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Dès que le louveteau mort-né fut sorti d'elle, la louve n'eut plus qu'une seule idée en tête: quitter au plus vite la meute, la quitter à tout jamais. C'est ce qu'elle fit dès le lendemain, malgré sa faiblesse de la mise-bas, alors que les autres loups dormaient encore. Dorénavant, elle allait vivre silencieuse, solitaire et farouche.
Les années avaient passé. Elle avait survécu, seule avec sa peine. Elle était maintenant maigre et vieillissante, flétrie aussi, mais tellement fière de sa liberté qu'elle en arrivait presque, parfois, à se surprendre à aimer la vie.
Un jour, sur la neige, elle découvrit des traces qu'elle n'avait encore jamais vues: un long tracé sinueux et plat, à peu près de sa largeur à elle, et parfois, lorsque le tracé s'arrêtait, elle découvrait d'étranges pistes de pattes de loup, des pattes avant... "Quel étrange animal!" se dit-elle.
Poussée par la curiosité, elle suivit les pistes inconnues pendant un certain temps. Elles aboutirent enfin. Un creux, dissimulé sous les broussailles... une respiration... Craintive et tous crocs dehors, s'attendant au pire, prête à mordre, la louve solitaire plongea le museau dans l'entrée de ce qu'elle présumait être un terrier, risquant ainsi le tout pour le tout.
-- Bien le bonjour, la Louve! s'exclama une voix bienveillante. Je te connais déjà, tu sais... Il y a un bon moment que je t'observe... Tu es fort débrouillarde!
Étonnée, la louve regarda l'animal aux yeux obliques. Elle eut aussitôt un vif mouvement de recul, prise de panique à l'idée d'être reconnue et identifiée. Mais le loup -- car c'était vraiment un loup! -- semblait tout à fait ravi d'être dérangé. Il l'invita vite à s'asseoir et à bavarder avec lui. La louve accepta sans trop comprendre, encore sous le choc.
Le loup expliqua l'état de ses pattes arrière traînantes, raconta comment il avait été atteint d'une balle par un chasseur, il y avait déjà longtemps. Il n'en était pas mort. Bien sûr, il ne pouvait plus fonctionner correctement au sein de la meute, et aussi l'avait-il quittée, mais bien à regret. Il aimait profondément la meute et son mode de vie. C'était un être sociable avant tout. Mais... il se souvenait pourtant fort bien de cette louve de son âge qui, toute jeune, avait disparu sans crier gare...
Les deux canidés se mirent à parler abondamment de leurs lieux communs et à échanger des confidences, tels de vieux amis qui se seraient quittés la veille. Le loup se montrait attentif, sensible et conciliant, beaucoup plus encore que la louve qui cachait mal son amertume. Celle-ci, étonnée de parler autant suite à tellement d'années de silence et de réclusion, devenait parfois intarissable et s'en excusait. -- "Continue!" murmurait le loup, "cela nous fait du bien à tous les deux..." Et elle reprenait de plus belle jusqu'à ce qu'ils tombent de sommeil.
Ainsi, sans autre forme de procès, elle oublia seulement de repartir de chez lui, comme si sa place avait toujours été là, près de lui, sans plus, sans chercher à comprendre. Elle alla même jusqu'à extirper les détritus et les os trop secs de la demeure, exactement comme si elle était chez elle. Le loup la laissait faire, lui accordant tacitement une permission qu'elle n'avait jamais osé demander. Il lui faisait de beaux yeux débordants de reconnaissance, mais il avait soin chaque fois d'ajouter qu'il n'avait pas besoin d'elle puisqu'il se débrouillait parfaitement tout seul depuis fort longtemps, sans jamais demander l'aide de qui que ce soit.
Non, la louve ne retourna pas chez elle. Il faut dire qu'elle vieillissait et se sentait de plus en plus frileuse. À dormir non loin du loup, mais sans jamais l'effleurer, elle se sentait bien. Un silence de velours tout doux s'installait en elle, une sécurité qu'elle n'avait jamais connue de toute sa vie, elle d'habitude si tourmentée par la peur des pièges de plus en plus sophistiqués et cruels, des chasseurs impitoyables, des proies déjà rares qui auraient pu venir à manquer complètement... "T'as même peur de la lune, toi, la louve?" lui demandait le loup, gentiment moqueur.
Oui, la louve était enfin heureuse. Le jour, elle se regardait avec ravissement dans les flaques d'eau, oubliant ses poils tout gris, en se faisant de grands sourires rien que pour elle-même, se disant qu'il arrivait à la vie, parfois, d'être formidable. C'était comme si la présence du loup avait été la récompense ultime de toute une vie de misères et de peines, c'était comme si... Probablement le loup était-il un peu heureux de tout cela, lui aussi, puisqu'il ne disait jamais rien et se contentait de regarder la louve de ses yeux glauques, sans laisser paraître le moindre signe de réprobation face à tout ce qu'elle entreprenait...
Ainsi, dès les tout premiers jours, la louve avait-elle pris l'initiative de se charger de la chasse, simplement parce que c'était moins contraignant pour elle que pour le loup. Celui-ci, en retour, dépeçait les proies rapportées. Ils partageaient à deux les tâches et les repas, riant entre chaque bouchée, oubliant l'hiver cruel qui filait et le printemps odorant qui approchait...
Pourtant, un jour, en rapportant un lièvre ensanglanté dans sa gueule, la louve découvrit des pistes fraîches. Mais... ces pistes n'étaient pas les siennes! Elles n'avaient pas son odeur! Pourtant, elles venaient et sortaient de leur terrier! Aussitôt, elle renifla une odeur forte de femelle en rut... Qui donc était là? Que se passait-il? Affolée, elle se précipita à l'intérieur et découvrit, avec stupéfaction, le loup qui souriait d'un air satisfait et béat! -- "Quelqu'un est venu ici! s'écria la louve, outrée. -- Mais oui, certainement! lui répondit le loup, tout surpris. Tu ne m'as jamais rien promis, et moi non plus, n'est-ce pas? Où donc est le mal? Qui pourrait m'empêcher de recevoir qui je veux et quand je le veux, maintenant?"
La louve demeura gueule bée, tellement stupéfaite que le bout de son nez, d'un seul coup, en devient blanc comme de la farine. Le souffle lui manqua. Pendant un moment, elle regarda le loup sans comprendre, comme si elle ne le voyait plus du même oeil, comme si c'était un autre loup, pas du tout le même! Elle s'entendit articuler presque malgré elle: "Tu vois, ça tombe bien, j'allais justement partir d'ici."
Elle releva très haut sa tête de louve et sortit en trottinant, en prenant bien son temps. Elle faillit trébucher tant elle n'y voyait rien, car ses larmes coulaient et l'aveuglaient. Bien sûr, elle aurait pu être méchante ou mesquine envers le loup, et prononcer des mots d'une cruauté sans nom, des mots qui foudroient, mais justement parce que c'était facile d'agir ainsi, elle n'en fit rien du tout.
Le soir tombait. Elle entendait au loin les hurlements d'une meute qui n'était plus la sienne. Elle ne regrettait rien de sa vie, sauf peut-être de s'être bercée d'illusions sur le tard. Il ne lui restait plus grand temps à vivre. C'était certainement son dernier printemps de louve, et le vent lui semblait aussi glacial qu'en hiver. En ravalant ses larmes, elle se demandait si c'était l'orgueil qui allait la tuer, le défaitisme ou... le froid.
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La Louve