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La Louve

Sa soeur Gini

La Louve comprit en le voyant que ce dont il parlait lui faisait honte, car il gardait les yeux baissés, évitant le regard de son copain.

-- "Ben, Charles, tu sais, ma soeur Gini, c'est pas d'hier qu'elle est en institution... Ça remonte à loin, sa folie...

Le chasseur parlait à mi-voix, l'air piteux. C'est parce que le vent soufflait dans la mauvaise direction pour elle que la Louve avait été surprise par la présence des deux hommes assis sur le même tronc d'arbre coupé, à astiquer la crosse de leurs fusils. L'un était bebonnant et chevelu, l'autre était maigre et chauve. C'est ainsi qu'en retenant bien son souffle, la Louve apprit l'histoire de Gini, la soeur de l'homme qui n'avait plus de cheveux.

Il racontait qu'un jour, il avait découvert sa soeur Gini au milieu de sa petite chambre, parlant toute seule, maudissant le sort en hurlant. On l'avait internée. On avait vendu son piano, vidé son appartement, donné ses tenues de concert et ses disques. On lui avait administré des médicaments. Puis des électro-chocs.

Cette toute jeune pianiste virtuose avait remporté six prix à travers l'Europe, à une époque où le seul fait de quitter le Québec pour se rendre outre-mer constituait presqu'un exploit. Gini avait rencontré là-bas un violoniste. Il s'appelait Jean. Ils devinrent follement amoureux probablement dès la toute première note qu'ils jouèrent ensemble. Ils couraient à leurs rendez-vous entre deux concerts. Ils projetaient de se marier dès la fin de la tournée de Gini.

L'automobile de Jean plongea dans un ravin alors qu'il se rendait seul en Italie pour y jouer un concerto. La douleur causée par le départ si brutal du violoniste rendit la pianiste aveugle à toute forme de beauté: elle cessa de discerner la couleur des fleurs et les matins clairs. La nuit était en elle; la lumière n'existait plus.

Au creux de son corps, sa douleur avait pris la forme d'un gros viscère rouge, lourd et enflé, gorgé de larmes; elle aurait pu le trancher au couteau. Toutes ses énergies, d'ailleurs, ne servaient qu'à transporter ce poids impressionnant: elle avançait dans la peur constante de s'écrouler, parce que ses genoux allaient plier sous la charge. Le viscère boursouflé, saturé de larmes, prenait toute la place; sa respiration devenait chaque jour plus pénible.

Il arrivait à Gini de détester férocement le violoniste qui l'avait trahie en choisissant la mort. Elle le maudirait chaque jour, jusqu'à la fin de sa vie, en déplorant le fait qu'il n'y ait pas assez de jours et pas assez de nuits pour expurger toute la haine qu'elle éprouvait pour lui, parce qu'il l'avait quittée, trahie. Et puis elle fondait en larmes, lui demandant pardon, se lançant violemment contre les murs. Elle se débattait en pleine obscurité contre des ennemis sans visage.

Elle avait besoin de Jean comme de l'eau. Les autres n'existaient pas ou si peu pour elle. Il n'y avait que le violoniste qui prenait la place d'un régiment, la place de tous les gens qui normalement auraient dû en occuper une: sa famille, ses amis, ses collègues. Le violoniste occupait cet espace à lui tout seul, et même, il en débordait. Il ne restait plus de place pour personne d'autre que lui. Il était, pour Gini consentante, un régime totalitaire et absolu. Lui, lui, lui.

Il semblait à Gini que son intérieur était un vaste champ de bataille déserté, dévasté, où plus rien ne subsistait que des débris de ce qui avait été, où plus rien ne pousserait plus jamais que des ronces et des épines entre des amoncellements de ferraille rouillée, des souliers dépareillés pourris, éparpillés, et des défécations de chiens errants.

Elle ne pouvait plus manger. Ni boire. Ses cheveux tombaient par poignées; au moindre courant d'air, ils formaient des boules diaphanes, roulant en effleurant à peine le sol. La maigre chevelure qui lui restait avait pris la texture de la laine d'acier: aucun peigne n'y passait plus. C'était dans cet état que son frère l'avait découverte, le jour où il l'avait fait interner.

On l'obligeait à manger. Elle se débattait et criait. Elle était persuadée qu'on lui enfonçait de force des ronces et des épines dans la bouche qui lui descendaient si abruptement dans l'oesophage qu'elle le sentait s'écorcher vif.

De temps à autre, quand la tristesse la gelait trop fort, elle ne ressentait plus rien du tout de ce qu'on lui faisait: son corps, son coeur et son âme se fondaient en un long cylindre de pierre.

Certains jours, elle redevenait de chair. Elle redoutait alors la vision du sang qui sortait d'elle et dont elle n'avait jamais supporté ni l'odeur ni la couleur. Aux moments de l'expulsion des ronces et des épines, elle ressentait avec acuité la déchirure de ses sphincters; elle entendait le bruit subtil du tissu cutané qui cédait en un craquement à peine audible. Seule son ouïe exacerbée de musicienne pouvait le percevoir.

Elle s'étonnait de pouvoir encore tenir debout: elle n'avait plus que la peau et les os; ceux-ci étaient friables, ils se décalcifiaient, et la peau rèche tombait par écailles, en fines poussières grises. Parfois, elle apercevait Jean qui lui souriait doucement, dans un coin de la pièce, et son sourire était tendrement moqueur. Mais il s'enfuyait dès qu'elle lui parlait.

Ses mains de pianiste étaient maintenant atteintes de violents tremblements convulsifs. Elle avait du mal à tenir une tasse sans en renverser le contenu sur ses vêtements.

Les années passent. Un nouveau psychiatre ordonne qu'on lui retire tous ses médicaments. Il lui prescrit une psychothérapie, trois séances par semaine. Il l'incite à se prendre en main, à se consoler, à devenir pour elle-même la mère qu'elle n'a jamais eue. Il semble peu à peu à Gini qu'à force de patience, sa douleur va rapetisser, se tasser en elle, se ratatiner comme une vieille pomme, se dessécher, devenir si petite, si petite qu'elle ne la sentira plus, parce que cette douleur finira par se pulvériser. Enfin, elle va peut-être pouvoir respirer à fond. Ce n'est pas facile. Tout lui fait mal, tout la blesse, et elle pleure pour rien.

Pourtant, un matin, une cantate de Bach la rend presque euphorique. Le soleil lui fait plisser les yeux, ses lèvres s'étirent en ce qui aurait pu sembler un sourire. Elle recommence à trouver des petits moments parfaits dans le quotidien, mais de tout petits moments. Elle en arrive à simplement être bien. Mais pas longtemps. Jusqu'à ce que le visage de Jean traverse son esprit comme un gros nuage noir qui la coupe de la lumière. Pourtant, au fil des jours, peu à peu, la musicienne prend du mieux, les courts moments de bien-être se font moins rares. Elle commence même à réclamer un piano...

-- En fait, depuis trois mois, racontait le chasseur chauve à son confident, elle va tellement mieux, la Gini, que j'ai peur qu'ils la laissent sortir...

La Louve s'éloigna silencieusement sur la pointe des pattes en se demandant s'il valait mieux vivre chez les humains ou chez les bêtes.


© Tous droits réservés, LVixen, 1999


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