Lecture des derniers chapitres du Tiers Livre
Où l'on apprend :
"que l'herbe-aux-gueux s'appelle aussi la clématite; que les cinq herbes de la saint Jean, dont on fait des croix clouées aux portes des étables, sont, aussi bien qu'herbe saint Roch, herbe saint Martin, sainte Barbe ou sainte Fiacre, molène, scabieuse, et cirse"
(Pierre Michon, Vie d'Antoine Peluchet, 1984)
Dans le Quart Livre, l'herbe de Pantagruel, tant vantée au tome précédent, brille par son absence : juste deux mentions en sont faites, dont une, incidemment, soit dit en passant, pour mémoire,comme par inadvertance, évoquant l'importante quantité de Pantagruelion que le géant philosophe et ses amis embarquent à bord,avant leur périple maritime : herbe "régénératrice" ?. Comme si le sujet n'intéressait plus Rabelais et qu'il cherchait à l'évacuer. Pourquoi ce délaissement ?
Il est vrai que le sujet avait été abordé en long et en large durant plusieurs chapitres du Tiers Livre, où le pantagruelion apparaissait avant tout comme une herbe "régénératrice", un facteur de progrès :
"Toute la pharmacopée et la médecine primitive est herboristerie", affirme Gilbert Durand,"et sous les intentions thérapeutiques se cachent toujours de plus simples intentions régératrices : dans l'Inde l'herbe Kapitthaka est une panacée parce qu'elle guérit de l'impuissance sexuelle et redonne à Varuna sa virilité perdue. D'autres herbes ont le pouvoir direct d'engendrer, telle la fameuse mandragore."
(Structures anthropologiques de l'imaginaire, p. 341)
Le Pantagruelion finissait même par tout submerger à la fin du Tiers Livre : finies les questions et tracasseries de Panurge, ses tergiversations (doit-il ou non de marier ? Sera-t-il ou non cocu ?), ses visites aux pythies, sorcières, poètes, ses consultations hasardeuses d'oracles et de livres divinatoires, dont le questionnement inlassable tourne à l'obsession, comme le cocuage, cette épée de Damoclès du mariage. Mais pourquoi diable cette pub effrénée pour cette herbe ?
Le Pantagruelion, c'est un des écueils du Tiers Livre : l'un des passages les plus hermétiques de Rabelais, un os quasi impossible à rompre. La substantifique moelle ne semble même pas réservée aux "happy few".La critique, désemparée, ne sait ni à quoi rime cette sublimation d'une herbe ordinaire, ni à quel saint se vouer...Quelle est l'intention de Rabelais? Veut-il se moquer de certains herboristes, charlatans et camelots sans scrupule, qui vantent et vendent la première herbe venue en lui prêtant toutes sortes de vertus ? Dénonce-t-il un travers médical, la sublimation intempestive de n'importe quoi, que les mots transforment aisément en remèdes miraculeux ? Rabelais savait que le langage mentait, qu'on pouvait lui faire dire ce qu'on voulait. Mais n'y a-t-il pas aussi, dans cet éloge, un avatar du mythe de la plante merveilleuse, parangon de toutes les vertus? Le maître ne reste-til pas insaisissable, ne glisse-t-il pas une fois de plus entre les doigts comme une anguille? Nous ne sommes pas prêts de rompre l'os, de sucer la substantifique moelle. -Certains même s'y sont cassé les dents.
En quoi le "Pantagruelion" est-il une plante spécifique de Pantagruel, un prolongement du personnage ? Rabelais a placé son oeuvre sous le signe de l'herméneutique, du sens caché, mais est-ce valable pour toute l'oeuvre ? Cet éloge du chanvre commun, pas même indica, ne relève-t-il pas plutôt de la farce ?
L'auteur insiste sur les "fibres", qu'il faut séparer de la partie ligneuse, "écorce" de la plante (pléiade, ancienne édition, p.524). C'est la substance filamenteuse, susceptible d'être filée et tissée, la fibre textile dont on fait les cordages. Les cordiers sont décrits comme des écrevisses : ils "guaignent leur vie à recullons" (ibid., p.524).
