas laissez une miette !

UN AUTRE
Ce qui va se passer ici, j'en meurs d'effroi !

UN AUTRE, refermant la porte de droite
Quelque chose d'épouvantable !
Ils sont tous sortis, -soit par le fond, soit par les
côtés,- quelques-uns ont disparu par l'escalier. Cyrano et
Christian restent face à face, et se regardent un moment.


Scène X - CYRANO, CHRISTIAN


CYRANO
Embrasse-moi !

CHRISTIAN
Monsieur...

CYRANO
Brave.

CHRISTIAN
Ah çà ! mais !...

CYRANO
Très brave. Je préfère.

CHRISTIAN
Me direz-vous ?...

CYRANO
Embrasse-moi. Je suis son frère.

CHRISTIAN
De qui ?

CYRANO
Mais d'elle !

CHRISTIAN
Hein ?...

CYRANO
Mais de Roxane !

CHRISTIAN, courant à lui
Ciel !
Vous, son frère ?

CYRANO
Ou tout comme : un cousin fraternel.

CHRISTIAN
Elle vous a ?...

CYRANO
Tout dit !

CHRISTIAN
M'aime-t-elle ?

CYRANO
Peut-être !

CHRISTIAN, lui prenant les mains
Comme je suis heureux, Monsieur, de vous connaître !

CYRANO
Voilà ce qui s'appelle un sentiment soudain.

CHRISTIAN
Pardonnez-moi...

CYRANO, le regardant, et lui mettant la main sur l'épaule
C'est vrai qu'il est beau, le gredin !

CHRISTIAN
Si vous saviez, Monsieur, comme je vous admire !

CYRANO
Mais tous ces nez que vous m'avez...

CHRISTIAN
Je les retire !

CYRANO
Roxane attend ce soir une lettre...

CHRISTIAN
Hélas !

CYRANO
Quoi !

CHRISTIAN
C'est de me perdre que de cesser de rester coi !

CYRANO
Comment ?

CHRISTIAN
Las ! je suis sot à m'en tuer de honte !

CYRANO
Mais non, tu ne l'es pas puisque tu t'en rends compte.
D'ailleurs, tu ne m'as pas attaqué comme un sot.

CHRISTIAN
Bah ! on trouve des mots quand on monte à l'assaut !
Oui, j'ai certain esprit facile et militaire,
Mais je ne sais, devant les femmes, que me taire.
Oh ! leurs yeux, quand je passe, ont pour moi des bontés...

CYRANO
Leurs coeurs n'en ont-ils plus quand vous vous arrêtez ?

CHRISTIAN
Non ! car je suis de ceux, -je le sais... et je tremble !-
Qui ne savent parler d'amour.

CYRANO
Tiens !... Il me semble
Que si l'on eût pris soin de me mieux modeler,
J'aurais été de ceux qui savent en parler.

CHRISTIAN
Oh ! pouvoir exprimer les choses avec grâce !

CYRANO
Etre un joli petit mousquetaire qui passe !

CHRISTIAN
Roxane est précieuse et sûrement je vais
Désillusionner Roxane !

CYRANO, regardant Christian
Si j'avais
Pour exprimer mon âme un pareil interprète !

CHRISTIAN, avec désespoir
Il me faudrait de l'éloquence !

CYRANO, brusquement
Je t'en prête !
Toi du charme physique et vainqueur, prête-m'en
Et faisons à nous deux un héros de roman !

CHRISTIAN
Quoi ?

CYRANO
Te sentirais-tu de répéter les choses
Que chaque jour je t'apprendrais ?...

CHRISTIAN
Tu me proposes ?...

CYRANO
Roxane n'aura pas de désillusion !
Dis, veux-tu qu'à nous deux nous la séduisions ?
Veux-tu sentir passer, de mon pourpoint de buffle
Dans ton pourpoint brodé, l'âme que je t'insuffle !...

CHRISTIAN
Mais, Cyrano !...

CYRANO
Christian, veux-tu ?

CHRISTIAN
Tu me fais peur !

CYRANO
Puisque tu crains, tout seul, de refroidir son coeur,
Veux-tu que nous fassions -et bientôt tu l'embrases !-
Collaborer un peu tes lèvres et mes phrases ?...

CHRISTIAN
Tes yeux brillent !...

CYRANO
Veux-tu ?...

CHRISTIAN
Quoi ! cela te ferait
Tant de plaisir ?...

CYRANO, avec enivrement
Cela...
Se reprenant, et en artiste.
Cela m'amuserait !
C'est une expérience à tenter un poète.
Veux-tu me compléter et que je te complète ?
Tu marcheras, j'irai dans l'ombre à ton côté
Je serai ton esprit, tu seras ma beauté.

CHRISTIAN
Mais la lettre qu'il faut, au plus tôt, lui remettre !
Je ne pourrai jamais...

CYRANO, sortant de son pourpoint la lettre qu'il a écrite
Tiens, la voilà, ta lettre !

CHRISTIAN
Comment ?

CYRANO
Hormis l'adresse, il n'y manque plus rien.

CHRISTIAN
Je...

CYRANO
Tu peux l'envoyer. Sois tranquille. Elle est bien.

CHRISTIAN
Vous aviez ?...

CYRANO
Nous avons toujours, nous, dans nos poches,
Des épîtres à des Chloris... de nos caboches,
Car nous sommes ceux-là qui ont pour amantes n'ont
Que du rêve soufflé dans la bulle d'un nom !...
Prends, et tu changeras en vérités ces feintes ;
Je lançais au hasard ces aveux et ces plaintes
Tu verras se poser tous ces oiseaux errants.
Tu verras que je fus dans cette lettre -prends !-
D'autant plus éloquent que j'étais moins sincère !
-Prends donc, et finissons !

CHRISTIAN
N'est-il pas nécessaire
De changer quelques mots ? Ecrite en divaguant,
Ira-t-elle à Roxane ?

CYRANO
Elle ira comme un gant !

CHRISTIAN
Mais...

CYRANO
La crédulité de l'amour-propre est telle,
Que Roxane croira que c'est écrit pour elle !

CHRISTIAN
Ah ! mon ami !
Il se jette dans les bras de Cyrano. Ils restent embrassés.


Scène XI - CYRANO, CHRISTIAN, LES GASCONS,
LE MOUSQUETAIRE, LISE



UN CADET, entr'ouvrant la porte
Plus rien... Un silence de mort...
Je n'ose regarder...
Il passe la tête.
Hein ?

TOUS LES CADETS, entrant et voyant Cyrano et Christian qui
s'embrassent
Ah !... Oh !...

UN CADET
C'est trop fort !
Consternation.

LE MOUSQUETAIRE, goguenard
Ouais ?...

CARBON
Notre démon est doux comme un apôtre !
Quand sur une narine on le frappe, -il tend l'autre ?

LE MOUSQUETAIRE
On peut donc lui parler de son nez, maintenant ?...
Appelant Lise, d'un air triomphant.
- Eh ! Lise ! Tu vas voir !
Humant l'air avec affectation.
Oh !... oh !... c'est surprenant !
Quelle odeur !...
Allant à Cyrano, dont il regarde le nez avec impertinence.
Mais monsieur doit l'avoir reniflée ?
Qu'est-ce que cela sent ici ?...

CYRANO, le souffletant
La giroflée !
Joie. Les cadets ont retrouvé Cyrano : ils font des culbutes.

RIDEAU


TROISIEME ACTE
-------------------
Le baiser de Roxane


Une petite place dans l'ancien Marais. Vieilles maisons.
Perspectives de ruelles. A droite, la maison de Roxane et le
mur de son jardin que débordent de larges feuillages. Au-
dessus de la porte, fenêtre et balcon. Un banc devant le
seuil.

Du lierre grimpe au mur, du jasmin enguirlande le balcon,
frissonne et retombe.

Par le banc et les pierres en saillie du mur, on peut
facilement grimper au balcon.

En face, une ancienne maison de même style, brique et
pierre, avec une porte d'entrée. Le heurtoir de cette porte
est emmailloté de linge comme un pouce malade.

Au lever du rideau, la duègne est assise sur le banc. La
fenêtre est grande ouverte sur le balcon de Roxane.

Prés de la duègne se tient debout Ragueneau, vêtu d'une
sorte de livrée : il termine un récit en s'essuyant les yeux.



Scène Première - RAGUENEAU, LA DUEGNE, puis ROXANE,
CYRANO et DEUX PAGES



RAGUENEAU
... Et puis, elle est partie avec un mousquetaire !
Seul, ruiné, je me pends. J'avais quitté la terre.
Monsieur de Bergerac entre, et, me dépendant,
Me vient à sa cousine offrir comme intendant.

LA DUEGNE
Mais comment expliquer cette ruine où vous êtes ?

RAGUENEAU
Lise aimait les guerriers, et j'aimais les poètes !
Mars mangeait les gâteaux que laissaient Apollon
- Alors, vous comprenez, cela ne fut pas long !

LA DUEGNE, se levant et appelant vers la fenêtre ouverte
Roxane, êtes-vous prête ?... On nous attend !

LA VOIX DE ROXANE, par la fenêtre
Je passe
Une mante !

LA DUEGNE, à Ragueneau, lui montrant la porte d'en face
C'est là qu'on nous attend, en face.
Chez Clomire. Elle tient bureau, dans son réduit.
On y lit un discours sur le Tendre, aujourd'hui.

RAGUENEAU
Sur le Tendre ?

LA DUEGNE, minaudant
Mais oui !...
Criant vers la fenêtre.
Roxane, il faut descendre,
Ou nous allons manquer le discours sur le Tendre !

LA VOIX DE ROXANE
Je viens !
On entend un bruit d'instruments à cordes qui se rapproche.

LA VOIX DE CYRANO,chantant dans la coulisse
La ! la ! la ! la !

LA DUEGNE, surprise
On nous joue un morceau ?

CYRANO, suivi de deux pages porteurs de théorbes
Je vous dis que la croche est triple, triple sot !

PREMIER PAGE, ironique
Vous savez donc, Monsieur, si les croches sont triples ?

CYRANO
Je suis musicien, comme tous les disciples
De Gassendi !

LE PAGE, jouant et chantant
La ! la !

CYRANO, lui arrachant le théorbe et continuant la phrase
musicale
Je peux continuer !...
La ! la ! la ! la !

ROXANE, paraissant sur le balcon
C'est vous ?

CYRANO, chantant sur l'air qu'il continue
Moi qui viens saluer
Vos lys, et présenter mes respects à vos ro...ses !

ROXANE
Je descends !
Elle quitte le balcon.

LA DUEGNE, montrant les pages
Qu'est-ce donc que ces deux virtuoses ?

CYRANO
C'est un pari que j'ai gagné sur d'Assoucy.
Nous discutions un point de grammaire. -Non !-Si !-
Quand soudain me montrant ces deux escogriffes
Habiles à gratter les cordes de leurs griffes,
Et dont il fait toujours son escorte, il me dit
"Je te parie un jour de musique !" Il perdit.
Jusqu'à ce que Phoebus recommence son orbe,
J'ai donc sur mes talons ces joueurs de théorbe,
De tout ce que je fais harmonieux témoins !...
Ce fut d'abord charmant, et ce l'est déjà moins.
Aux musiciens.
Hep !... Allez de ma part jouer un pavane
A Montfleury !...
Les pages remontent pour sortir. -A la duègne.
Je viens demander à Roxane
Ainsi que chaque soir...
Aux pages qui sortent.
Jouez longtemps, -et faux !
A la duègne.
...Si l'ami de son coeur est toujours sans défauts ?

ROXANE, sortant de la maison
Ah ! qu'il est beau, qu'il a d'esprit et que je l'aime !

CYRANO, souriant
Christian a tant d'esprit ?...

ROXANE
Mon cher, plus que vous-même !

CYRANO
J'y consens.

ROXANE
Il ne peut exister à mon goût
Plus fin diseur de ces jolis rien qui sont tout.
Parfois il est distrait, ses Muses sont absentes ;
Puis, tout à coup, il dit des choses ravissantes !

CYRANO, incrédule
Non ?

ROXANE
C'est trop fort ! Voilà comme les hommes sont
Il n'aura pas d'esprit puisqu'il est beau garçon !

CYRANO
Il sait parler du coeur d'une façon experte ?

ROXANE
Mais il n'en parle pas, Monsieur, il en disserte !

CYRANO
Il écrit ?

ROXANE
Mieux encor ! Ecoutez donc un peu
Déclamant.
"Plus tu me prends de coeur, plus j'en ai !..."
Triomphante.
Eh bien !

CYRANO
Peuh !...

ROXANE
Et ceci : "Pour souffrir, puisqu'il m'en faut un autre,
Si vous gardez mon coeur, envoyez-moi le vôtre !"

CYRANO
Tantôt il en a trop et tantôt pas assez.
Qu'est-ce au juste qu'il veut, de coeur ?...

ROXANE, frappant du pied
Vous m'agacez !
C'est la jalousie...

CYRANO, tressaillant
Hein !...

ROXANE
...d'auteur qui vous dévore !
- Et ceci, n'est-il pas du dernier tendre encore ?
"Croyez que devers vous mon coeur ne fait qu'un cri,
Et que si les baisers s'envoyaient par écrit,
Madame, vous liriez ma lettre avec les lèvres !..."

CYRANO, souriant malgré lui de satisfaction
Ha ! ha ! ces lignes-là sont... hé ! hé !
Se reprenant et avec dédain.
mais bien mièvres !

ROXANE
Et ceci...

CYRANO, ravi
Vous savez donc ses lettres par coeur ?

ROXANE
Toutes !

CYRANO, frisant sa moustache
Il n'y a pas à dire : c'est flatteur !

ROXANE
C'est un maître !

CYRANO, modeste
Oh !... un maître !...

ROXANE, péremptoire
Un maître !...

CYRANO, saluant
Soit !... un maître !...

LA DUEGNE, qui était remontée, redescend vivement
Monsieur de Guiche !
A Cyrano, le poussant vers la maison.
Entrez !... car il vaut mieux, peut-être,
Qu'il ne vous trouve pas ici ; Cela pourrait
Le mettre sur la piste...

ROXANE, à Cyrano
Oui, de mon cher secret !
Il m'aime, il est puissant, il ne faut pas qu'il sache !
Il peut dans mes amours donner un coup de hache !

CYRANO, entrant dans la maison
Bien ! bien ! bien !
De Guiche paraît.


Scène II - ROXANE, DE GUICHE, LA DUEGNE à l'écart.


ROXANE, à de Guiche, lui faisant une révérence
Je sortais.

DE GUICHE
Je viens prendre congé.

ROXANE
Vous partez ?

DE GUICHE
Pour la guerre.

ROXANE
Ah !

DE GUICHE
Ce soir même.

ROXANE
Ah !

DE GUICHE
J'ai
Des ordres. On assiège Arras.

ROXANE
Ah !... on assiège ?...

DE GUICHE
Oui... Mon départ a l'air de vous laisser de neige.

ROXANE, poliment
Oh !...

DE GUICHE
Moi, je suis navré. Vous reverrai-je ?... Quand ?
-Vous savez que je suis nommé mestre de camp ?

ROXANE, indifférente
Bravo.

DE GUICHE
Du régiment des gardes.

ROXANE, saisie
Ah ! des gardes ?

DE GUICHE
Où sert votre cousin, l'homme aux phrases vantardes.
Je saurai me venger de lui, là-bas.

ROXANE, suffoquée
Comment !
Les gardes vont là-bas ?

DE GUICHE, riant
Tiens ! c'est mon régiment !

ROXANE, tombant assise sur le banc, -à part
Christian !

DE GUICHE
Qu'avez-vous ?

ROXANE, toute émue
Ce... départ... me désespère !
Quand on tient à quelqu'un, le savoir à la guerre !

DE GUICHE, surpris et charmé
Pour la première fois me dire un mot si doux,
Le jour de mon départ !

ROXANE, changeant de ton et s'éventant
Alors, -vous allez vous
Venger de mon cousin ?...

DE GUICHE, souriant
On est pour lui ?

ROXANE
Non, -contre !

DE GUICHE
Vous le voyez ?

ROXANE
Très peu.

DE GUICHE
Partout on le rencontre
Avec un des cadets...
Il cherche le nom.
ce Neu... villen... viller...

ROXANE
Un grand ?

DE GUICHE
Blond.

ROXANE
Roux.

DE GUICHE
Beau !

ROXANE
Peuh !

DE GUICHE
Mais bête.

ROXANE
Il en a l'air !
Changeant de ton.
...Votre vengeance envers Cyrano,-c'est peut-être
De l'exposer au feu, qu'il adore ?... Elle est piètre !
Je sais bien, moi, ce qui lui serait sanglant !

DE GUICHE
C'est ?...

ROXANE
Mais si le régiment, en partant, le laissait
Avec ses chers cadets, pendant toute la guerre,
A Paris, bras croisés !... C'est la seule manière,
Un homme comme lui, de le faire enrager
Vous voulez le punir ? privez-le de danger.

DE GUICHE
Une femme ! une femme ! il n'y a qu'une femme
Pour inventer ce tour !

ROXANE
Il se rongera l'âme,
Et ses amis les poings, de n'être pas au feu
Et vous serez vengé !

DE GUICHE, se rapprochant
Vous m'aimez donc un peu !
Elle sourit.
Je veux voir dans ce fait d'épouser ma rancune
Une preuve d'amour, Roxane !...

ROXANE
C'en est une.

DE GUICHE, montrant plusieurs plis cachetés
J'ai les ordres sur moi qui vont être transmis
A chaque compagnie, à l'instant même, hormis...
Il en détache un.
Celui-ci ! C'est celui des cadets.
Il le met dans sa poche.
Je le garde.
Riant.
Ah ! ah ! ah ! Cyrano !... Son humeur bataillarde !...
-Vous jouez donc des tours aux gens, vous ?...

ROXANE, le regardant
Quelquefois.

DE GUICHE, tout près d'elle
Vous m'affolez ! Ce soir-écoutez- oui, je dois
Etre parti. Mais fuir quand je vous sens émue !...
Ecoutez. Il y a, près d'ici dans la rue
D'Orléans, un couvent fondé par le syndic
Des capucins, le Père Athanase. Un laïc
N'y peut entrer. Mais les bons Pères, je m'en charge !...
Ils peuvent me cacher dans leur manche : elle est large.
-Ce sont les capucins qui servent Richelieu
Chez lui ; redoutant l'oncle, ils craignent le neveu.-
On me croira parti. Je viendrai sous le masque.
Laisse-moi retarder d'un jour, chère fantasque !