Auparavant, le pantagruelion a été valorisé par les récits concernant les activités des Parques (tissant et tranchant le "fil" de la vie), celles de Circé, et la ruse de Pénélope qui, comme chacun sait, défaisait le jour ce qu'elle avait tissé la nuit, sa tapisserie, son tapis de "haute lisse" ( pour reprendre l'expression d'Apollinaire , volontairement anachronique, médiévalisant l'Odyssée dans La Chanson du Mal Aimé.)
"Ceulx qui a profict plus evident la voulent avalluer, font ce que l'on nous compte du passetemps des troys soeurs Parces, de l'esbatement nocturne de la noble Circé et de la longue excuse de Pénélope envers ses muguetz amoureux, pendant l'absence de son mary Ulyxes"
Rabelais ajoute qu'il lui est impossible d'"expouser" toutes les "inestimables vertus" de la plante tant elle en a. C'est donc une herbe largement sublimée, superlative, une sorte de panacée, un miracle de la nature, du règne végétal.
Puis le voilà qui part dans une digression étymologique sur les appellations des plantes en rapport avec les noms de ceux qui les ont découvertes :
"Les unes ont prins le nom de celluy qui premier les inventa, congneut, monstra, cultiva, aprivoisa et appropria "
-énumération verbale chronologique, constituant à la fois une sorte de gradation, de crescendo, et de mise en valeur du processus de connaissance et d'identification d'une nouvelle plante.
Mais si la "mercuriale" vient bien de Mercure, c'est aussi une mauvaise herbe des jardins, et de cela Rabelais ne dit mot. C'était pourtant un"curé frotté de culture" (pour reprendre la belle expresion de Michon , dans ses Vies minuscules, 1984)
Il évoque la "panacea", plante légendaire qui serait due à Panace, fille d'Esculape, père de la pharmacie.
L'armoise, plante de Diane, renvoie aussi bien à l'absinthe qu'à l'estragon. (Ailleurs dans Le Tiers Livre, - CD Rom Rabelais electronics, p.76,- Diane est appelée "on secours on travail d'enfantement" : est-ce faire de Diane une sage-femme ou de l'armoise un remède abortif ?)
Bref, il y a tout un champ lexical des plantes médicinales et/ou culinaires : Rabelais se souvient de ses études d'herboriste.
Poursuivant cette nomenclature, il évoque les conflits antiques dont la cause puérile fut l'attribution à tel ou tel d'une certaine plante au représentant de telle ou telle ethnie, répétant Pline ( référence indiquée par Jacques Boulenger dans l'ancienne édition de la pléiade) : les petites causes ont de grands effets ("petite pluie abat grand vent"...comme disait la bonne femme se vengeant du météorisme de son mari...))
"Pareillement, grandes et longues guerres feurent jadis meues entre certains roys de séjour en Cappadoce pour ce seul différent : du nom desquelz seroit une herbe nommée, laquelle, pour tel débat, feu dicte polemonia, comme guerroyère".
Notons que de cette herbe plinienne il n'est pas question dans le Robert. S'agit-il d'une herbe perdue, d'une herbe livresque ?
Bref, d'un détail mineur peuvent naître de grandes et longues guerres. Cela rappelle encore le célèbre passage de Gargantua (chapître XXV), l'incident d'où naquit la guerre picrocholine, entre bergers et fouaciers.
Chez Voltaire aussi Français et Anglais se battront juste pour quelques arpents de neige au bout du monde, au Canada (dans Candide,chapître XXVII).
De même on apprend que par périphrase on appelait les grenades "pommes punicques" car on les croyait d'origine catharginoise (l'appellation d'origine s'est déplacée puisque leur nom renvoie maintenant à une ville du sud de l'Espagne).
Rabelais se sert de la forme d'une plante, le "callithricum", pour en déduire des effets esthétiques des plus invraisemblables : sa pensée analogique fonctionne à fond dans l'irréel : "callithricum, qui faict les cheveux beaulx" (p.525). C'est une forme de délire pleinement assumée, l'écrivain passe de la forme (les pétioles d'une plante, fins comme des cheveux) à l'effet, à l'embellissement de la chevelure, dû à cette plante. La science des cosmétiques était au XVIème siècle des plus rudimentaires. Cependant un tel "raisonnement" annonce ce cher Pangloss, qui raisonnera de travers et déformera son élève Candide. Rabelais s'amuse-t-il à raisonner de travers pour amuser la galerie, ses lecteurs ? Sûrement. Ce serait une grossière erreur de prendre ce passage comme didactique, donc au premier degré. Chez Rabelais on est toujours ou souvent au deuxième degré. Nous avons affaire à un fatras, à un morceau de choix où s'entremêlent bêtises et choses sérieuses. Il y en a à prendre et à laisser.