ROXANE, vivement
Mais si cela s'apprend, votre gloire...

DE GUICHE
Bah !

ROXANE
Mais
Le siège, Arras...

DE GUICHE
Tant pis ! Permettez !

ROXANE
Non !

DE GUICHE
Permets !

ROXANE, tendrement
Je dois vous le défendre !

DE GUICHE
Ah !

ROXANE
Partez !
A part.
Christian reste.
Haut.
Je vous veux héroïque, -Antoine !

DE GUICHE
Mot céleste !
Vous aimez donc celui ?...

ROXANE
Pour lequel j'ai frémi.

DE GUICHE, transporté de joie
Je pars !
Il lui baise la main.
Etes-vous contente ?

ROXANE
Oui, mon ami !
Il sort.

LA DUEGNE, lui faisant dans le dos une révérence comique
Oui mon ami !

ROXANE, à la duègne
Taisons ce que je viens de faire
Cyrano m'en voudrait de lui voler sa guerre !
Elle appelle vers la maison.
Cousin !


Scène III - ROXANE, LA DUEGNE, CYRANO.


ROXANE
Nous allons chez Clomire.
Elle désigne la porte d'en face.
Alcandre y doit
Parler, et Lysimon !

LA DUEGNE, mettant son petit doigt dans son oreille
Oui ! mais mon petit doigt
Dit qu'on va les manquer !

CYRANO,à Roxane
Ne manquer pas ces singes.
Ils sont arrivé devant la porte de Clomire.

LA DUEGNE, avec ravissement
Oh ! voyez ! le heurtoir est entouré de linges !...
Au heurtoir.
On vous a bâillonné pour que votre métal
Ne troublât pas les beaux discours, -petit brutal !
Elle le soulève avec des soins infinis et frappe doucement.

ROXANE, voyant qu'on ouvre
Entrons !...
Du seuil, à Cyrano.
Si Christian vient, comme je présume,
Qu'il m'attende !

CYRANO, vivement comme elle va disparaître
Ah !...
Elle se retourne.
Sur quoi, selon votre coutume,
Comptez-vous aujourd'hui l'interroger ?

ROXANE
Sur...

CYRANO, vivement
Sur ?

ROXANE
Mais vous serez muet, là-dessus !

CYRANO
Comme un mur.

ROXANE
Sur rien !... Je vais lui dire : Allez ! Partez sans bride !
Improvisez. Parlez d'amour. Soyez splendide !

CYRANO, souriant
Bon.

ROXANE
Chut !...

CYRANO
Chut !...

ROXANE
Pas un mot !...
Elle rentre et referme la porte.

CYRANO, la saluant, la porte une fois fermée
En vous remerciant.
La porte se rouvre et Roxane passe la tête.

ROXANE
Il se préparerait !...

CYRANO
Diable, non !...

TOUS LES DEUX, ensemble
Chut !...
La porte se ferme.

CYRANO, appelant
Christian !


Scène IV - CYRANO, CHRISTIAN.


CYRANO
Je sais tout ce qu'il faut. Prépare ta mémoire.
Voici l'occasion de se couvrir de gloire.
Ne perdons pas de temps. Ne prends pas l'air grognon.
Vite, rentrons chez toi, je vais t'apprendre...

CHRISTIAN
Non !

CYRANO
Hein ?

CHRISTIAN
Non ! J'attends Roxane ici.

CYRANO
De quel vertige
Es-tu frappé ? Viens vite apprendre...

CHRISTIAN
Non, te dis-je !
Je suis las d'emprunter mes lettres, mes discours,
Et de jouer ce rôle, et de trembler toujours !...
C'était bon au début ! Mais je sens qu'elle m'aime !
Merci. Je n'ai plus peur. Je vais parler moi-même.

CYRANO
Ouais !

CHRISTIAN
Et qui te dit que je ne saurai pas ?...
Je ne suis pas si bête à la fin ! Tu verras !
Mais, mon cher, tes leçons m'ont été profitables.
Je saurai parler seul ! Et, de par tous les diables,
Je saurai bien toujours la prendre dans mes bras !...
Apercevant Roxane, qui ressort de chez Clomire.
-C'est elle ! Cyrano, non, ne me quitte pas !

CYRANO, le saluant
Parlez tout seul, Monsieur.
Il disparaît derrière le mur du jardin.


Scène V - CHRISTIAN, ROXANE,quelques Précieux et Précieuses,
et la duègne , un instant.



ROXANE, sortant de la maison de Clomire avec une compagnie
qu'elle quitte : révérences et saluts
Barthénoïde ! -- Alcandre ! --
Grémione !...

LA DUEGNE, désespérée
On a manqué le discours sur le Tendre !
Elle rentre chez Roxane.

ROXANE, saluant encore
Urimédonte... Adieu !...
Tous saluent Roxane, se resaluent entre eux, se séparent et
s'éloignent par différentes rues. Roxane voit Christian.
C'est vous !...
Elle va à lui.
Le soir descend.
Attendez. Ils sont loin. L'air est doux. Nul passant.
Asseyons-nous. Parlez. J'écoute.

CHRISTIAN, s'assied près d'elle, sur le banc. Un silence.
Je vous aime.

ROXANE, fermant les yeux
Oui, parlez-moi d'amour.

CHRISTIAN
Je t'aime.

ROXANE
C'est le thème.
Brodez, brodez.

CHRISTIAN
Je vous...

ROXANE
Brodez !

CHRISTIAN
Je t'aime tant.

ROXANE
Sans doute. Et puis ?

CHRISTIAN
Et puis... je serai si content
Si vous m'aimiez ! -Dis-moi, Roxane, que tu m'aimes !

ROXANE, avec une moue
Vous m'offrez du brouet quand j'espérais des crèmes !
Dites un peu comment vous m'aimez ?...

CHRISTIAN
Mais... beaucoup.

ROXANE
Oh !... Délabyrinthez vos sentiments !

CHRISTIAN,qui s'est rapproché et dévore des yeux la nuque
blonde
Ton cou !
Je voudrais l'embrasser !...

ROXANE
Christian !

CHRISTIAN
Je t'aime !

ROXANE,voulant se lever
Encore !

CHRISTIAN, vivement, la retenant
Non, je ne t'aime pas !

ROXANE, se rasseyant
C'est heureux.

CHRISTIAN
Je t'adore !

ROXANE, se levant et s'éloignant
Oh !

CHRISTIAN
Oui... je deviens sot !

ROXANE
Et cela me déplaît !
Comme il me déplairait que vous devinssiez laid.

CHRISTIAN
Mais...

ROXANE
Allez rassembler votre éloquence en fuite !

CHRISTIAN
Je...

ROXANE
Vous m'aimez, je sais. Adieu.
Elle va vers la maison.

CHRISTIAN
Pas tout de suite !
Je vous dirai...

ROXANE,poussant la porte pour rentrer
Que vous m'adorez... oui, je sais.
Non ! non ! Allez-vous-en !

CHRISTIAN
Mais je...
Elle lui ferme la porte au nez.

CYRANO, qui depuis un moment est rentré sans être vu
C'est un succès.


Scène VI - CHRISTIAN, CYRANO, les Pages, un instant.


CHRISTIAN
Au secours !

CYRANO
Non, monsieur.

CHRISTIAN
Je meurs si je ne rentre
En grâce, à l'instant même...

CYRANO
Et comment puis-je, diantre !
Vous faire à l'instant même, apprendre ?...

CHRISTIAN, lui saisissant le bras
Oh ! là, tiens, vois !
La fenêtre du balcon s'est éclairée.

CYRANO, ému
Sa fenêtre !

CHRISTAN, criant
Je vais mourir !

CYRANO
Baissez la voix !

CHRISTIAN, tout bas
Mourir !...

CYRANO
La nuit est noire...

CHRISTIAN
Eh bien ?

CYRANO
C'est réparable !
Vous ne méritez pas... Mets-toi là, misérable !
Là, devant le balcon ! Je me mettrai dessous...
Et je te soufflerai tes mots.

CHRISTIAN
Mais...

CYRANO
Taisez-vous !

LES PAGES, reparaissant au fond, à Cyrano
Hep

CYRANO
Chut !...
Il leur fait signe de parler bas.

PREMIER PAGE, a mi-voix
Nous venons de donner la sérénade
A Montfleury !...

CYRANO, bas, vite
Allez vous mettre en embuscade
L'un à ce coin de rue, et l'autre à celui-ci ;
Et si quelque passant gênant vient par ici,
Jouez un air !

DEUXIEME PAGE
Quel air, monsieur le gassendiste ?

CYRANO
Joyeux pour une femme, et pour un homme, triste !
Les pages disparaissent, un à chaque coin de rue. -A
Christian.
Appelle-la !

CHRISTIAN
Roxane !

CYRANO, ramassant des cailloux qu'il jette dans les vitres
Attends ! Quelques cailloux.


Scène VII - ROXANE, CHRISTIAN, CYRANO, d'abord caché sous le
balcon.



ROXANE, entrouvrant sa fenêtre
Qui donc m'appelle ?

CHRISTIAN
Moi.

ROXANE
Qui, moi ?

CHRISTIAN
Christian.

ROXANE, avec dédain
C'est vous ?

CHRISTIAN
Je voudrais vous parler.

CYRANO, sous le balcon, à Christian
Bien. Bien. Presque à voix basse.

ROXANE
Non ! Vous parlez trop mal. Allez-vous-en !

CHRISTIAN
De grâce !...

ROXANE
Non ! Vous ne m'aimez plus !

CHRISTIAN, à qui Cyrano souffle ses mots
M'accuser, -justes dieux !
De n'aimez plus... quand... j'aime plus !

ROXANE, qui allait refermer sa fenêtre, s'arrêtant
Tiens, mais c'est mieux !

CHRISTIAN, même jeu
L'amour grandit bercé dans mon âme inquiète...
Que ce... cruel marmot prit pour... barcelonnette !

ROXANE, s'avançant sur le balcon
C'est mieux ! -Mais, puisqu'il est cruel, vous fûtes sot
De ne pas, cet amour, l'ettouffer au berceau !

CHRISTIAN, même jeu
Aussi l'ai-je tenté, mais tentative nulle
Ce... nouveau-né, Madame, est un petit... Hercule.

ROXANE
C'est mieux !

CHRISTIAN, même jeu
De sorte qu'il... strangula comme rien...
Les deux serpents... Orgueil et... Doute.

ROXANE, s'accoudant au balcon
Ah ! c'est très bien.
-Mais pourquoi parlez-vous de façon peu hâtive ?
Auriez-vous donc la goutte à l'imaginative ?

CYRANO, tirant Christian sous le balcon et se glissant à sa
place
Chut ! Cela devient trop difficile !...

ROXANE
Aujourd'hui...
Vos mots sont hésitants. Pourquoi ?

CYRANO, parlant à mi-voix, comme Christian
C'est qu'il fait nuit,
Dans cette ombre, à tatons, ils cherchent votre oreille.

ROXANE
Les miens n'éprouvent pas difficulté pareille.

CYRANO
Ils trouvent tout de suite ? oh ! cela va de soi,
Puisque c'est dans mon coeur, eux, que je les reçois ;
Or, moi, j'ai le coeur grand, vous, l'oreille petite.
D'ailleurs vos mots à vous descendent : ils vont plus vite,
Les miens montent, Madame : il leur faut plus de temps !

ROXANE
Mais ils montent bien mieux depuis quelques instants.

CYRANO
De cette gymnastique, ils ont pris l'habitude !

ROXANE
Je vous parle en effet d'une vraie altitude !

CYRANO
Certes, et vous me tueriez si de cette hauteur
Vous me laissiez tomber un mot dur sur le coeur !

ROXANE, avec un mouvement
Je descends !

CYRANO, vivement
Non !

ROXANE, lui montrant le banc qui est sous le balcon
Grimpez sur le banc, alors, vite !

CYRANO, reculant avec effroi dans la nuit
Non !

ROXANE
Comment... non ?

CYRANO, que l'émotion gagne de plus en plus
Laissez un peu que l'on profite...
De cette occasion qui s'offre... de pouvoir
Se parler doucement, sans se voir.

ROXANE
Sans se voir ?

CYRANO
Mais oui, c'est adorable. On se devine à peine.
Vous voyez la noirceur d'un long manteau qui traîne,
J'aperçois la blancheur d'une robe d'été
Moi je ne suis qu'une ombre, et vous qu'une clarté !
Vous ignorez pour moi ce que sont ces minutes !
Si quelquefois je fus éloquent...

ROXANE
Vous le fûtes !

CYRANO
Mon langage jamais jusqu'ici n'est sorti
De mon vrai coeur...

ROXANE
Pourquoi ?

CYRANO
Parce que... jusqu'ici
Je parlais à travers...

ROXANE
Quoi ?

CYRANO
...le vertige où tremble
Quiconque est sous vos yeux !... Mais ce soir, il me
semble...
Que je vais vous parler pour la première fois !

ROXANE
C'est vrai que vous avez une toute autre voix.

CYRANO, se rapprochant avec fièvre
Oui, tout autre, car dans la nuit qui me protège
J'ose être enfin moi-même, et j'ose...
Il s'arrête et, avec égarement.
Où en étais-je ?
Je ne sais... tout ceci, -pardonnez mon émoi,-
C'est si délicieux... c'est si nouveau pour moi !

ROXANE
Si nouveau ?

CYRANO, bouleversé, et essayant toujours de ratraper ses
mots
Si nouveau... mais oui... d'être sincère
La peur d'être raillé, toujours au coeur me serre...

ROXANE
Raillé de quoi ?

CYRANO
Mais de... d'un élan !... Oui, mon coeur
Toujours, de mon esprit s'habille, par pudeur
Je pars pour décrocher l'étoile, et je m'arrête
Par peur du ridicule, à cueillir la fleurette !

ROXANE
La fleurette a du bon.

CYRANO
Ce soir, dédaignons-la !

ROXANE
Vous ne m'aviez jamais parler comme cela !

CYRANO
Ah ! si, loin des carquois, des torches et des flèches,
On se sauvait un peu vers des choses... plus fraîches !
Au lieu de boire goutte à goutte, en un mignon
Dé à coudre d'or fin, l'eau fade du Lignon,
Si l'on tentait de voir comment l'âme s'abreuve
En buvant largement à même le grand fleuve !

ROXANE
Mais l'esprit ?...

CYRANO
J'en ai fait pour vous faire rester
D'abord, mais maintenant ce serait insulter
Cette nuit, ces parfums, cette heure, la Nature,
Que de parler comme un billet doux de Voiture !
-Laissons, d'un seul regard de ses astres, le ciel
Nous désarmer de tout notre artificiel
Je crains tant que parmi notre alchimie exquise
Le vrai du sentiment ne se volatilise,
Que l'âme ne se vide à ces passe-temps vains,
Et que le fin du fin ne soit la fin des fins !

ROXANE
Mais l'esprit ?...

CYRANO
Je le hais, dans l'amour ! C'est un crime
Lorsqu'on aime de trop prolonger cette escrime !
Le moment vient d'ailleurs inévitablement,
-Et je plains ceux pour qui ne vient pas ce moment !
Où nous sentons qu'en nous une amour noble existe
Que chaque joli mot que nous disons rend triste !

ROXANE
Eh bien ! si ce moment est venu pour nous deux,
Quels mots me direz-vous ?

CYRANO
Tous ceux, tous ceux, tous ceux
Qui me viendront, je vais vous les jeter, en touffe,
Sans les mettre en bouquets : je vous aime, j'étouffe,
Je t'aime, je suis fou, je n'en peux plus, c'est trop ;
Ton nom est dans mon coeur comme dans un grelot,
Et comme tout le temps, Roxane, je frissonne,
Tout le temps, le grelot s'agite, et le nom sonne !
De toi, je me souviens de tout, j'ai tout aimé
Je sais que l'an dernier, un jour, le douze mai,
Pour sortir le matin tu changeas de coiffure !
J'ai tellement pris pour clarté ta chevelure
Que, comme lorsqu'on a trop fixé le soleil,
On voit sur toute chose ensuite un rond vermeil,
Sur tout, quand j'ai quitté les feux dont tu m'inondes,
Mon regard ébloui pose des taches blondes !

ROXANE, d'une voix troublée
Oui, c'est bien de l'amour...

CYRANO
Certes, ce sentiment
Qui m'envahit, terrible et jaloux, c'est vraiment
De l'amour, il en a toute la fureur triste !
De l'amour, -et pourtant il n'est pas égoïste !
Ah ! que pour ton bonheur je donnerais le mien,
Quand même tu devrais n'en savoir jamais rien,
S'il ne pouvait, parfois, que de loin, j'entendisse
Rire un peu le bonheur né de mon sacrifice !
-Chaque regard de toi suscite une vertu
Nouvelle, une vaillance en moi ! Commences-tu
A comprendre, à présent ? voyons, te rends-tu compte ?
Sens-tu mon âme, un peu, dans cette ombre, qui monte ?...
Oh ! mais vraiment, ce soir, c'est trop beau, c'est trop
doux !
Je vous dis tout cela, vous m'écoutez, moi, vous !
C'est trop ! Dans mon espoir même le moins modeste,
Je n'ai jamais espéré tant ! Il ne me reste
Qu'à mourir maintenant ! C'est à cause des mots
Que je dis qu'elle tremble entre les bleus rameaux !
Car vous tremblez ! car j'ai senti, que tu le veuilles
Ou non, le tremblement adoré de ta main
Descendre tout le long des branches du jasmin !`

Il baise éperdument l'extrémité d'une branche pendante.

ROXANE
Oui, je tremble, et je pleure, et je t'aime, et suis tienne !
Et tu m'as enivrée !

CYRANO
Alors, que la mort vienne !
Cette ivresse, c'es moi, moi, qui l'ai su causer !
Je ne demande plus qu'une chose...

CHRISTIAN, sous le balcon
Un baiser !

ROXANE, se rejetant en arrière
Hein ?

CYRANO
Oh !

ROXANE
Vous demandez ?

CYRANO
Oui... je...
A Christian bas.
Tu vas trop vite.

CHRISTIAN
Puisqu'elle est si troublée, il faut que j'en profite !

CYRANO, à Roxane
Oui, je... j'ai demandé, c'est vrai... mais justes cieux !
Je comprends que je fus bien trop audacieux.

ROXANE, un peu déçue
Vous n'insistez pas plus que cela ?

CYRANO
Si ! j'insiste...
Sans insister !... Oui, oui ! votre pudeur s'attriste !
Eh bien ! mais, ce baiser... ne me l'accordez pas !

CHRISTIAN, à Cyrano, le tirant par son manteau
Pourquoi ?

CYRANO
Tais-toi, Christian !

ROXANE,se penchant
Que dites-vous tout bas ?

CYRANO
Mais d'être allé trop loin, moi-même je me gronde ;
Je me disais : tais-toi, Christian !...
Les théorbes se mettent à jouer.
Une seconde !...
On vient !
Roxane referme la fenêtre. Cyrano écoute les théorbes, dont
un joue un air folâtre et l'autre un air lugubre.
Air triste ? Air gai ?... Quel est donc leur dessein ?
Est-ce un homme ? une femme ?-Ah ! c'est un capucin !
Entre un capucin qui va de maison en maison, une lanterne à
la main, regardant les portes.


Scène VIII - CYRANO, CHRISTIAN, UN CAPUCIN.


CYRANO, au capucin
Quel est ce jeu renouvelé de Diogène ?

LE CAPUCIN
Je cherche la maison de madame...

CHRISTIAN
Il nous gêne !

LE CAPUCIN
Magdeleine Robin...

CHRISTIAN
Que veut-il ?

CYRANO, lui montrant une rue montante
Par ici !
Tout droit, toujours tout droit...

LE CAPUCIN
Je vais pour vous
Dire mon chapelet jusqu'au grain majuscule.
Il sort.

CYRANO
Bonne chance ! mes voeux suivent votre cuculle !
Il redescend vers Christian.


Scène IX - CYRANO, CHRISTIAN


CHRISTIAN
Obtiens-moi ce baiser !...

CYRANO
Non !

CHRISTIAN
Tôt ou tard...

CYRANO
C'est vrai !
Il viendra, ce moment de vertige enivré
Où vos bouches iront l'une vers l'autre, à cause
De ta moustache blonde et de sa lèvre rose !
A lui-même.
J'aime mieux que ce soit à cause de...
Bruit de volet qui se rouvrent, Christian se cache sous le
balcon.


Scène X - CYRANO, CHRISTIAN, ROXANE.


ROXANE, s'avançant sur le balcon
C'est vous ?
Nous parlions de... de... d'un...

CYRANO
Baiser. Le mot est doux !
Je ne vois pas pourquoi votre lèvre ne l'ose ;
S'il la brûle déjà, que sera-ce la chose ?
Ne vous en faites pas un épouvantement
N'avez-vous pas tantôt, presque insensiblement,
Quitté le badinage et glissé sans alarmes
De sourire au soupir, et du soupir aux larmes !
Glisser encore un peu d'insensible façon
Des larmes au baiser il n'y a qu'un frisson !

ROXANE
Taisez-vous !

CYRANO
Un baiser, mais à tout prendre, qu'est-ce ?
Un serment fait d'un peu plus près, une promesse
Plus précise, un aveu qui veut se confirmer,
Un point rose qu'on met sur l'i du verbe aimer ;
C'est un secret qui prend la bouche pour oreille,
Un instant d'infini qui fait un bruit d'abeille,
Une communication ayant un goût de fleur,
Une façon d'un peu se respirer le coeur,
Et d'un peu se goûter, au bord des lèvres, l'âme !

ROXANE
Taisez-vous !

CYRANO
Un baiser, c'est si noble, Madame,
Que la reine de France, au plus heureux des lords,
En a laissé prendre un, la reine même !

ROXANE
Alors !

CYRANO, s'exaltant
J'eus comme Buckingham des souffrances muettes,
J'adore comme lui la reine que vous êtes,
Comme lui je suis triste et fidèle...

ROXANE
Et tu es
Beau comme lui !

CYRANO, à part, dégrisé
C'est vrai, je suis beau, j'oubliais !

ROXANE
Eh bien ! montez cueillir cette fleur sans pareille...

CYRANO, poussant Christian vers le balcon
Monte !

ROXANE
Ce goût de coeur...

CYRANO
Monte !

ROXANE
Ce bruit d'abeille...

CYRANO
Monte !

CHRISTIAN, hésitant
Mais il me semble à présent que c'est mal !

ROXANE
Cet instant d'infini !...

CYRANO, le poussant
Monte donc, animal !
Christian s'élance, et par le banc, le feuillage, les
piliers, atteint les balustres qu'il enjambe.

CHRISTIAN
Ah ! Roxane !
Il l'enlace et se penche sur ses lèvres.

CYRANO
Aïe ! au coeur, quel pincement bizarre !
-Baiser, festin d'amour dont je suis le Lazare !
Il me vient de cette ombre une miette de toi,-
Mais oui, je sens un peu mon coeur qui te reçoit,
Puisque sur cette lèvre où Roxane se leurre
Elle baise les mots que j'ai dits tout à l'heure !
On entend les théorbes.
Un air triste, un air gai : le capucin !
Il feint de courir comme s'il arrivait de loin, et d'une
voix claire.
Holà !

ROXANE
Qu'est-ce ?

CYRANO
Moi. Je passai... Christian est encor là ?

CHRISTIAN, très étonné
Cyrano !

ROXANE
Bonjour, cousin !

CYRANO
Bonjour, cousine !

ROXANE
Je descends !
Elle disparaît dans la maison. Au fond rentre le capucin.

CHRISTIAN, l'apercevant
Oh ! encor !
Il suit Roxane.


Scène XI - CYRANO, CHRISTIAN, LE CAPUCIN, RAGUENEAU.


LE CAPUCIN
C'est ici, -- je m'obstine--
Magdeleine Robin !

CYRANO
Vous aviez dit : Ro-lin.

LE CAPUCIN
Non : bin. B, i, n, bin !

ROXANE, paraissant sur le seuil de la maison, suivie de
Ragueneau, qui porte une lanterne, et de Christian
Qu'est-ce ?

LE CAPUCIN
Une lettre.

CHRISTIAN
Hein ?

LE CAPUCIN, à Roxane
Oh ! il ne peut s'agir que d'une sainte chose !
C'est un digne seigneur qui...

ROXANE, à Christian
C'est De Guiche !

CHRISTIAN
Il ose ?

ROXANE
Oh ! mais il ne va pas m'importunez toujours !
Décachetant la lettre.
Je t'aime, et si...
A la lueur de la lanterne de Ragueneau, elle lit, à l'écart,
à voix basse.
"Mademoiselle,
Les tambours
Battent ; mon régiment boucle sa soubreveste ;
Il part ; moi, l'on me croit déjà parti : je reste.
Je vous désobéis. Je suis dans ce couvent.
Je vais venir, et vous le mande auparavant
Par un religieux simple comme une chèvre
Qui ne peut rien comprendre à ceci. Votre lèvre
M'a trop souri tantôt : j'ai voulu la revoir.
L'audacieux déjà pardonné, je l'espère,
Qui signe votre très... et caetera..."
Au capucin.
Mon père,
Voici ce que me dit cette lettre. Ecoutez.
Tous se rapprochent, elle lit à haute voix.
"Mademoiselle,
Il faut souscrire aux volontés
Du cardinal, si dur que cela vous puisse être.
C'est la raison pourquoi j'ai fait choix, pour remettre
Ces lignes en vos mains charmantes, d'un très saint,
D'un très intelligent et discret capucin ;
Nous voulons qu'il vous donne, et dans votre demeure,
La bénédiction
Elle tourne la page.
Nuptiale sur l'heure.
Christian doit en secret devenir votre époux ;
Je vous l'envoie. Il vous déplaît. Résignez-vous.
Songez bien que le ciel bénira votre zèle,
Et tenez pour tout assuré, Mademoiselle,
Le respect de celui qui fut et qui sera
Toujours votre très humble et très... et caetera."

LE CAPUCIN, rayonnant
Digne seigneur !... Je l'avais dit. J'étais sans crainte !
Il ne pouvait s'agir que d'une chose sainte !

ROXANE, bas à Christian
N'est-ce pas que je lis très bien les lettres ?

CHRISTIAN
Hum !

ROXANE, haut, avec désespoir
Ah !... c'est affreux !

LE CAPUCIN, qui a dirigé sur Cyrano la clarté de sa lumière
C'est vous ?

CHRISTIAN
C'est moi !

LE CAPUCIN,tournant la lumière vers lui, et, comme si un
doute lui venait, en voyant sa beauté
Mais...

ROXANE, vivement
Post-scriptum
"Donnez pour le couvent cent vingt pistoles."

LE CAPUCIN
Digne,
Digne seigneur !
A Roxane.
Résignez-vous !

ROXANE, en martyre
Je me résigne !
Pendant que Ragueneau ouvre la porte au capucin que
Christian invite à entrer, elle dit bas à Cyrano
Vous retenez ici De Guiche ! Il va venir !
Qu'il n'entre pas tant que...

CYRANO
Compris !
Au capucin.
Pour les bénir
Il vous faut ?...

LE CAPUCIN
Un quart d'heure.

CYRANO,les poussant tous vers la maison
Allez ! moi, je demeure !

ROXANE, à Christian
Viens !...
Ils entrent.


Scène XII - CYRANO, seul.


CYRANO
Comment faire perdre à De Guiche un quart d'heure ?
Il se précipite sur le banc, grimpe au mur, vers le balcon.
Là !... grimpons !... J'ai mon plan !...
Les théorbes se mettent à jouer une phrase lugubre.
Ho ! c'est un homme !
Le trémolo devient sinistre.
Ho ! ho !
Cette fois, c'en est un !...

Il est sur le balcon, il rabaisse son feutre sur ses yeux,
ôte son épée, se drape dans sa cape, puis se penche et
regarde au-dehors.
Non, ce n'est pas trop haut...
Il enjambe les balustres et attirant à lui la longue branche
d'un des arbres qui débordent le mur du jardin, il s'y
accroche des deux mains, prêt à se laisser tomber.
Je vais légèrement troubler cette atmosphère !...


Scène XIII - CYRANO, DE GUICHE.



DE GUICHE, qui entre, masqué, tâtonnant dans la nuit
Qu'est-ce que ce maudit capucin peut bien faire ?

CYRANO
Diable ! et ma voix ?... S'il la reconnaissait ?
Lâchant d'une main, il a l'air de tourner une invisible
clef.
Cric ! Crac !
Solennellement.
Cyrano, reprenez l'accent de Bergerac !...

DE GUICHE, regardant la maison
Oui, c'est là. J'y vois mal. Ce masque m'importune !
Il va pour entrer. Cyrano saute du balcon en se tenant à la
branche, qui plie, et le dépose entre la porte et De Guiche ;
il feint de tomber lourdement, comme si c'était de très
haut, et s'aplatit par terre, où il reste immobile, comme
étourdi. De Guiche fait un bon en arrière.
Hein ? quoi ?
Quand il lève les yeux, la branche s'est redressée ; il ne
voit que le ciel ; il ne comprend pas.
D'où tombe cet homme ?

CYRANO,se mettant sur son séant, et avec l'accent de
Gascogne
De la lune !

DE GUICHE
De la ?...

CYRANO, d'une voix de rêve
Quelle heure est-il ?

DE GUICHE
N'a-t-il plus sa raison ?

CYRANO
Quelle heure ? Quel pays ? Quel jour ? Quelle saison ?

DE GUICHE
Mais...

CYRANO
Je suis étourdi !

DE GUICHE
Monsieur...

CYRANO
Comme une bombe
Je tombe de la lune !

DE GUICHE, impatienté
Ah çà ! Monsieur !

CYRANO, se relevant, d'une voix terrible
J'en tombe !

DE GUICHE, reculant
Soit ! soit ! vous en tombez !... c'est peut-être un dément !

CYRANO, marchant sur lui
Et je n'en tombe pas métaphoriquement !...

DE GUICHE
Mais...

CYRANO
Il y a cent ans, ou bien une minute,
-- J'ignore tout à fait ce que dura ma chute !--
J'étais dans cette boule à couleur de safran !

DE GUICHE, haussant les épaules
Oui. Laissez- moi passer !

CYRANO, s'interposant
Où suis-je ? Soyez franc !
Ne me déguisez rien ! En quel lieu, dans quel site,
Viens-je de choir, Monsieur, comme un aérolithe ?

DE GUICHE
Morbleu !...

CYRANO
Tout en cheyant je n'ai pu faire choix
De mon point d'arrivée, -et j'ignore où je chois !
Est-ce dans une lune ou bien dans une terre,
Que vient de m'entraîner le poids de mon postère ?

DE GUICHE
Mais je vous dis, Monsieur...

CYRANO, avec un cri de terreur qui fait reculer De Guiche
Ha ! grand Dieu !... je crois voir
Qu'on a dans ce pays le visage tout noir !

DE GUICHE, portant la main à son visage
Comment ?

CYRANO, avec une peur emphatique
Suis-je en Alger ? Etes-vous indigène ?...

DE GUICHE, qui a senti son masque
Ce masque !...

CYRANO, feignant de se rassurer un peu
Je suis donc à Venise, ou dans Gêne ?

DE GUICHE, voulant passer
Une dame m'attend !...

CYRANO, complètement rassuré
Je suis donc à Paris.

DE GUICHE, souriant malgré lui
Le drôle est assez drôle !

CYRANO
Ah ! vous riez ?

DE GUICHE
Je ris,
Mais veux passer !

CYRANO, rayonnant
C'est à Paris que je retombe !
Tout à fait à son aise, riant, s'époussetant, saluant.
J'arrive -excusez-moi- ! Par la dernière trombe.
Je suis un peu couvert d'éther. J'ai voyagé !
J'ai les yeux tout remplis de poudre d'astres. J'ai
Aux éperons, encor, quelques poils de planète !
Cueillant quelque chose sur sa manche.
Tenez, sur mon pourpoint, un cheveu de comète !...
Il souffle comme pour le faire envoler.

DE GUICHE, hors de lui
Monsieur !...

CYRANO, au moment où il va passer, tend sa jambe comme pour
y montrer quelque chose et l'arrête
Dans mon mollet je rapporte une dent
De la Grande Ourse, -et comme, en frôlant le Trident,
Je voulais éviter une de ses trois lance,
Je suis aller tomber assis dans les Balances,-
Dont l'aiguille, à présent, là-haut, marque mon poids !
Empêchant vivement De Guiche de passer et le prenant à un
bouton du pourpoint.
Si vous serriez mon nez, Monsieur, entre vos doigts,
Il jaillirait du lait !

DE GUICHE
Hein ? du lait ?...

CYRANO
De la Voie
Lactée !...

DE GUICHE
Oh ! par l'enfer !

CYRANO
C'est le ciel qui m'envoie !
Se croisant les bras.
Non ! croiriez-vous, je viens de le voir en tombant,
Que Sirius, la nuit, s'affuble d'un turban ?
Confidentiel.
L'autre Ourse est trop petite encor pour qu'elle morde !
Riant.
J'ai traversé la Lyre en cassant une corde !
Superbe.
Mais je compte en un livre écrire tout ceci,
Et les étoiles d'or qu'en mon manteau roussi
Je viens de rapporter à mes périls et risques,
Quand on l'imprimera, serviront d'astérisques !

DE GUICHE
A la parfin, je veux...

CYRANO
Vous, je vous vois venir !

DE GUICHE
Monsieur !

CYRANO
Vous voudriez de ma bouche tenir
Comment la lune est faite, et si quelqu'un habite
Dans la rotondité de cette cucurbite ?

DE GUICHE, criant
Mais non ! Je veux...

CYRANO
Savoir comment j'y suis monté.
Ce fut par un moyen que j'avais inventé.

DE GUICHE, découragé
C'est un fou !

CYRANO, dédaigneux
Je n'ai pas refait l'aigle stupide
De Regiomontanus, ni le pigeon timide
D'Archytas !...

DE GUICHE
C'est un fou, -mais un fou savant.

CYRANO
Non, je n'imitai rien de ce qu'on fit avant !
De Guiche a réussi à passer et il marche vers la porte de
Roxane. Cyrano le suit, prêt à l'empoigner.
J'inventai six moyens de violer l'azur vierge !

DE GUICHE, se retournant
Six ?

CYRANO, avec volubilité
Je pouvais, mettant mon corps nu comme un cierge,
Le caparaçonner de fioles de cristal
Toutes pleines des pleurs d'un ciel maturinal,
Et ma personne, alors, au soleil exposée,
L'astre l'aurait humée en humant la rosée !

DE GUICHE,surpris et faisant un pas vers Cyrano
Tiens ! Oui, cela fait un !

CYRANO, reculant pour l'entraîner de l'autre côté
Et je pouvais encor
Faire engouffrer du vent, pour prendre mon essor,
En raréfiant l'air dans un coffre de cèdre
Par des miroirs ardents, mis en icosaèdre !

DE GUICHE, fait encor un pas
Deux !

CYRANO, reculant toujours
Ou bien, machiniste autant qu'artificier,
Sur une sauterelle aux détentes d'acier,
Me faire, par des feux sucessifs de salpêtre,
Lancer dans les prés bleus où les astres vont paître !

DE GUICHE, le suivant, sans s'en douter, et comptant sur ses
doigts
Trois !

CYRANO
Puisque la fumée a tendance à monter,
En souffler dans un globe assez pour m'emporter !

DE GUICHE, même jeu, de plus en plus étonné
Quatre !

CYRANO
Puisque Phoebé, quand son acte est le moindre,
Aime sucer, ô boeufs, votre moelle... m'en oindre !

DE GUICHE, stupéfait
Cinq !

CYRANO, qui en parlant l'a amené jusqu'à l'autre côté de la
place, près d'un banc
Enfin, me plaçant sur un plateau de fer,
Prendre un morceau d'aimant et le lancer en l'air !
Ca, c'est un bon moyen : le fer se précipite,
Aussitôt que l'aimant bien vite, et cadédis !
On peut monter ainsi indéfiniment.

DE GUICHE
Six !
-Mais voilà six moyens excellents !... Quel système
Choisîtes-vous des six, Monsieur ?

CYRANO
Un septième !

DE GUICHE
Par exemple ! Et lequel ?

CYRANO
Je vous le donne en cent !

DE GUICHE
C'est que ce mâtin-là devient intéressant !

CYRANO,faisant le bruit des vagues avec de grands gestes
mystérieux
Houüh ! houüh !

DE GUICHE
Eh bien !

CYRANO
Vous devinez ?

DE GUICHE
Non !

CYRANO
La marée !...
A l'heure où l'onde par la lune est attirée,
Je me mis sur le sable -après un bain de mer-
Et la tête partan la première, mon cher,
-Car les cheveux, surtout, gardent l'eau dans leur franges !-
Je m'enlevai dans l'air, droit, tout droit, comme un ange.
Je montais, je montais, doucement, sans efforts,
Quand je sentis un choc !... Alors...

DE GUICHE, entraîné par la curiosité et s'asseyant sur le
banc
Alors ?

CYRANO
Alors...
Reprenant sa voix naturelle.
Le quart d'heure est passé, Monsieur, je vous délivre
Le mariage est fait.

DE GUICHE, se relevant d'un bond
Ca, voyons, je suis ivre !...
Cette voix ?
La porte de la maison s'ouvre, des laquais paraissent
portant des candélabres allumés. Lumière. Cyrano ôte son
chapeau au bord abaissé.
Et ce nez !... Cyrano ?

CYRANO, saluant
Cyrano.
-Ils viennent à l'instant d'échanger leur anneau.

DE GUICHE
Qui cela ?
Il se retourne. -Tableau. Derrière les laquais, Roxane et
Christian se tiennent par la main. Le capucin les suit en
souriant. Ragueneau élève aussi un flambeau. La duègne ferme
la marche, ahurie, en petit saut-de-lit.
Ciel !


Scène XIV - LES MEMES, ROXANE, CHRISTIAN, Le Capucin,
RAGUENEAU, Laquais, La Duègne.



DE GUICHE, à Roxane
Vous !
Reconnaissant Christian avec stupeur.
Lui ?
Saluant Roxane avec admiration.
Vous êtes des plus fines !
A Cyrano.
Mes compliments, Monsieur l'inventeur des machines
Votre récit eût fait s'arrêter au portail
Du paradis, un saint ! Notez-en le détail,
Car cela vraiment cela peut resservir dans un livre !

CYRANO, s'inclinant
Monsieur, c'est un conseil que je m'engage à suivre.

LE CAPUCIN, montrant les amants à De Guiche et hochant avec
satisfaction sa grande barbe blanche
Un beau couple, mon fils, réuni là par vous !

DE GUICHE, le regardant d'un oeil glacé
Oui.
A Roxane.
Veuillez dire adieu, Madame, à votre époux.

ROXANE
Comment ?

DE GUICHE, à Christian
Le régiment déja se met en route.
Joignez-le !

ROXANE
Pour aller à la guerre ?

DE GUICHE
Sans doute !

ROXANE
Mais, Monsieur, les cadets n'y vont pas !

DE GUICHE
Ils iront.
Tirant le papier qu'il avait mis dans sa poche.
Voici l'ordre.
A Christian.
Courez le portez, vous, baron.

ROXANE, se jetant dans les bras de Christian
Christian !

DE GUICHE, ricanant, à Cyrano
La nuit de noce est encore lointaine !

CYRANO, à part
Dire qu'il croit me faire énormément de peine !

CHRISTIAN, à Roxane
Oh ! tes lèvres encor !

CYRANO
Allons, voyons, assez !

CHRISTIAN, continuant à embrasser Roxane
C'est dur de la quitter... Tu ne sais pas...

CYRANO, cherchant à l'entraîner
Je sais.
On entend au loin des tambours qui battent une marche.

DE GUICHE, qui est remonté au fond
Le régiment qui part !

ROXANE,à Cyrano, en retenant Christian qu'il essaye toujours
d'entraîner
Oh !... je vous le confie !
Promettez-moi que rien ne va mettre sa vie
En danger !

CYRANO
J'essaierai... mais ne peux cependant
Promettre...

ROXANE, même jeu
Promettez qu'il sera très prudent !

CYRANO
Oui, je tâcherai, mais...

ROXANE, même jeu
Qu'à ce siège terrible
Il n'aura jamais froid !

CYRANO
Je ferai mon possible.
Mais...

ROXANE, même jeu
Qu'il sera fidèle !

CYRANO
Eh oui ! sans doute, mais...

ROXANE, même jeu
Qu'il m'écrira souvent !

CYRANO, s'arrêtant
Ça, je vous le promets !

RIDEAU


Quatrième Acte
----------------------
Les cadets de gascogne


Le poste qu'occupe la compagnie de Carbon de Castel-Jaloux
au siège d'Arras.

Au fond, talus traversant toute la scène. Au-delà s'aperçoit
un horizon de plaine : le pays couvert de travaux de siège.
Les murs d'Arras et la silhouette de ses toits sur le ciel,
très loin.

Tentes ; armes éparses ; tambours, etc. -- Le jour va se
lever. Jaune Orient.-- Sentinelles espacées. Feux.
Roulés dans leurs manteaux, les Cadets de Gascogne dorment.
Carbon de Castel-Jaloux et Le Bret veillent. Ils sont très
pâles et très maigris. Christian dort, parmi les autres,
dans sa cape, au premier plan, le visage éclairé par un feu.
Silence.


Scène Première - CHRISTIAN, CARBON DE CASTEL-JALOUX, LE
BRET, Les cadets, puis CYRANO.



LE BRET
C'est affreux !

CARBON
Oui, plus rien.

LE BRET
Mordious !

CARBON, lui faisant signe de parler plus bas
Jure en sourdine !
Tu vas les réveiller.
Aux cadets.
Chut ! Dormez !
A le Bret.
Qui dort dîne !

LE BRET
Quand on a l'insomnie on trouve que c'est peu !
Quelle famine !
On entend au loin quelques coups de feu.

CARBON
Ah ! maugrébis des coups de feu !...
Ils vont me réveiller mes enfants !
Aux cadets qui lèvent la tête.
Dormez !
On se recouche. Nouveaux coups de feu plus rapprochés.

UN CADET, s'agitant
Diantre !
Encore ?

CARBON
Ce n'est rien ! C'est Cyrano qui rentre !
Les têtes qui s'étaient relevées se recouchent.

UNE SENTINELLE,au dehors
Ventrebieu ! qui va là ?

LA VOIX DE CYRANO
Bergerac !

LA SENTINELLE, qui est sur le talus
Ventrebieu !
Qui va là ?

CYRANO, paraissant sur la crête
Bergerac, imbécile !
Il descend. Le Bret va au-devant de lui, inquiet.

LE BRET
Ah ! grand Dieu !

CYRANO, lui faisant signe de ne réveiller personne
Chut !

LE BRET
Blessé ?

CYRANO
Tu sais bien qu'ils ont pris l'habitude
De me manquer tous les matins !

LE BRET
C'est un peu rude,
Pour portez une lettre, à chaque jour levant,
De risquer !

CYRANO, s'arrêtant devant Christian
J'ai promis qu'il écrirait souvent !
Il le regarde.
Il dort. Il est pâli. Si la pauvre petite
Savait qu'il meurt de faim... Mais toujours beau !

LE BRET
Va vite
Dormir !

CYRANO
Ne grogne pas Le Bret !... Sache ceci
Pour traverser les rangs espagnols, j'ai choisi
Un endroit où je sais, chaque nuit, qu'ils sont ivres.

LE BRET
Tu devrais bien un jour nous rapporter des vivres.

CYRANO
Il faut être léger pour passer ! -Mais je sais
Qu'il y aura ce soir du nouveau. Les Français
Mangeront ou mourrons,- si j'ai bien vu...

LE BRET
Raconte !

CYRANO
Non. Je ne suis pas sûr... vous verrez !...

CARBON
Quelle honte,
Lorsqu'on est assiégeant, d'être affamé !

LE BRET
Hélas !
Rien de plus compliqué que ce siège d'Arras
Nous assiégeons Arras, -nous-mêmes, pris au piège,
Le cardinal infant d'Espagne nous assiège...

CYRANO
Quelqu'un devrait venir l'assiéger à son tour.

LE BRET
Je ne ris pas.

CYRANO
Oh ! oh !

LE BRET
Penser que chaque jour
Vous risquez une vie, ingrat, comme la vôtre,
Pour porter...
Le voyant qui se dirige vers une tente.
Où vas-tu ?

CYRANO
J'en vais écrire une autre.
Il soulève la toile et disparaît.


Scène II - LES MEMES, MOINS CYRANO.


CARBON, avec un soupir
La diane !... Hélas !
Les cadets s'agitent dans leurs manteaux, s'étirent.
Sommeil succulent, tu prends fin !...
Je sais trop quel sera leur premier cri !

UN CADET, se mettant sur son séant
J'ai faim !

UN AUTRE
Je meurs !

TOUS
Oh !

CARBON
Levez-vous !

TROISIEME CADET
Plus un pas !

QUATRIEME CADET
Plus un geste !

LE PREMIER, se regardant dans un morceau de cuirasse
Ma langue est jaune : l'air du temps est indigeste !

UN AUTRE
Mon tortil de baron pour un peu de Chester !

UN AUTRE
Moi, si l'on ne veut pas fournir à mon gaster
De quoi m'élaborer une pinte de chyle,
Je me retire sous ma tente, -comme Achille !

UN AUTRE
Oui, du pain !

CARBON, allant à la tente où est entré Cyrano, à mi-voix
Cyrano !

D'AUTRES
Nous mourrons !

CARBON, toujours à mi-voix, à la porte de la tente
Au secours !
Toi qui sais si gaiement leur répliquer toujours,
Viens les ragaillardir !

DEUXIEME CADET, se précipitant vers le premier qui mâchonne
quelque chose
Qu'est-ce que tu grignotes ?

LE PREMIER
De l'étoupe à canon que dans les bourguignotes
On fait frire en la graisse à graisser les moyeux.
Les environs d'Arras sont très peu giboyeux !

UN AUTRE, entrant
Moi je viens de chasser !

UN AUTRE, même jeu
J'ai pêché dans la Scarpe !

TOUS, debout, se ruant sur les deux nouveaux venus
Quoi ? -- Que rapportez-vous ? -- Un faisan ? --Une carpe ?
-- Vite, vite, montrez !

LE PECHEUR
Un goujon !

LE CHASSEUR
Un moineau !

TOUS, exaspérés
Assez ! -- Révoltons-nous !

CARBON
Au secours, Cyrano !
Il fait maintenant tout à fait jour.


Scène III - LES MEMES, CYRANO.


CYRANO, sortant de sa tente, tranquille, une plume à
l'oreille, un livre à la main
Hein ?
Silence. Au premier cadet.
Pourquoi t'en vas-tu, toi, de ce pas qui traîne !

LE CADET
J'ai quelque chose dans les talons qui me gêne !...

CYRANO
Et quoi donc ?

LE CADET
L'estomac !

CYRANO
Moi de même, pardi !

LE CADET
Cela doit te gêner ?

CYRANO
Non, cela me grandit.

DEUXIEME CADET
J'ai les dents longues !

CYRANO
Tu n'en mordras que plus large.

UN TROISIEME
Mon ventre sonne creux !

CYRANO
Nous y battrons la charge.

UN AUTRE
Dans les oreilles, moi, j'ai des bourdonnements.

CYRANO
Non, non ; ventre affamé, pas d'oreilles : tu mens !

UN AUTRE
Oh ! manger quelque chose, -à l'huile !

CYRANO, le décoiffant et lui mettant son casque dans la main
Ta salade.

UN AUTRE
Qu'est-ce qu'on pourrait bien dévorer ?

CYRANO, lui jetant le livre qu'il tient à la main
L'Iliade.

UN AUTRE
Le ministre, à Paris, fait ses quatres repas !

CYRANO
Il devrait t'envoyer du perdreau ?

LE MEME
Pourquoi pas ?
Et du vin !

CYRANO
Richelieu, du bourgogne, if you please ?

LE MEME
Par quelque capucin !

CYRANO
L'éminence qui grise ?

UN AUTRE
J'ai des faims d'ogre !

CYRANO
Eh ! bien !... tu croques le marmot !

LE PREMIER CADET, haussant les épaules
Toujours le mot, la pointe !

CYRANO
Oui, la pointe, le mot !
Et je voudrais mourir, un soir, sous un ciel rose,
En faisant un bon mot, pour une belle cause !
-Oh ! frappé par la seule arme noble qui soit,
Et par un ennemi qu'on sait digne de soi,
Sur un gazon de gloire et loin d'un lit de fièvres,
Tomber la pointe au coeur en même temps qu'aux lèvres !

CRIS DE TOUS
J'ai faim !

CYRANO, se croisant les bras
Ah çà ! mais ne pensez qu'à manger ?...
-Approche, Bertrandou le fifre, ancien berger ;
Du double étui de cuir tire l'un de tes fifres,
Souffle et joue à ce tas de goinfres et de piffres
Ces vieux airs du pays, au doux rythme obsesseur,
Dont chaque note est comme une petite soeur,
Dans lesquels restent pris des sons de voix aimées,
Ces airs dont la lenteur est celle des fumées
Que le hameau natal exhale de ses toits,
Ces airs dont la musique a l'air d'être un patois !...
Le vieux s'assied et prépare son fifre.
Que la flûte, aujourd'hui, guerrière qui s'afflige,
Se souvienne un moment, pendant que sur sa tige
Tes doigts semblent danser un menuet d'oiseau,
Qu'avant d'être d'ébène, elle fut de roseau ;
Que sa chanson l'étonne, et qu'elle y reconnaisse
L'âme de sa rustique et paisible jeunesse !...
Le vieux commence à jouer des airs languedociens.
Ecoutez, les Gascons... Ce n'est plus, sous ses doigts,
Le fifre aigu des camps, c'est la flûte des bois !
Ce n'est plus le sifflet du combat, sous ses lèvres,
C'est le lent galoubet de nos meneurs de chèvres !...
Ecoutez... C'est le val, la lande, la forêt,
Le petit pâtre brun sous son rouge béret,
C'est la verte douceur des soirs sur la Dordogne,
Ecoutez, les Gascons : c'est la Gascogne !
Toutes les têtes se sont inclinés ; -tous les yeux rêvent ;-
et des larmes sont furtivement essuyées, avec un revers de
manche, un coin de manteau.

CARBON, à Cyrano, bas
Mais tu les fais pleurer !

CYRANO
De nostalgie !... Un mal
Plus noble que la faim !... pas physique : moral !
J'aime que leur souffrance ait changé de viscère,
Et que ce soit leur coeur, maintenant, qui se serre !

CARBON
Tu vas les affaiblir en les attendrissant !

CYRANO, qui a fait signe au tambour d'approcher
Laisse donc ! Les héros qu'ils portent dans leurs sang
Sont vite réveillés ! Il suffit...
Il fait un geste. Le tambour roule.

TOUS, se levant et se précipitant sur leurs armes
Hein ?... Quoi ?... Qu'est-ce ?

CYRANO, souriant
Tu vois, il a suffit d'un roulement de caisse !
Adieu, rêves, regrets, vieille province, amour...
Ce qui du fifre vient s'en va par le tambour !

UN CADET, qui regarde au fond
Ah ! Ah ! Voici monsieur de Guiche !

TOUS LES CADETS, murmurant
Hou...

CYRANO, souriant
Murmure
Flatteur !

UN CADET
Il nous ennuie !

UN AUTRE
Avec, sur son armure,
Son grand col de dentelle, il vient faire le fier !

UN AUTRE
Comme si l'on portait du linge sur du fer !

LE PREMIER
C'est bon lorsque à son cou l'on a quelque furoncle !

LE DEUXIEME
Encore un courtisan !

UN AUTRE
Le neveu de son oncle !

CARBON
C'est un Gascon pourtant !

LE PREMIER
Un faux !... Méfiez-vous !
Parce que, les Gascons... ils doivent être fous
Rien de plus dangereux qu'un Gascon raisonnable.

LE BRET
Il est pâle !

UN AUTRE
Il a faim... autant qu'un pauvre diable !
Mais comme sa cuirasse a des clous de vermeil,
Sa crampe d'estomac étincelle au soleil !

CYRANO,vivement
N'ayons pas l'air non plus de souffrir ! Vous, vos cartes,
Vos pipes et vos dés...
Tous rapidement se mettent à jouer sur des tambours, sur des
escabeaux et par terre, sur leurs manteaux, et ils allument
de longues pipes de pétun.
Et moi, je lis Descartes.
Il se promène de long en large et lit dans un petit livre
qu'il a tiré de sa poche. -Tableau.- De Guiche entre. Tout
le monde a l'air absorbé et content. Il est très pâle. Il va
vers Carbon.


Scène IV - LES MEMES, DE GUICHE.



DE GUICHE, à Carbon
Ah ! -- Bonjour !
Ils s'observent tous les deux. A part, avec satisfaction.
Il est vert.

CARBON, de même
Il n'a plus que les yeux.

DE GUICHE, regardant les cadets
Voici donc les mauvaises têtes ?... Oui, messieurs,
Il me revient de tous côtés qu'on me brocarde
Chez vous, que les cadets, noblesse montagnarde,
Hobereaux béarnais, barons périgourdins,
N'ont pour leur colonel pas assez de dédain,
M'appellent intrigant, courtisan,-Qu'il les gêne
De voir sur ma cuirasse un col au point de Gêne,-
Et qu'ils ne cessent pas de s'indigner entre eux
Qu'on puisse être Gascon et ne pas être gueux !
Silence. On joue. On fume.
Vous ferai-je punir par votre capitaine ?
Non.

CARBON
D'ailleurs, je suis libre et n'inflige de peine...

DE GUICHE
Ah ?

CARBON
J'ai payé ma compagnie, elle est à moi.
Je n'obéis qu'aux ordres de guerre.

DE GUICHE
Ah ?... Ma foi !
Cela suffit.
S'adressant aux cadets.
Je peux mépriser vos bravades.
On connaît ma façon d'aller aux mousquetades ;
Hier, à Bapaume, on vit la furie avec quoi
J'ai fait lâcher le pied au comte de Bucquoi ;
Ramenant sur ses gens les miens en avalanche,
J'ai chargé par trois fois !

CYRANO, sans lever le nez de son livre
Et votre écharpe blanche ?

DE GUICHE, surpris et satisfait
Vous savez ce détail ?... En effet, il advint,
Durant que je faisais ma caracole afin
De rassembler mes gens pour la troisième charge,
Qu'un remous de fuyards m'entraîna sur la marge
Des ennemis ; j'étais en danger qu'on me prît
Et qu'on m'arquebusât, quand j'eus le bon esprit
De dénouer et de laisser couler à terre
L'écharpe qui disait mon grade militaire ;
En sorte que je pus, sans attirer les yeux,
Quitter les Espagnols, et revenant sur eux,
Suivi de tous les miens réconfortés, les battre !
-Eh bien ! que dites-vous de ce trait ?
Les cadets n'ont pas l'air d'écouter ; mais ici les cartes et
les cornets à dés restent en l'air, la fumée des pipes
demeure dans les joues : attente.

CYRANO
Qu'Henri quatre
N'eût jamais consenti, le nombre l'accablant,
A se diminuer de son panache blanc.
Joie silencieuse. Les cartes s'abattent. Les dés tombent. La
fumée s'échappe.

DE GUICHE
L'adresse a réussi, cependant !
Même attente suspendant les jeux et les pipes.

CYRANO
C'est possible.
Mais on n'abdique pas l'honneur d'être une cible.
Cartes, dés, fumées, s'abattent, tombent, s'envolent avec
une satisfaction croissante.
Si j'eusse été présent quand l'écharpe coula
-Nos courages, monsieur, diffèrent en cela-
Je l'aurais ramassée et me l'a serais mise.

DE GUICHE
Oui, vantardise, encor, de gascon !

CYRANO
Vantardise ?...
Prêtez-là moi. Je m'offre à monter, dès ce soir,
A l'assaut, le premier, avec elle en sautoir.

DE GUICHE
Offre encor de gascon ! Vous savez que l'écharpe
Resta chez l'ennemi, sur les bords de la Scarpe,
En un lieu que depuis la mitraille cribla,-
Où nul ne peut aller la chercher !

CYRANO, tirant de sa poche l'écharpe blanche et la lui
tendant
La voilà.
Silence. les cadets étouffent leurs rires dans les cartes et
dans les cornets à dés. De Guiche se retourne, le regarde ;
immédiatement ils reprennent leur gravité, leurs jeux ; l'un
d'eux sifflote avec indifférence l'air montagnard joué par
le fifre.

DE GUICHE, prenant l'écharpe
Merci. Je vais, avec ce bout d'étoffe claire,
Pouvoir faire un signal, -que j'hésitais à faire.
Il va au talus, y grimpe, et agite plusieurs fois l'écharpe
en l'air.

TOUS
Hein !

LA SENTINELLE, en haut du talus
Cet homme, là-bas qui se sauve en courant !...

DE GUICHE, redescendant
C'est un faux espion espagnol. Il nous rend
De grands services. Les renseignements qu'il porte
Aux ennemis sont ceux que je lui donne, en sorte
Que l'on peut influer sur leurs décisions.

CYRANO
C'est un gredin !

DE GUICHE, se nouant nonchalamment son écharpe
C'est très commode. Nous disions ?...
-Ah ! J'allais vous apprendre un fait. Cette nuit même,
Pour nous ravitailler tentant un coup suprême,
Le maréchal s'en fut vers Dourlens, sans tambours ;
Les vivandiers du Roi sont là ; par les labours
Il les joindra ; mais pour revenir sans encombre,
Il a pris avec lui des troupes en tel nombre
Que l'on aurait beau jeu, certes, en nous attaquant
La moitié de l'armée est absente du camp !

CARBON
Oui, si les Espagnols savaient, ce serait grave.
Mais ils ne savent pas ce départ ?

DE GUICHE
Ils le savent.
Ils vont nous attaquer.

CARBON
Ah !

DE GUICHE
Mon faux espion
M'est venu prévenir de leur agression.
Il ajouta : "J'en peux déterminer la place ;
Sur quel point voulez-vous que l'attaque se fasse ?
Je dirai que de tous c'est le moins défendu,
Et l'effort portera sur lui." -J'ai répondu
"C'est bon. Sortez du camp. Suivez des yeux la ligne
Ce sera sur le point d'où je vous ferai signe."

CARBON, aux cadets
Messieurs préparez-vous !
Tous se lèvent. Bruit d'épées et de ceinturons qu'on boucle.

DE GUICHE
C'est dans une heure.

PREMIER CADET
Ah !... bien !...
Ils se rasseyent tous. On reprend la partie interrompue.

DE GUICHE, à Carbon
Il faut gagner du temps. Le maréchal revient.

CARBON
Et pour gagner du temps ?

DE GUICHE
Vous aurez l'obligeance
De vous faire tuer.

CYRANO
Ah ! voilà la vengeance ?

DE GUICHE
Je ne prétendrai pas que si je vous aimais
Je vous eusse choisis vous et les vôtres, mais,
Comme à votre bravoure on n'en compare aucune,
C'est mon Roi que je sers en servant ma rancune.

CYRANO, saluant
Souffrez que je vous sois, monsieur, reconnaissant.

DE GUICHE, saluant
Je sais que vous aimez vous battre un contre cent.
Vous ne vous plaindrez pas de manquer de besogne.
Il remonte, avec Carbon.

CYRANO, aux cadets
Eh bien donc ! nous allons au blason de Gascogne,
Qui porte six chevrons, messieurs, d'azur et d'or,
Joindre un chevron de sang qui lui manquait encor !
De Guiche cause bas avec Carbon de Castel-Jaloux, au fond.
On donne des ordres. La réticence se prépare. Cyrano va vers
Christian qui est resté immobile, les bras croisés.

CYRANO, lui mettant la main sur l'épaule
Christian ?

CHRISTIAN, secouant le tête
Roxane !

CYRANO
Hélas !

CHRISTIAN
Au moins, je voudrais mettre
Tout l'adieu de mon coeur dans une belle lettre !...

CYRANO
Je me doutais que ce serait pour aujourd'hui.
Il tire un billet de son pourpoint.
Et j'ai fait tes adieux.

CHRISTIAN
Montre !...

CYRANO
Tu veux ?...

CHRISTIAN, lui prenant la lettre
Mais oui !
Il l'ouvre, lit et s'arrête.
Tiens !...

CYRANO
Quoi ?

CHRISTIAN
Ce petit rond ?...

CYRANO, reprenant la lettre vivement, et regardant d'un air
naïf
Un rond ?...

CHRISTIAN
C'est une larme !

CYRANO
Oui... Poète, on se prend à son jeu, c'est le charme !...
Tu comprends... ce billet, -c'était très émouvant
Je me suis fait pleurer moi-même en l'écrivant.

CHRISTIAN
Pleurer ?...

CYRANO
Oui... parce que... mourir n'est pas terrible.
Mais... ne plus la revoir jamais... Voilà l'horrible !
Car enfin je ne la...
Christian le regarde.
nous ne la...
Vivement.
Tu ne la...

CHRISTIAN, lui arrachant la lettre
Donne-moi ce billet !
On entend une rumeur, au loin, dans le camp.

LA VOIX D'UNE SENTINELLE
Ventrebieu, qui va là ?
Coups de feu. Bruits de voix. Grelots.

CARBON
Qu'est-ce ?...

LA SENTINELLE, qui est sur le talus
Un carrosse !
On se précipite pour voir.

CRIS
Quoi ? Dans le camp ? -- Il y entre !
-- Il a l'air de venir de chez l'ennemi ! -- Diantre !
Tirez ! -- Non ! le cocher a crié ! -- Crié quoi ?
-- Il a crié : Service du Roi !
Tout le monde est sur le talus et regarde au-dehors. Les
grelots se rapprochent.

DE GUICHE
Hein ? Du Roi !...
On redescend, on s'aligne.

CARBON
Chapeau bas, tous !

DE GUICHE, à la cantonnade
Du Roi ! -Rangez-vous, vile tourbe,
Pour qu'il puisse décrire avec pompe sa courbe !
Le carrosse entre au grand trot. Il est couvert de boue et
de poussière. Les rideaux sont tirés. Deux laquais derrière.
Il s'arrête net.

CARBON, criant
Battez aux champs !
Roulement de tambours. Tous les cadets se découvrent.

DE GUICHE
Baissez le marchepied !
Deux hommes se précipitent. La portière s'ouvre.

ROXANE, sautant du carrosse
Bonjour !
Le son d'une voix de femme relève d'un seul coup tout ce
monde profondément incliné. -Stupeur.


Scène V - LES MEMES, ROXANE.


DE GUICHE
Service du Roi ! Vous ?

ROXANE
Mais du seul roi, l'Amour !

CYRANO
Ah ! grand Dieu !

CHRISTIAN
Vous ! Pourquoi ?

ROXANE
C'était trop long, ce siège !

CHRISTIAN
Pourquoi ?...

ROXANE
Je te dirai !

CYRANO, qui, au son de sa voix, est resté cloué immobile,
sans oser tourner les yeux vers elle
Dieu ! La regarderai-je ?

DE GUICHE
Vous ne pouvez rester ici !

ROXANE, gaiement
Mais si ! mais si !
Voulez-vous m'avancer un tambour ?...
Elle s'assied sur un tambour qu'on avance.
Là, merci !
Elle rit.
On a tiré sur mon carrosse !
Fièrement.
Une patrouille !
-Il a l'air d'être fait avec une citrouille,
N'est-ce pas ? comme dans le conte, et les laquais
Avec des rats.
Envoyant des lèvres un baiser à Christian.
Bonjour !
Les regardant tous.
Vous n'avez pas l'air gais !
-Savez-vous que c'est loin, Arras ?
Apercevant Cyrano.
Cousin, charmée !

CYRANO, s'avançant
Ah çà ! comment ?...

ROXANE
Comment j'ai retrouvé l'armée ?
Oh ! mon Dieu, mon ami, mais c'est tout simple : j'ai
Marché tant que j'ai vu le pays ravagé.
Ah ! ces horreurs, il a fallu que je les visse
Pour y croire ! Messieurs, si c'est là le service
De votre Roi, le mien vaut mieux !

CYRANO
Voyons, c'est fou !
Par où diable avez-vous bien pu passer ?

ROXANE
Par où ?
Par chez les Espagnols.

PREMIER CADET
Ah ! Qu'elles sont malignes !

DE GUICHE
Comment avez-vous fait pour traverser leurs lignes ?

LE BRET
Cela dut être très difficile !...

ROXANE
Pas trop.
J'ai simplement passé dans mon carrosse, au trot.
Si quelque hidalgo montrait sa mine altière,
Je mettais mon plus beau sourire à la portière,
Et ces messieurs étant, n'en déplaise aux Français,
Les plus galantes gens du monde, -je passais !

CARBON
Oui, c'est un passeport, certes que ce sourire !
Mais on a fréquemment dû vous sommer de dire
Où vous alliez ainsi, madame ?

ROXANE
Fréquemment.
Alors je répondais : "Je vais voir mon amant."
-Aussitôt l'Espagnol à l'air le plus féroce
Refermait gravement la porte du carrosse,
D'un geste de la main à faire envie au Roi
Relevait les mousquets déjà pointés sur moi,
Et superbe de grâce, à la fois, et de morgue,
L'ergot tendu sous la dentelle en tuyau d'orgue,
Le feutre au vent pour que la plume palpitât,
S'inclinait en disant : "Passez, senorita !"

CHRISTIAN
Mais, Roxane...

ROXANE
J'ai dit : mon amant, oui... pardonne !
Tu comprends, si j'avais dit : mon mari, personne
Ne m'eût laissé passer !

CHRISTIAN
Mais...

ROXANE
Qu'avez-vous ?

DE GUICHE
Il faut
Vous en allez d'ici !

ROXANE
Moi ?

CYRANO
Bien vite !

LE BRET
Au plus tôt !

CHRISTIAN
Oui !

ROXANE
Mais comment ?

CHRISTIAN, embarrassé
C'est que...

CYRANO, de même
Dans trois quarts d'heure...

DE GUICHE, de même
ou... quatre...

CARBON, de même
Il vaut mieux...

LE BRET, de même
Vous pourriez...

ROXANE
Je reste. On va se battre.

TOUS
Oh ! non !

ROXANE
C'est mon mari !
Elle se jette dans les bras de Christian.
Qu'on me tue avec toi !

CHRISTIAN
Mais quels yeux vous avez !

ROXANE
Je te dirai pourquoi !

DE GUICHE, désespéré
C'est un poste terrible !

ROXANE, se retournant
Hein ! terrible ?

CYRANO
Et la preuve
C'est qu'il nous l'a donné !

ROXANE, à de Guiche
Ah ! vous me vouliez veuve ?

DE GUICHE
Oh ! je vous jure !...

ROXANE
Non ! Je suis folle à présent !
Et je ne m'en vais plus ! D'ailleurs, c'est amusant.

CYRANO
Eh quoi ! la précieuse était une héroïne ?

ROXANE
Monsieur de Bergerac, je suis votre cousine.

UN CADET
Nous vous défendrons bien !

ROXANE, enfiévrée de plus en plus
Je le crois, mes amis !

UN AUTRE, avec enivrement
Tout le camp sent l'iris !

ROXANE
Et j'ai justement mis
Un chapeau qui fera très bien dans la bataille !...
Regardant de Guiche.
Mais peut-être est-il temps que le comte s'en aille
On pourrait commencer.

DE GUICHE
Ah ! c'en est trop ! Je vais
Inspecter mes canons, et reviens... Vous avez
Le temps encor : changez d'avis !

ROXANE
Jamais !
De Guiche sort.


Scène VI - LES MEMES, moins DE GUICHE.


CHRISTIAN, suppliant
Roxane !...

ROXANE
Non !

PREMIER CADET, aux autres
Elle reste !

TOUS, se précipitant, se bousculant, s'astiquant
Un peigne ! -Un savon ! -Ma basane
Est troué : une aiguille ! -Un ruban ! -Ton miroir ! -
Mes manchettes ! -Ton fer à moustaches ! -Un rasoir !

ROXANE, à Cyrano qui la supplie encore
Non ! rien ne me fera bouger de cette place !

CARBON, après s'être, comme les autres, sanglé, épousseté,
avoir brossé son chapeau, redressé sa plume et tiré ses
manchettes, s'avance vers Roxane, et cérémonieusement
Peut-être siérait-il que je vous présentasse,
Puisqu'il en est ainsi, quelques de ces messieurs
Qui vont avoir l'honneur de mourir sous vos yeux.
Roxane s'incline et elle attend, debout au bras de
Christian. Carbon présente.
Baron de Peyrescous de Colignac !

LE CADET, saluant
Madame...

CARBON, continuant
Baron de Casterac de Cahuzac. -Vidame
De Malgoyre Estressac Lésbas d'Escarabiot.-
Chevalier d'Antignac-Juzet. -Baron Hillot
De Blagnac-Saléchan de Castel-Crabioules...

ROXANE
Mais combien avez-vous de noms chacun ?

LE BARON HILLOT
Des foules !

CARBON, à Roxane
Ouvrez la main qui tient votre mouchoir.

ROXANE ouvre la main et le mouchoir tombe
Pourquoi ?
Toute la compagnie fait le mouvement de s'élancer pour le
ramasser.

CARBON, le ramassant vivement
Ma compagnie était sans drapeau ! Mais, ma foi,
C'est le plus beau du camp qui flottera sur elle !

ROXANE, souriant
Il est un peu petit.

CARBON, attachant le mouchoir à la hampe de sa lance de
capitaine
Mais il est en dentelle !

UN CADET, aux autres
Je mourrais sans regrets ayant vu ce minois,
Si j'avais dans le ventre une noix !...

CARBON, qui l'a entendu, indigné
Fi ! parler de manger lorsqu'une exquise femme !...

ROXANE
Mais l'air du camp est vif et, moi-même, m'affame
Pâtés, chauds-froids, vins fins : -mon menu, le voilà !
-Voulez-vous m'apportez tout cela !
Consternation.

UN CADET
Tout cela !

UN AUTRE
Où le prendrions-nous, grand Dieu ?

ROXANE, tranquillement
Dans mon carrosse.

TOUS
Hein ?...

ROXANE
Mais il faut qu'on serve et découpe, et désosse !
Regardez mon cocher d'un peu plus près messieurs,
Et vous reconnaîtrez un homme précieux
Chaque sauce sera, si l'on veut, réchauffée !

LES CADETS, se ruant vers le carrosse
C'est Ragueneau !
Acclamation.
Oh ! Oh !

ROXANE, les suivants des yeux
Pauvres gens !

CYRANO, lui baisant la main
Bonne fée !

RAGUENEAU, debout sur le siège comme un charlatan en place
publique
Messieurs !...
Enthousiasme.

LES CADETS
Bravo ! Bravo !

RAGUENEAU
Les Espagnols n'ont pas,
Quand passaient tant d'appas, vu passer le repas !
Applaudissements.

CYRANO, bas à Christian
Hum ! hum ! Christian !

RAGUENEAU
Distraits par la galanterie
Ils n'ont pas vu...
Il tire de son siège un plat qu'il élève.
La galantine !
Applaudissements. La galantine passe de mains en mains.

CYRANO, bas à Christian
Je t'en prie,
Un seul mot !...

RAGUENEAU
Et Vénus sut occuper leur oeil
Pour que Diane, en secret, pût passer...
Il brandit un gigot.
son chevreuil !
Enthousiasme. Le gigot est saisi par vingts mains tendues.

CYRANO, bas à Christian
Je voudrais te parler !

ROXANE, aux cadets qui redescendent, les bras chargés de
victuailles
Posez cela par terre !
Elle met le couvert sur l'herbe, aidée des deux laquais
imperturbables qui étaient derrière le carrosse.

ROXANE, à Christian, au moment où Cyrano allait l'entraîner
à part
Vous, rendez-vous utile !
Christian vient l'aider. Mouvement d'inquiétude de Cyrano.

RAGUENEAU
Un paon truffé !

PREMIER CADET, épanoui, qui descend en coupant une large
tranche de jambon
Tonnerre !
Nous n'aurons pas couru notre dernier hasard
Sans faire un geuleton...
Se reprenant vivement en voyant Roxane.
pardon ! un balthazar !

RAGUENEAU, lançant les coussins du carrosse
Les coussins sont remplis d'ortolans !
Tumulte. On éventre les coussins. Rire. Joie.

TROISIEME CADET
Ah ! Viédaze !

RAGUENEAU, lançant des flacons de vin rouge
Des flacons de rubis !...
De vin blanc.
Des flacons de topaze !

ROXANE, jetant une nappe pliée à la figure de Cyrano
Défaites cette nappe !... Eh ! hop ! Soyez léger !

RAGUENEAU, brandissant une lanterne arrachée
Chaque lanterne est un petit garde-manger !

CYRANO, bas à Christian, pendant qu'ils arrangent la nappe
ensemble
Il faut que je te parle avant que tu lui parles !

RAGUENEAU, de plus en plus lyrique
Le manche de mon fouet est un saucisson d'Arles !

ROXANE, versant du vin, servant
Puisqu'on nous fait tuer, morbleu ! nous nous moquons
Du reste de l'armée ! -Oui ! tout pour les Gascons !
Et si de Guiche vient, personne ne l'invite !
Allant de l'un à l'autre.
Là, vous avez le temps. -Ne mangez pas si vite ! -
Buvez un peu. -Pourquoi pleurez-vous ?

PREMIER CADET
C'est trop bon !

ROXANE
Chut ! -Rouge ou blanc ? -Du pain pour monsieur de Carbon !
-Un couteau ! -Votre assiette ! -Un peu de croute ? Encore ?
-Je vous sers ! -Du bourgogne ? -Une aile ?

CYRANO, qui la suit, les bras chargés de plats, l'aidant à
servir
Je l'adore !

ROXANE, allant à Christian
Vous ?

CHRISTIAN
Rien.

ROXANE
Si ! ce biscuit, dans du muscat... deux doigts !

CHRISTIAN, essayant de la retenir
Oh ! dites-moi pourquoi vous vîntes ?

ROXANE
Je me dois
A ces malheureux... Chut ! Tout à l'heure !...

LE BRET, qui était remonté au fond, pour passer, au bout
d'une lance, un pain à la sentinelle du talus
De Guiche !

CYRANO
Vite, cachez flacon, plat, terrine, bourriche !
Hop ! -N'ayons l'air de rien !...
A Ragueneau.
Toi, remonte d'un bond
Sur ton siège ! -Tout est caché ?...

En un clin d'oeil tout a été repoussé dans les tentes, ou
caché sous les vêtement, sous les manteaux, dans les
feutres. -- De Guiche entre vivement -- et s'arrête, tout
d'un coup, reniflant. -- Silence.


Scène VII - LES MEMES, DE GUICHE.


DE GUICHE
Cela sent bon.

UN CADET, chantonnant d'un air détaché
To lo lo !...

DE GUICHE, s'arrêtant et le regardant
Qu'avez-vous, vous ?... Vous êtes tout rouge !

LE CADET
Moi ?... Mais rien. C'est le sang. On va se battre : il bouge !

UN AUTRE
Poum... poum... poum...

DE GUICHE, se retournant
Qu'est cela ?

LE CADET, légèrement gris
Rien ! C'est une chanson !
Une petite...

DE GUICHE
Vous êtes gai, mon garçon !

LE CADET
L'approche du danger !

DE GUICHE, appelant Carbon de Castel-Jaloux, pour donner un
ordre
Capitaine ! je...
Il s'arrête en le voyant.
Peste !
Vous avez bonne mine aussi !

CARBON, cramoisi, et cachant une bouteille derrière son dos,
avec un geste évasif
Oh !...

DE GUICHE
Il me reste
Un canon que j'ai fait porter...
Il montre un endroit dans la coulisse.
là, dans ce coin,
Et vos hommes pourront s'en servir au besoin.

UN CADET, se dandinant
Charmante attention !

UN AUTRE, lui souriant gracieusement
Douce sollicitude !

DE GUICHE
Ah çà ! mais ils sont fous !-
Sèchement.
N'ayant pas l'habitude
Du canon, prenez garde au recul.

LE PREMIER CADET
Ah ! pfftt !

DE GUICHE, allant à lui, furieux
Mais !...

LE CADET
Le canon des Gascons ne recule jamais !

DE GUICHE, le prenant par le bras et le secouant
Vous êtes gris !... De quoi ?

LE CADET, superbe
De l'odeur de la poudre !

DE GUICHE, haussant les épaules, les repousse et va vivement
à Roxane
Vite, à quoi daignez-vous, madame, vous résoudre ?

ROXANE
Je reste !

DE GUICHE
Fuyez !

ROXANE
Non !

DE GUICHE
Puisqu'il en est ainsi,
Qu'on me donne un mousquet !

CARBON
Comment ?

DE GUICHE
Je reste aussi.

CYRANO
Enfin, Monsieur ! voilà de la bravoure pure !

PREMIER CADET
Seriez-vous un Gascon malgré votre guipure ?

ROXANE
Quoi... !

DE GUICHE
Je ne quitte pas une femme en danger.

DEUXIEME CADET, au premier
Dis donc ! Je crois qu'on peut lui donner à manger !
Toutes les victuailles reparaissent comme par enchantement.

DE GUICHE, dont les yeux s'allument
Des vivres !

UN TROISIEME CADET
Il en sort de toutes les vestes !

DE GUICHE, se maîtrisant, avec hauteur
Est-ce que vous croyez que je mange vos restes !

CYRANO, saluant
Vous faites des progrès !

DE GUICHE, fièrement, et à qui échappe sur le dernier mot
une légère pointe d'accent
Je vais me battre à jeun !

PREMIER CADET, exultant de joie
A jeung ! Il vient d'avoir l'accent !

DE GUICHE, riant
Moi !

LE CADET
C'en est un !
Ils se mettent tous à danser.

CARBON, qui a disparu depuis un moment derrière le talus,
reparaissant sur la crête
J'ai rangé mes piquiers, leur troupe est résolue !
Il montre une ligne de piques qui dépasse la crête.

DE GUICHE, à Roxane, en s'inclinant
Acceptez-vous ma main pour passer leur revue ?...
Elle l'a prend, ils remontent vers le talus. Tout le monde
se découvre et les suit.

CHRISTIAN, allant à Cyrano, vivement
Parle vite !
Au moment où Roxane paraît sur la crête , les lances
disparaissent, abaissées pour le salut, un cri s'élève : elle
s'incline.

LES PIQUIERS, au-dehors
Vivat !

CHRISTIAN
Quel était ce secret !

CYRANO
Dans le cas où Roxane...

CHRISTIAN
Eh bien ?

CYRANO
Te parlerait
Des lettres ?

CHRISTIAN
Oui, je sais !...

CYRANO
Ne fais pas la sottise
De t'étonner...

CHRISTIAN
De quoi ?

CYRANO
Il faut que je te dise !...
Oh !mon Dieu, c'est tout simple, et j'y pense aujourd'hui
En la voyant. Tu lui...

CHRISTIAN
Parle vite !

CYRANO
Tu lui...
As écrit plus souvent que tu ne crois.

CHRISTIAN
Hein ?

CYRANO
Dame !
Je m'en étais chargé : J'interprétais ta flamme !
J'écrivais quelquefois sans te dire : j'écris !

CHRISTIAN
Ah ?

CYRANO
C'est tout simple !

CHRISTIAN
Mais comment t'y es-tu pris,
De puis qu'on est bloqué pour ?...

CYRANO
Oh !... avant l'aurore
Je pouvais traverser...

CHRISTIAN, se croisant les bras
Ah ! c'est tout simple encore ?
Et qu'ai-je écrit de fois par semaine ?... Deux ? -Trois ?...
Quatre ?-

CYRANO
Plus.

CHRISTIAN
Tous les jours ?

CYRANO
Oui, tous les jours. -Deux fois.

CHRISTIAN, violemment
Et cela t'enivrait, et l'ivresse était telle
Que tu bravais la mort...

CYRANO, voyant Roxane qui revient
Tais-toi ! Pas devant elle !
Il rentre vivement dans sa tente.


Scène VIII - ROXANE, CHRISTIAN ; au fond, allées et venues de
cadets. CARBON et DE GUICHE donnent des ordres.



ROXANE, courant à Christian
Et maintenant, Christian !...

CHRISTIAN, lui prenant les mains
Et maintenant, dis-moi
Pourquoi, par ces chemins effroyables, pourquoi
A travers tous ces rangs de soudards et de reîtres,
Tu m'as rejoint ici ?

ROXANE
C'est à cause des lettres !

CHRISTIAN
Tu dis ?

ROXANE
Tant pis pour vous si je cours ces dangers !
Ce sont vos lettres qui m'ont grisée ! Ah ! songez
Combien depuis un mois vous m'en avez écrites,
Et plus belles toujours !

CHRISTIAN
Quoi ! pour quelques petites lettres d'amour...

ROXANE
Tais-toi !... Tu ne peux pas savoir !
Mon Dieu, je t'adorais, c'est vrai, depuis qu'un soir,
D'une voix que je t'ignorais, sous ma fenêtre,
Ton âme commença de se faire connaître...
Eh bien ! tes lettres, c'est, vois-tu, depuis un mois,
Comme si tout le temps, je l'entendais, ta voix
De ce soir-là, si tendre, et qui vous enveloppe !
Tant pis pour toi, j'accours. La sage Pénélope
Ne fût pas demeurée à broder sous son toit,
Si le Seigneur Ulysse eût écrit comme toi,
Mais pour le joindre, elle eût, aussi folle qu'Hélène,
Envoyé promener ses pelotons de laine !...

CHRISTIAN
Mais...

ROXANE
Je lisais, je relisais, je défaillais,
J'étais à toi. Chacun de ces petits feuillets
Etait comme un pétale envolé de ton âme.
On sent à chaque mot de ces lettres de flamme
L'amour puissant, sincère...

CHRISTIAN
Ah ! sincère et puissant ?
Cela se sent, Roxane ?...

ROXANE
Oh ! si cela se sent !

CHRISTIAN
Et vous venez ?

ROXANE
Je viens (ô mon Christian, mon maître !
Vous me relèveriez si je voulais me mettre
A vos genoux, c'est donc mon âme que j'y mets,
Et vous ne pourrez plus la relever jamais !)
Je viens te demander pardon (et c'est bien l'heure
De demander pardon, puisqu'il se peut qu'on meure !)
De t'avoir fait d'abord, dans ma frivolité,
L'insulte de t'aimer pour ta seule beauté !

CHRISTIAN, avec épouvante
Ah ! Roxane !

ROXANE
Et plus tard, mon ami, moins frivole,
-Oiseau qui saute avant tout à fait qu'il s'envole,-
Ta beauté m'arrêtant, ton âme m'entraînant,
Je t'aimais pour les deux ensemble !...

CHRISTIAN
Et maintenant ?

ROXANE
Eh bien ! toi-même enfin l'emporte sur toi-même,
Et ce n'est plus que pour ton âme que je t'aime !

CHRISTIAN, reculant
Ah ! Roxane !

ROXANE
Sois donc heureux. Car n'être aimé
Que pour ce dont on est un instant costumé,
Doit mettre un coeur avide et noble à la torture ;
Mais ta chère pensée efface ta figure,
Et la beauté par quoi tout d'abord tu me plus,
Maintenant j'y vois mieux... et je ne la vois plus !

CHRISTIAN
Oh !...

ROXANE
Tu doutes encor d'une telle victoire ?...

CHRISTIAN, douloureusement
Roxane !

ROXANE
Je comprends, tu ne peux pas y croire,
A cet amour ?...

CHRISTIAN
Je ne veux pas de cet amour !
Moi, je veux être aimé plus simplement pour...

ROXANE
Pour
Ce qu'en vous elles ont aimé jusqu'à cette heure ?
Laissez-vous donc aimer d'une façon meilleure !

CHRISTIAN
Non ! c'était mieux avant !

ROXANE
Ah ! tu n'y entends rien !
C'est maintenant que j'aime mieux, que j'aime bien !
C'est ce qui te fait toi, tu m'entends, que j'adore,
Et moins brillant...

CHRISTIAN
Tais-toi !

ROXANE
Je t'aimerais encore !
Si toute ta beauté tout d'un coup s'envolait...

CHRISTIAN
Oh ! ne dis pas cela !

ROXANE
Si ! je le dis !

CHRISTIAN
Quoi ? laid ?

ROXANE
Laid ! je le jure !

CHRISTIAN
Dieu !

ROXANE
Et ta joie est profonde ?

CHRISTIAN, d'une voix étouffée
Oui...

ROXANE
Qu'as-tu ?...

CHRISTIAN, la repoussant doucement
Rien. Deux mots à dire : une seconde...

ROXANE
Mais ?...

CHRISTIAN, lui montrant un groupe de cadets, au fond
A ces pauvres gens mon amour t'enleva
Va leur sourire un peu puisqu'ils vont mourir... va !

ROXANE, attendrie
Cher Christian !
Elle remonte vers les Gascons qui s'empressent
respectueusement autour d'elle.


Scène IX - CHRISTIAN, CYRANO ; au fond ROXANE, causant
avec CARBON et quelques cadets.



CHRISTIAN, appelant vers la tente de Cyrano
Cyrano ?

CYRANO, reparaissant, armé pour la bataille
Qu'est-ce ? Te voilà blême !

CHRISTIAN
Elle ne m'aime plus !

CYRANO
Comment ?

CHRISTIAN
C'est toi qu'elle aime !

CYRANO
Non !

CHRISTIAN
Elle n'aime plus que mon âme !

CYRANO
Non !

CHRISTIAN
Si !
C'est donc bien toi qu'elle aime, -et tu l'aimes aussi !

CYRANO
Moi ?

CHRISTIAN
Je le sais.

CYRANO
C'est vrai.

CHRISTIAN
Comme un fou.

CYRANO
Davantage.

CHRISTIAN
Dis-le-lui !

CYRANO
Non !

CHRISTIAN
Pourquoi ?

CYRANO
Regarde mon visage !

CHRISTIAN
Elle m'aimerait laid !

CYRANO
Elle te l'a dit !

CHRISTIAN
Là !

CYRANO
Ah ! je suis bien content qu'elle t'ait dit cela !
Mais va, va, ne crois pas cette chose insensée !
-Mon Dieu, je suis content qu'elle ait eu la pensée
De la dire,- mais va, ne la prends pas au mot,
Va, ne deviens pas laid : elle m'en voudrait trop !

CHRISTIAN
C'est ce que je veux voir !

CYRANO
Non, non !

CHRISTIAN
Qu'elle choisisse !
Tu vas lui dire tout

CYRANO
Non, non ! Pas ce supplice.

CHRISTIAN
Je tuerais ton bonheur parce que je suis beau ?
C'est trop injuste !

CYRANO
Et moi, je mettrais au tombeau
Le tien parce que, grâce au hasard qui fait naître,
J'ai le don d'exprimer... ce que tu sens peut-être ?

CHRISTIAN
Dis-lui tout !

CYRANO
Il s'obstine à me tenter, c'est mal !

CHRISTIAN
Je suis las de porter en moi un rival !

CYRANO
Christian !

CHRISTIAN
Notre union -sans témoins- clandestine,
-Peut se rompre,- si nous survivons !

CYRANO
Il s'obstine !...

CHRISTIAN
Oui, je veux être aimé moi-même, ou pas du tout !
-Je vais voir ce qu'on fait, tiens ! Je vais jusqu'au bout
Du poste ; Je reviens : parle, et qu'elle préfère
L'un de nous deux !

CYRANO
Ce sera toi !

CHRISTIAN
Mais... je l'espère !
Il appelle.
Roxane !

CYRANO
Non ! Non !

ROXANE, accourant
Quoi ?

CHRISTIAN
Cyrano vous dira
Une chose importante
Elle va vivement à Cyrano. Christian sort.


Scène X - ROXANE, CYRANO, puis LE BRET, CARBON,
les cadets, RAGUENEAU, DE GUICHE, etc...


ROXANE
Importante ?

CYRANO,éperdu
Il s'en va !...
A Roxane.
Rien... Il attache, -- oh ! Dieu ! vous devez le connaître ! --
De l'importance à rien !

ROXANE, vivement
Il a douté peut-être
De ce que j'ai dit là ?... J'ai vu qu'il a douté !...

CYRANO, lui prenant la main
Mais vous avez bien dit, d'ailleurs, la vérité ?

ROXANE
Oui, oui, je l'aimerais même...
Elle hésite une seconde.

CYRANO, souriant tristement
Le mot vous gêne
Devant moi ?

ROXANE
Mais...

CYRANO
Il ne me fera pas de peine !
-Même laid ?

ROXANE
Même laid !
Mousqueterie au-dehors.
Ah ! tiens, on a tiré !

CYRANO, ardemment
Affreux ?

ROXANE
Affreux !

CYRANO
Défiguré ?

ROXANE
Défiguré !

CYRANO
Grotesque ?

ROXANE
Rien ne peut me le rendre grotesque !

CYRANO
Vous l'aimeriez encore ?

ROXANE
Et davantage presque !

CYRANO, perdant la tête, à part
Mon Dieu, c'est vrai, peut-être, et le bonheur est là.
A Roxane.
Je... Roxane... écoutez !...

LE BRET, entrant rapidement, appelle à mi-voix
Cyrano !

CYRANO, se retournant
Hein ?

LE BRET
Chut !
Il lui dit un mot tout bas.

CYRANO, laissant échapper la main de Roxane, avec un cri
Ah !...

ROXANE
Qu'avez-vous ?

CYRANO, à lui-même, avec stupeur
C'est fini.
Détonations nouvelles.

ROXANE
Quoi ? Qu'est-ce encore ? On tire ?
Elle remonte pour regarder au-dehors.

CYRANO
C'est fini, jamais plus je ne pourrai le dire !

ROXANE, voulant s'élancer
Que se passe-t-il ?

CYRANO, vivement, l'arrêtant
Rien !
Des cadets sont entrés, cachant quelque chose qu'ils
portent, et ils forment un groupe empêchant Roxane
d'approcher.

ROXANE
Ces hommes ?

CYRANO, l'éloignant
Laissez-les !...

ROXANE
Mais qu'alliez-vous me dire avant ?...

CYRANO
Ce que j'allais
Vous dire ?... rien, oh ! rien, je le jure, madame !
Solennellement.
Je jure que l'esprit de Christian, que son âme
Etaient...
Se reprenant avec terreur.
sont les plus grands...

ROXANE
Etaient ?
Avec un grand cri.
Ah !...
Elle se précipite et écarte tout le monde.

CYRANO
C'est fini.

ROXANE,voyant Christian couché dans son manteau
Christian !

LE BRET, à Cyrano
Le premier coup de feu de l'ennemi !
Roxane se jette sur le corps de Christian. Nouveaux coups de
feu. Cliquetis. Tambours.

CARBON, l'épée au poing
C'est l'attaque ! Aux mousquets !
Suivi des cadets, il passe de l'autre côté du talus.

ROXANE
Christian !

LA VOIX DE CARBON,derrière le talus
Qu'on se dépêche !

ROXANE
Christian !

CARBON
Alignez-vous !

ROXANE
Christian !

CARBON
Mesurez... mèche !
Ragueneau est accouru, apportant de l'eau dans un casque.

CHRISTIAN, d'une voix mourante
Roxane !...

CYRANO, vite et bas à l'oreille de Christian, pendant que
Roxane affolée trempe dans l'eau, pour le panser, un morceau
de linge arraché à sa poitrine
J'ai tout dit. C'est toi qu'elle aime encor !
Christian ferme les yeux.

ROXANE
Quoi, mon amour ?

CARBON
Baguette haute !

ROXANE, à Cyrano
Il n'est pas mort ?...

CARBON
Ouvrez la charge avec les dents !

ROXANE
Je sens sa joue
Devenir froide, là, contre la mienne !

CARBON
En joue !

ROXANE
Une lettre sur lui !
Elle l'ouvre.
Pour moi !

CYRANO, à part
Ma lettre !

CARBON
Feu !
Mousqueterie. Cris. Bruit de bataille.

CYRANO, voulant dégager sa main que tient Roxane agenouillée
Mais Roxane on se bat !

ROXANE, le retenant
Restez encore un peu.
Il est mort. Vous étiez le seul à le connaître.
Elle pleure doucement.
-N'est-ce pas que c'était un être exquis, un être
Merveilleux ?

CYRANO,debout, tête nue
Oui, Roxane.

ROXANE
Un poète inouï,
Adorable ?

CYRANO
Oui, Roxane.

ROXANE
Un esprit sublime ?

CYRANO
Oui,
Roxane !

ROXANE
Un coeur profond, inconnu du profane,
Une âme magnifique et charmante ?

CYRANO, fermement
Oui, Roxane !

ROXANE, se jetant sur le corps de Christian
Il est mort !

CYRANO, à part, tirant l'épée
Et je n'ai qu'à mourir aujourd'hui,
Puisque, sans le savoir, elle me pleure en lui !
Trompettes au loin.

DE GUICHE, qui reparaît sur le talus, décoiffé, blessé au
front, d'une voix tonnante
C'est le signal promis ! Des fanfares de cuivres !
Les Français vont rentrer au camp avec des vivres !
Tenez encore un peu !

ROXANE
Sur la lettre, du sang,
Des pleurs !

UNE VOIX, au-dehors criant
Rendez-vous !

VOIX DES CADETS
Non !

RAGUENEAU, qui grimpé sur son carrosse regarde la bataille
par-dessus le talus
Le péril va croissant !

CYRANO, à de Guiche lui montrant Roxane
Emportez-la ! Je vais charger !

ROXANE, baisant la lettre, d'une voix mourante
Son sang ! ses larmes !...

RAGUENEAU, sautant à bas du carrosse pour courir vers elle
Elle s'évanouit !

DE GUICHE, sur le talus, aux cadets, avec rage
Tenez bon !

UNE VOIX, au-dehors
Bas les armes !

VOIX DES CADETS
Non !

CYRANO, à de Guiche
Vous avez prouvé, Monsieur, votre valeur
Lui montrant Roxane.
Fuyez en la sauvant !

DE GUICHE, qui court à Roxane et l'enlève dans ses bras
Soit ! Mais on est vainqueur
Si vous gagner du temps !

CYRANO
C'est bon !
Criant vers Roxane que de Guiche, aidé de Ragueneau, emporte
évanouie.
Adieu, Roxane !
Tumulte. Cris. Des cadets reparaissent blessés et viennent
tomber en scène. Cyrano se précipitant au combat est arrêté
sur la crête par Carbon, couvert de sang.

CARBON
Nous plions ! J'ai reçu deux coups de pertuisane !

CYRANO, criant aux Gascons
Hardi ! Reculès pas, drollos !
A Carbon, qu'il soutient.
N'ayez pas peur !
J'ai deux morts à venger : Christian et mon bonheur !
Ils redescendent. Cyrano brandit la lance où est attaché le
mouchoir de Roxane.
Flotte, petit drapeau de dentelle à son chiffre !
Il la plante en terre ; il crie aux cadets.
Toumbé dèssus ! Escrasas lous !
Au fifre.
Un air de fifre !
Le fifre joue. Des blessés se relèvent. Des cadets
dégringolant le talus viennent se grouper autour de Cyrano
et du petit drapeau. Le carrosse se couvre et se remplit
d'hommes, se hérisse d'arquebuses, se transforme en redoute.

UN CADET, paraissant à reculons, sur la crête, se battant
toujours, crie
Ils montent le talus !
et tombe mort.

CYRANO
On va les saluer !
Le talus se couronne en un instant d'une rangée terrible
d'ennemis. Les grands étendards des Impériaux se lèvent.

CYRANO
Feu !
Décharge générale.

CRI, dans les rangs ennemis
Feu !
Riposte meurtrière. Les cadets tombent de tous côtés.

UN OFFICIER ESPAGNOL, se découvrant
Quels sont ces gens qui se font tous tuer ?

CYRANO, récitant debout au milieu des balles
Ce sont les cadets de Gascogne
De Carbon de Castel-Jaloux ;
Bretteurs et menteurs sans vergogne...
Il s'élance, suivi des quelques survivants.
Ce sont les cadets...
Le reste se perd dans la bataille.

RIDEAU


Cinquième Acte
--------------------
La gazette de Cyrano


Quinze ans après, en 1655. Le parc du couvent que les Dames
de la croix occupaient à Paris.

Superbes ombrages. A gauche, la maison ; vaste perron sur
lequel ouvrent plusieurs portes. Un arbre énorme au milieu
de la scène, isolé au milieu d'une petite place ovale. A
droite, premier plan, parmi de grands buis, un banc de
pierre demi-circulaire.

Tout le fond du théâtre est traversé par une allée de
marronniers qui aboutit à droite, quatrième plan, à la porte
d'une chapelle entrevue parmi les branches. A travers le
double rideau d'arbres de cette allée, on aperçoit des
fuites de pelouses, d'autres allées, des bosquets, les
profondeurs du parc, le ciel.

La chapelle ouvre une porte latérale sur une colonnade
enguirlandée de vigne rougie, qui vient se perdre à droite,
au premier plan, derrière les buis.

C'est l'automne. Toute la frondaison est rousse au-dessus
des pelouses fraîches. Taches sombres des buis et des ifs
restés verts. Une plaque de feuilles jaunes sous chaque
arbre. Les feuilles jonchent toute la scène, craquent sous
les pas dans les allées, couvrent à demi le perron et les
bancs.

Entre le banc de droite et l'arbre, un grand métier à broder
devant lequel une petite chaise a été apportée. Paniers
pleins d'écheveaux et de pelotons. Tapisserie commencée.

Au lever du rideau, des soeurs vont et viennent dans le
parc ; quelques-unes sont assises sur le banc autour d'une
religieuse plus âgée. Des feuilles tombent.


Scène Première - Mère MARGUERITE, soeur MARTHE, soeur
CLAIRE,Les Soeurs.



SOEUR MARTHE, à Mère Marguerite
Soeur Claire a regardé deux fois comment allait
Sa cornette, devant la glace.

MERE MARGUERITE, à soeur Claire
C'est très laid.

SOEUR CLAIRE
Mais soeur Marthe a repris un pruneau de la tarte,
Ce matin : je l'ai vu.

MERE MARGUERITE, à soeur Marthe
C'est très vilain, soeur Marthe.

SOEUR CLAIRE
Un tout petit regard !

SOEUR MARTHE
Un tout petit pruneau !

MERE MARGUERITE, sévèrement
Je le dirai, ce soir, à monsieur Cyrano.

SOEUR CLAIRE, épouvantée
Non ! il va se moquer !

SOEUR MARTHE
Il dira que les nonnes
Sont très coquettes !

SOEUR CLAIRE
Très gourmandes !

MERE MARGUERITE, souriant
Et très bonnes.

SOEUR CLAIRE
N'est-ce pas, Mère Marguerite de Jésus,
Qu'il vient, le samedi, depuis dix ans !

MERE MARGUERITE
Et plus !
Depuis que sa cousine à nos béguins de toile
Mêla le deuil mondain de sa coiffe de voile,
Qui chez nous vint s'abattre, il y a quatorze ans,
Comme un grand oiseau noir parmi les oiseaux blancs !

SOEUR MARTHE
Lui seul, depuis qu'elle a pris chambre dans ce cloître,
Sait distraire un chagrin qui ne veut pas décroître.

TOUTES LES SOEURS
Il est si drôle ! -- C'est amusant quand il vient !
-- Il nous taquine ! -- Il est gentil ! -- Nous l'aimons bien !
-- Nous fabriquons pour lui des pâtes d'angélique !

SOEUR MARTHE
Mais enfin, ce n'est pas un très bon catholique !

SOEUR CLAIRE
Nous le convertirons.

LES SOEURS
Oui ! Oui !

MERE MARGUERITE
Je vous défend
De l'entreprendre encor sur ce point, mes enfants.
Ne le tourmentez pas : il viendrait moins peut-être !

SOEUR MARTHE
Mais... Dieu !...

MERE MARGUERITE
Rassurez-vous : Dieu doit bien le connaître.

SOEUR MARTHE
Mais chaque samedi, quand il vient d'un air fier,
Il me dit en entrant : "Ma soeur j'ai fait gras, hier !"

MERE MARGURITE
Ah ! il vous dit cela ?... Eh bien ! la fois dernière
Il n'avait pas mangé depuis deux jours.

SOEUR MARTHE
Ma Mère !

MERE MARGUERITE
Il est pauvre.

SOEUR MARTHE
Qui vous l'a dit ?

MERE MARGURITE
Monsieur Le Bret.

SOEUR MARTHE
On ne le secours pas ?

MERE MARGUERITE
Non, il se fâcherait.
Dans une allée du fond, on voit apparaître Roxane, vêtue de
noir, avec la coiffe des veuves et de longs voiles ; de
Guiche, magnifique et vieillissant, marche auprès d'elle.
Ils vont à pas lents. Mère Marguerite se lève.
-- Allons il faut rentrer... Madame Magdeleine,
Avec un visiteur, dans le parc se promène.

SOEUR MARTHE, bas à soeur Claire
C'est le duc-maréchal de Grammont ?

SOEUR CLAIRE, regardant
Oui, je crois.

SOEUR MARTHE
Il n'était plus venu la voir depuis des mois !

LES SOEURS
Il est très pris ! -- La cour ! -- Les camps !

SOEUR CLAIRE
Les soins du monde !
Elles sortent. De Guiche et Roxane descendent en silence et
s'arrêtent près du métier. Un temps.


Scène II - ROXANE, LE DUC DE GRAMMONT, puis LE BRET et
RAGUENEAU.



LE DUC
Et vous demeurez ici, vainement blonde,
Toujours en deuil ?

ROXANE
Toujours.

LE DUC
Aussi fidèle ?

ROXANE
Aussi.

LE DUC, après un temps
Vous m'avez pardonné ?

ROXANE, simplement, regardant la croix du couvent
Puisque je suis ici.
Nouveau silence.

LE DUC
Vraiment c'était un être ?...

ROXANE
Il fallait le connaître !

LE DUC
Ah ! Il fallait ?... Je l'ai trop peu connu, peut-être !
...Et son dernier billet, sur votre coeur, toujours ?

ROXANE
Comme un doux scapulaire, il pend à ce velours.

LE DUC
Même mort, vous l'aimez ?

ROXANE
Quelquefois il me semble
Qu'il n'est mort qu'à demi, que nos coeurs sont ensemble,
Et que son amour flotte, autour de moi, vivant !

LE DUC, après un silence encore
Est-ce que Cyrano vient vous voir ?

ROXANE
Oui, souvent.
Ce vieil ami, pour moi, remplace les gazettes.
Il vient ; c'est régulier ; sous cet arbre où vous êtes
On place son fauteuil, s'il fait beau ; je l'attends
En brodant ; l'heure sonne ; au dernier coup, j'entends
-- Car je ne tourne plus même le front ! -- sa canne
Descendre le perron ; il s'assied ; il ricane
De ma tapisserie éternelle ; il me fait
La chronique de la semaine, et...
Le Bret paraît sur le perron.
Tiens, Le Bret !
Le Bret descend.
Comment va notre ami ?

LE BRET
Mal.

LE DUC
Oh !

ROXANE, au duc
Il exagère !

LE BRET
Tout ce que j'ai prédit : l'abandon, la misère !...
Ses épîtres lui font des ennemis nouveaux !
Il attaque les faux nobles, les faux dévots,
Les faux braves, les plagiaires, -tout le monde.

ROXANE
Mais son épée inspire une terreur profonde.
On ne viendra jamais à bout de lui.

LE DUC, hochant la tête
Qui sait ?

LE BRET
Ce que je crains, ce n'est pas les attaques, c'est
La solitude, la famine, c'est Décembre
Entrant à pas de loups dans son obscure chambre
Voilà les spadassins qui plutôt le tueront !
-- Il serre chaque jour, d'un cran, son ceinturon.
Son pauvre nez a pris des tons de vieil ivoire.
Il n'a plus qu'un petit habit de serge noire.

LE DUC
Ah ! celui-là n'est pas parvenu ! -- C'est égal,
Ne le plaignez pas trop.

LE BRET, avec un sourire amer
Monsieur le maréchal !...

LE DUC
Ne le plaignez pas trop : il a vécu sans pactes,
Libre dans sa pensée autant que dans ses actes.

LE BRET, de même
Monsieur le duc !...

LE DUC, hautainement
Je sais, oui : j'ai tout ; il n'a rien...
Mais je lui serrerais bien volontiers la main.
Saluant Roxane.
Adieu.

ROXANE
Je vous conduis.
Le duc salue Le Bret et se dirige avec Roxane vers le
perron.

LE DUC, s'arrêtant, tandis qu'elle monte
Oui, parfois, je l'envie.
-- Voyez-vous, lorsqu'on a trop réussi sa vie,
On sent, -- n'ayant rien, mon Dieu, de vraiment mal !
Mille petits dégoûts de soi, dont le total
Ne fait pas un remords, mais une gêne obscure ;
Et les manteaux de duc traînent dans leur fourrure,
Pendant que des grandeurs on monte les degrés,
Un bruit d'illusions sèches et de regrets,
Comme, quand vous montez lentement vers ces portes,
Votre robe de deuil traîne des feuilles mortes.

ROXANE, ironique
Vous voilà bien rêveur ?...

LE DUC
Eh ! oui !
Au moment de sortir, brusquement.
Monsieur Le Bret !
A Roxane.
Vous permettez ? Un mot.
Il va à Le Bret, et à mi-voix.
C'est vrai : nul n'oserait
Attaquer votre ami ; mais beaucoup l'ont en haine ;
Et quelqu'un me disait, hier, au jeu, chez la Reine
"Ce Cyrano pourrait mourir d'un accident."

LE BRET
Ah ?

LE DUC
Oui. Qu'il sorte peu. Qu'il soit prudent.

LE BRET, levant les bras au ciel
Prudent !
Il va venir. Je vais l'avertir. Oui, mais !...

ROXANE, qui est restée sur le perron, à une soeur qui
s'avance vers elle
Qu'est-ce ?

LA SOEUR
Ragueneau veut vous voir, Madame.

ROXANE
Qu'on le laisse
Entrer.
Au duc et à Le Bret.
Il vient crier misère. Etant un jour
Parti pour être auteur, il devint tour à tour
Chantre...

LE BRET
Etuviste...

ROXANE
Acteur...

LE BRET
Bedeau...

ROXANE
Perruquier...

LE BRET
Maître
De théorbe...

ROXANE
Aujourd'hui, que pourrait-il bien être ?

RAGUENEAU, entrant précipitamment
Ah ! Madame !
Il aperçoit Le Bret.
Monsieur !

ROXANE, souriant
Racontez vos malheurs
A Le Bret. Je reviens.

RAGUENEAU
Mais, Madame...
Roxane sort sans l'écouter, avec le duc. Il redescend vers
Le Bret.


Scène III - LE BRET, RAGUENEAU.



RAGUENEAU
D'ailleurs,
Puisque vous êtes là, j'aime mieux qu'elle ignore !
-- J'allais voir votre ami tantôt. J'étais encore
A vingt pas de chez lui... quand je le vois de loin,
Qui sort. Je veux le joindre. Il va tourner le coin
De la rue... et je cours... lorsque d'une fenêtre
Sous laquelle il passait -- est-ce un hasard ?... peut-être !
--
Un laquais laisse choir une pièce de bois.

LE BRET
Les lâches !... Cyrano !

RAGUENEAU
J'arrive et je le vois...

LE BRET
C'est affreux !

RAGUENEAU
Notre ami, Monsieur, notre poète,
Je le vois, là, par terre, un grand trou dans la tête !

LE BRET
Il est mort ?

RAGUENEAU
Non ! mais... Dieu ! je l'ai porté chez lui.
Dans sa chambre... Ah ! sa chambre ! il faut voir ce réduit !

LE BRET
Il souffre ?

RAGUENEAU
Non, Monsieur, il est sans connaissance.

LE BRET
Un médecin ?

RAGUENEAU
Il en vint un par complaisance.

LE BRET
Mon pauvre Cyrano ! -- Ne disons pas cela
Tout d'un coup à Roxane ! -- Et ce docteur ?

RAGUENEAU
Il a parlé, -- Je ne sais plus, -- de fièvre, de
méninges !...
Ah ! si vous le voyiez -- la tête dans des linges !...
Courons vite ! -- Il n'y a personne à son chevet ! --
C'est qu'il pourrait mourir, Monsieur, s'il se levait !

LE BRET, l'entraînant vers la droite
Passons par là ! Viens, c'est plus court ! Par la chapelle !

ROXANE, paraissant sur le perron et voyant Le Bret
s'éloigner par la colonnade qui mène à la petite porte de la
chapelle
Monsieur Le Bret !
Le Bret et Ragueneau se sauvent sans répondre.
Le Bret s'en va quand on l'appelle ?
C'est quelque histoire encor de ce bon Ragueneau !
Elle descend le perron.


Scène IV - ROXANE seule, puis deux Soeurs, un instant.


ROXANE
Ah ! que ce dernier jour de septembre est donc beau !
Ma tristesse sourit. Elle qu'Avril offusque,
Se laisse décider par l'automne, moins brusque.
Elle s'assied à son métier. Deux soeurs sortent de la maison
et apportent un grand fauteuil sous l'arbre.
Ah ! voici le fauteuil classique où vient s'asseoir
Mon vieil ami !

SOEUR MARTHE
Mais c'est le meilleur du parloir !

ROXANE
Merci, ma soeur.
Les soeurs s'éloignent.
Il va venir.
Elle s'installe. On entend sonner l'heure.
Là... l'heure sonne.
-- Mes écheveaux ! -- L'heure a sonné ? Ceci m'étonne !
Serait-il en retard pour la première fois ?
La soeur tourière doit -- mon dé ?... là, je le vois ! --
L'exhorter à la pénitence.
Un temps.
Elle l'exhorte !
-- Il ne peut plus tarder. -- Tiens ! une feuille morte ! --
Elle pousse du doigt la feuille tombée sur son métier.
D'ailleurs, rien ne pourrait -- mes ciseaux... dans mon sac !
-- L'empêcher de venir !

UNE SOEUR, paraissant sur le perron
Monsieur de Bergerac.


Scène V - ROXANE, CYRANO et, un moment Soeur MARTHE.


ROXANE, sans se retourner
Qu'est-ce que je disais ?...
Et elle brode. Cyrano, très pâle, le feutre enfoncé sur les
yeux, paraît. La soeur qui l'a introduit rentre. Il se met à
descendre le perron lentement, avec un effort visible pour
se tenir debout, et en s'appuyant sur sa canne. Roxane
travaille à sa tapisserie.
Ah ! ces teintes fanées...
Comment les ressortir ?
A Cyrano, sur un ton d'amicale gronderie.
De puis quatorze années,
Pour la première fois, en retard !

CYRANO, qui est parvenu au fauteuil et s'est assis, d'une
voie gaie contrastant avec son visage
Oui, c'est fou !
J'enrage. Je fus mis en retard, vertuchou !...

ROXANE
Par ?

CYRANO
Par une visite assez inopportune.

ROXANE, distraite, travaillant
Ah ! oui ! quelque fâcheux ?

CYRANO
Cousine, c'était une Fâcheuse.

ROXANE
Vous l'avez renvoyée ?

CYRANO
Oui, j'ai dit
Excusez-moi, mais c'est aujourd'hui samedi,
Jour où je dois me rendre en certaine demeure ;
Rien ne m'y fait fait manquer : repassez dans une heure !

ROXANE, légèrement
Eh bien ! cette personne attendra pour vous voir
Je ne vous laisse pas partir avant ce soir.

CYRANO, avec douceur
Peut-être un peu plus tôt faudra-t-il que je parte.
Il ferme les yeux et se tait un instant. Soeur Marthe
traverse le parc de la chapelle au perron. Roxane
l'aperçoit, lui fait un petit signe de tête.

ROXANE, à Cyrano
Vous ne taquinez pas soeur Marthe ?

CYRANO, vivement, ouvrant les yeux
Si !
Avec une grosse voix comique.
Soeur Marthe !
Approchez !
La soeur glisse vers lui.
Ha ! ha ! ha ! Beaux yeux toujours baissés !

SOEUR MARTHE, levant les yeux en souriant
Mais...
Elle voit sa figure et fait un geste d'étonnement.
Oh !

CYRANO, bas, lui montrant Roxane
Chut ! Ce n'est rien !
D'une voix fanfaronne. Haut.
Hier, j'ai fait gras.

SOEUR MARTHE
Je sais.
A part.
C'est pour cela qu'il est si pâle !
Vite et bas.
Au réfectoire
Vous viendrez tout à l'heure, et je vous ferai boire
Un grand bol de bouillon... Vous viendrez ?

CYRANO
Oui, oui, oui.

SOEUR MARTHE
Ah ! vous êtes un peu raisonnable, aujourd'hui !

ROXANE, qui les entend chuchoter
Elle essaie de vous convertir !

SOEUR MARTHE
Je m'en garde !

CYRANO
Tiens, c'est vrai ! Vous toujours si saintement bavarde,
Vous ne me prêcher pas ? c'est étonnant, ceci !...
Avec une fureur bouffonne.
Sabre de bois ! Je veux vous étonner aussi !
Tenez, je vous permets...
Il a l'air de chercher une bonne taquinerie, et de la
trouver.
Ah ! la chose est nouvelle ?...
De... de prier pour moi, ce soir, à la chapelle.

ROXANE
Oh ! oh !

CYRANO, riant
Soeur Marthe est dans la stupéfaction !

SOEUR MARTHE, doucement
Je n'ai pas attendu votre permission.
Elle rentre.

CYRANO, revenant à Roxane, penchée sur son métier
Du diable si je peux jamais, tapisserie,
Voir ta fin !

ROXANE
J'attendais cette plaisanterie.
A ce moment, un peu de brise fait tomber les feuilles.

CYRANO
Les feuilles !

ROXANE, levant la tête, et regardant au loin, dans les
allées
Elles sont d'un blond vénitien.
Regardez-les tomber.

CYRANO
Comme elles tombent bien !
Dans ce trajet si court de la branche à la terre,
Comme elles savent mettre une beauté dernière,
Et malgré leur terreur de pourrir sur le sol,
Veulent que cette chute ait la grâce d'un vol !

ROXANE
Mélancolique, vous ?

CYRANO, se reprenant
Mais pas du tout, Roxane !

ROXANE
Allons, laissez tomber les feuilles de platane...
Et racontez un peu ce qu'il y a de neuf.
Ma gazette ?

CYRANO
Voici !

ROXANE
Ah !

CYRANO, de plus en plus pâle, et luttant contre la douleur
Samedi, dix-neuf
Ayant mangé huit fois du raisiné de Cette,
Le Roi fut pris de fièvre ; à deux coups de lancette
Son mal fut condamné pour lèse-majesté,
Et cet auguste pouls n'a plus fébricité !
Au grand bal, chez la reine, on a brûlé, dimanche,
Sept cent soixante-trois flambeaux de cire blanche ;
Nos troupes ont battu, dit-on, Jean l'Autrichien ;
On a pendu quatre sorciers ; le petit chien
De madame d'Athis a dû prendre un clystère...

ROXANE
Monsieur de Bergerac, voulez-vous bien vous taire !

CYRANO
Lundi... rien. Lygdamire a changé d'amant.

ROXANE
Oh !

CYRANO, dont le visage s'altère de plus en plus
Mardi, toute la cour est à Fontainebleau.
Mercredi, la Montglat dit au comte de Fiesque
Non ! Jeudi : Mancini, reine de France, -- ou presque !
Le vingt-cinq, la Montglat à de Fiesque dit : Oui ;
Et samedi, vingt-six...
Il ferme les yeux. Sa tête tombe. Silence.

ROXANE,, surprise de ne plus rien entendre, se retourne, le
regarde, et se levant effrayée
Il est évanoui ?
Elle court vers lui en criant.
Cyrano !

CYRANO, rouvrant les yeux, d'une voix vague
Qu'est-ce ?... Quoi ?...
Il voit Roxane penchée sur lui et, vivement, assurant son
chapeau sur sa tête et reculant avec effroi dans son
fauteuil.
Non ! non ! je vous assure,
Ce n'est rien. Laissez-moi !

ROXANE
Pourtant...

CYRANO
C'est ma blessure
D'Arras... qui... quelquefois... vous savez...

ROXANE
Pauvre ami !

CYRANO
Mais ce n'est rien. Cela va finir.
Il sourit avec effort.
C'est fini.

ROXANE, debout près de lui
Chacun de nous a sa blessure : j'ai la mienne.
Toujours vive, elle est là, cette blessure ancienne,
Elle met la main sur sa poitrine.
Elle est là, sous la lettre au papier jaunissant
Où l'on peut voir encor des larmes et du sang !
Le crépuscule commence à venir.

CYRANO
Sa lettre !... N'aviez-vous pas dit qu'un jour, peut-être,
Vous me la feriez lire ?

ROXANE
Ah ! vous voulez ?... Sa lettre ?

CYRANO
Oui... Je veux... Aujourd'hui...

ROXANE, lui donnant le sachet pendu à son cou.
Tenez !

CYRANO, le prenant
Je peux ouvrir ?

ROXANE
Ouvrez... lisez !...
Elle revient à son métier, le replie, range ses laines.

CYRANO, lisant
"Roxane, adieu, je vais mourir !..."

ROXANE, s'arrêtant, étonnée
Tout haut ?

CYRANO, lisant
"C'est pour ce soir, je crois, ma bien-aimée !
"J'ai l'âme lourde encor d'amour inexprimée,
"Et je meurs ! jamais plus, jamais mes yeux grisés,
"Mes regards dont c'était..."

ROXANE
Comme vous la lisez,
Sa lettre !

CYRANO, continuant
"...dont c'était les frémissantes fêtes,
"Ne baiseront au vol les gestes que vous faites
"J'en revois un petit qui vous est familier
"Pour toucher votre front, et je voudrais crier..."

ROXANE, troublée
Comme vous la lisez, -- cette lettre !
La nuit vient insensiblement.

CYRANO
"Et je crie
"Adieu !..."

ROXANE
Vous la lisez...

CYRANO
"Ma chère, ma chérie,
"Mon trésor..."

ROXANE, rêveuse
D'une voix...

CYRANO
"Mon amour..."

ROXANE
D'une voix...
Elle tressaille.
Mais... que je n'entends pas pour la première fois !
Elle s'approche tout doucement, sans qu'il s'en aperçoive,
passe derrière le fauteuil se penche sans bruit, regarde la
lettre. -- L'ombre augmente.

CYRANO
"Mon coeur ne vous quitta jamais une seconde,
"Et je suis et serai jusque dans l'autre monde
"Celui qui vous aima sans mesure, celui..."

ROXANE, lui posant la main sur l'épaule
Comment pouvez-vous lire à présent ? Il fait nuit.
Il tressaille, se retourne, la voit là tout près, fait un
geste d'effroi, baisse la tête. Un long silence. Puis, dans
l'ombre complètement venue, elle dit avec lenteur, joignant
les mains
Et pendant quatorze ans, il a joué ce rôle
D'être le vieil ami qui vient pour être drôle !

CYRANO
Roxane !

ROXANE
C'était vous.

CYRANO
Non, non, Roxane, non !

ROXANE
J'aurais dû deviner quand il disait mon nom !

CYRANO
Non ! ce n'était pas moi !

ROXANE
C'était vous !

CYRANO
Je vous jure...

ROXANE
J'aperçois toute la généreuse imposture
Les lettres, c'était vous...

CYRANO
Non !

ROXANE
Les mots chers et fous,
C'était vous...

CYRANO
Non !

ROXANE
La voix dans la nuit, c'était vous.

CYRANO
Je vous jure que non !

ROXANE
L'âme, c'était la vôtre !

CYRANO
Je ne vous aimais pas.

ROXANE
Vous m'aimiez !

CYRANO, se débattant
C'était l'autre !

ROXANE
Vous m'aimiez !

CYRANO, d'une voix qui faiblit
Non !

ROXANE
Déjà vous le dites plus bas !

CYRANO
Non, non, mon cher amour, je ne vous aimais pas !

ROXANE
Ah ! que de choses qui sont mortes... qui sont nées !
-- Pourquoi vous être tu pendant quatorze années,
Puisque sur cette lettre où, lui, n'était pour rien,
Ces pleurs étaient de vous ?

CYRANO, lui tendant la lettre
Ce sang était le sien.

ROXANE
Alors pourquoi laisser ce sublime silence
Se briser aujourd'hui ?

CYRANO
Pourquoi ?...
Le Bret et Ragueneau entrent en courant.


Scène VI - Les Mêmes, LE BRET et RAGUENEAU.


LE BRET
Quelle imprudence !
Ah ! j'en étais bien sûr ! il est là !

CYRANO, souriant et se redressant
Tiens, parbleu !

LE BRET
Il s'est tué, Madame, en se levant !

ROXANE
Grand Dieu !
Mais tout à l'heure alors... cette faiblesse ?... cette ?...

CYRANO
C'est vrai ! je n'avais pas terminé ma gazette
... Et samedi, vingt-six, une heure avant dîné,
Monsieur de Bergerac est mort assassiné.
Il se découvre ; on voit sa tête entourée de linges.

ROXANE
Que dit-il ? -- Cyrano ! -- Sa tête enveloppée !...
Ah ! que vous a-t-on fait ? Pourquoi ?

CYRANO
"D'un coup d'épée,
Frappé par un héros, tomber la pointe au coeur !"...
-- Oui, je disais cela !... Le destin est railleur !...
Et voilà que je suis tué dans une embûche,
Par-derrière, par un laquais, d'un coup de bûche !
C'est très bien. J'aurai tout manqué, même ma mort.

RAGUENEAU
Ah ! Monsieur !...

CYRANO
Ragueneau, ne pleure pas si fort !...
Il lui tend la main.
Qu'est-ce que tu deviens, maintenant, mon confrère ?

RAGUENEAU,à travers ses larmes
Je suis moucheur de... de... chandelles, chez Molière.

CYRANO
Molière !

RAGUENEAU
Mais je veux le quitter, dès demain ;
Oui, je suis indigné !... Hier, on jouait Scapin,
Et j'ai vu qu'il vous a pris une scène !

LE BRET
Entière !

RAGUENEAU
Oui, Monsieur, le fameux : "Que diable allait-il faire ?..."

LE BRET, furieux
Molière te l'a pris !

CYRANO
Chut ! chut ! Il a bien fait !...
A Ragueneau.
La scène, n'est-ce pas, produit beaucoup d'effet ?

RAGUENEAU,sanglotant
Ah ! Monsieur, on riait ! on riait !

CYRANO
Oui, ma vie
Ce fut d'être celui qui souffle -- et qu'on oublie !
A Roxane.
Vous souvient-il du soir où Christian vous parla
Sous le balcon ? Eh bien toute ma vie est là
Pendant que je restais en bas, dans l'ombre noire,
D'autres montaient cueillir le baiser de la gloire !
C'est justice, et j'approuve au seuil de mon tombeau
Molière a du génie et Christian était beau !
A ce moment, la cloche de la chapelle ayant tinté, on voit
tout au fond, dans l'allée, les religieuses se rendant à
l'office.
Qu'elles aillent prier puisque leur cloche sonne !

ROXANE, se relevant pour appeler
Ma soeur ! ma soeur !

CYRANO, la retenant
Non ! non ! n'allez chercher personne !
Quand vous reviendriez, je ne serais plus là.
Les religieuses sont entrées dans la chapelle, on entend
l'orgue.
Il me manquait un peu d'harmonie... en voilà.

ROXANE
Je vous aime, vivez !

CYRANO
Non ! car c'est dans le conte
Que lorsqu'on dit : Je t'aime ! au prince plein de honte,
Il sent sa laideur fondre à ces mots de soleil...
Mais tu t'apercevrais que je reste pareil.

ROXANE
J'ai fait votre malheur ! moi ! moi !

CYRANO
Vous ?... au contraire !
J'ignorais la douceur féminine. Ma mère
Ne m'a pas trouvé beau. Je n'ai pas eu de soeur.
Plus tard, j'ai redouté l'amante à l'oeil moqueur.
Je vous dois d'avoir eu, tout au moins, une amie.
Grâce à vous une robe a passé dans ma vie.

LE BRET, lui montrant le clair de lune qui descend à travers
les branches
Ton autre amie est là, qui vient te voir !

CYRANO, souriant à la lune
Je vois.

ROXANE
Je n'aimais qu'un seul être et je le perds deux fois !

CYRANO
Le Bret, je vais monter dans la lune opaline,
Sans qu'il faille inventer, aujourd'hui, de machine...

ROXANE
Que dites-vous ?

CYRANO
Mais oui, c'est là, je vous le dis,
Que l'on va m'envoyer faire mon paradis.
Plus d'une âme que j'aime y doit être exilée,
Et je retrouverai Socrate et Galilée !

LE BRET, se révoltant
Non ! non ! C'est trop stupide à la fin, et c'est trop
Injuste ! Un tel poète ! Un coeur si grand, si haut !
Mourir ainsi !... Mourir !...

CYRANO
Voilà Le Bret qui grogne !

LE BRET, fondant en larmes
Mon cher ami...

CYRANO, se soulevant, l'oeil égaré
Ce sont les cadets de Gascogne...
-La masse élémentaire... Eh oui ?... voilà le hic...

LE BRET
Sa science... dans son délire !

CYRANO
Copernic
A dit...

ROXANE
Oh !

CYRANO
Mais que diable allait-il faire,
Mais que diable allait-il faire en cette galère ?...
Philosophe, physicien,
Rimeur, bretteur, musicien,
Et voyageur aérien,
Grand risposteur du tac au tac,
Amant aussi -- pas pour son bien ! --
Ci-gît Hercule-Savinien
De Cyrano de Bergerac
Qui fut tout, et qui ne fut rien.
... Mais je m'en vais, pardon, je ne peux faire attendre
Vous voyez, le rayon de lune vient me prendre !
Il est retombé assis, les pleurs de Roxane le rappellent à
la réalité, il la regarde, et caressant ses voiles
Je ne veux pas que vous pleuriez moins ce charmant,
Ce bon, ce beau Christian ; mais je veux seulement
Que lorsque le grand froid aura pris mes vertèbres,
Vous donniez un sens double à ces voiles funèbres,
Et que son deuil sur vous devienne un peu mon deuil.

ROXANE
Je vous jure !...

CYRANO, est secoué d'un grand frisson et se lève brusquement
Pas là ! non ! pas dans ce fauteuil !
On veut s'élancer vers lui.
-- Ne me soutenez pas ! -- Personne !
Il va s'adosser à l'arbre.
Rien que l'arbre !
Silence.
Elle vient. Je me sens déjà botté de marbre,
-- Ganté de plomb !
Il se raidit.
Oh ! mais !... puisqu'elle est en chemin,
Je l'attendrai debout,
Il tire l'épée.
et l'épée à la main !

LE BRET
Cyrano !

ROXANE, défaillante
Cyrano !
Tous reculent épouvantés.

CYRANO
Je crois qu'elle regarde...
Qu'elle ose regarder mon nez, cette Camarde !
Il lève son épée.
Que dites-vous ?... C'est inutile ?... Je le sais !
Mais on ne se bat pas dans l'espoir du succès !
Non ! non, c'est bien plus beau lorsque c'est inutile !
-Qu'est-ce que c'est que tous ceux-là !- Vous êtes mille ?
Ah ! je vous reconnais, tous mes vieux ennemis !
Le Mensonge ?
Il frappe de son épée le vide.
Tiens, tiens ! -Ha ! ha ! les Compromis,
Les Préjugés, les Lâchetés !...
Il frappe.
Que je pactise ?
Jamais, jamais ! -Ah ! te voilà, toi, la Sottise !
-Je sais bien qu'à la fin vous me mettrez à bas ;
N'importe : je me bats ! je me bats ! je me bats !
Il fait des moulinets immenses et s'arrête haletant.
Oui, vous m'arrachez tout, le laurier et la rose !
Arrachez ! Il y a malgré vous quelque chose
Que j'emporte, et ce soir, quand j'entrerai chez Dieu,
Mon salut balaiera largement le seuil bleu,
Quelque chose que sans un pli, sans une tache,
J'emporte malgré vous,
Il s'élance l'épée haute.
et c'est...
L'épée s'échappe de ses mains, il chancelle, tombe dans les
bras de Le Bret et de Ragueneau.

ROXANE, se penchant sur lui et lui baisant le front
C'est ?...

CYRANO, rouvre les yeux, la reconnaît et dit en souriant
Mon panache.

RIDEAU


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