Il s'agirait donc d'une moquerie à l'égard de certains traités d'herboristerie de son époque, qui racontaient n'importe quoi et péchaient par étymologisme imbécile. L'auteur fait de même, en rajoute. Comme dit Raymond Devos : on ne délire jamais assez ...
Cependant des confusions involontaires montrent que Rabelais n'était pas un véritable herboriste mais un amateur : il confond le myrte et la myrrhe (ibid., p.526). On se sert du myrte comme épice (poivre de la Jamaique, piment des Anglais, cf.Robert,p.1133). Mais la myrrhe est une gomme, une résine aromatique dont le parfum est âcre. Rappelons que c'est l'un des cadeaux des Rois Mages à l'Enfant Jésus, avec l'or et l'encens, donc une substance des plus précieuses, et ce dès l'Antiquité.
Certains propos, tout à fait justes, montrent de la part de l'auteur des connaissances évidentes en herboristerie. Nous ressort-il l'un de ses cours suivis jadis à la faculté de médecine de Montpellier ? Par exemple le "buglosse", dont il est également question p.526, est bien l'herbe à boeufs, c'est-à-dire ce qu'on appelle communément la bourrache, utilisée comme tisane sudorifique et diurétique.
Cependant Rabelais bizarrement élude les effets diurétiques de la "buglosse". Pourtant l'occasion autrefois, à l'époque du Pantagruel, eût été trop belle : l'auteur n'en aurait-il pas profité pour en tirer quelques plaisanteries scatologiques ?Là en tout cas il fait l'impasse, estimant peut-être qu'il a trop parlé d'urine et de "pisse" (cf. l'épisode des pèlerins arrosés par Gargantua et qui faillirent périr mangés en salade). Ou bien Rabelais ignorait-il les effets diurétiques de la bourrache ?
Certaines étymologies, on l'a vu, ne sont pas du tout fantaisistes mais au contraire tout à fait sûres, attestées : le myosotis signifie bel et bien "aureille de souriz" à cause de la forme de ses feuilles. Notons que Rabelais ne s'attache qu'à l'explication des noms de fleurs, jamais à leur symbolisme : la valeur de souvenir attachée au myosotis aussi bien en allemand qu'en anglais (vergiss mein nicht, forget-me-not) n'est nullement évoquée. Ce symbolisme est peut-être récent.
A quoi sert donc cette énumération, toutes ces étymologies dont la plupart ne sont nullement des élucubrations ? Peut-être à produire ce que Barthes appelait un "effet de réel" : le pantagruelion s'ancre ainsi dans l'imaginaire du lecteur comme un prolongement "herbeux", médicinal, curatif, thérapeutique du "bon Pantagruel" et de ses "faicts joyeux", une découverte qui aura toutes lesqualités de son inventeur, bon géant goinfre et pisseur "devenu modèle de prince, une fois passée son enfance fabuleuse", comme le dit si justement Michel Butor dans son Rabelais (1974)
Nulle part dans Le Tiers Livre on ne voit Pantagruel s'emporter, commettre des bêtises plus grosses que lui. Au contraire, c'est l'homme de la juste mesure, le mètre-étalon de Panurge,(plus que jamais son faire-valoir), qu'il conseille tant qu'il peut, essaie à chaque fois de remettre dans le droit chemin. Pantagruel, de géant brouillon qu'il était, est devenu un homme exemplaire, idéal, un modèle, une incarnation du bon sens. La plante qui lui est attachée, qui porte son nom, ne pourra être qu'un prolongement, une "panacée" (bien que le mot n'apparaisse dans la langue française qu'en 1550 : il est donc postérieur au Tiers Livre et quasi contemporain du Quart Livre, dont la première mouture date de 1548).
D'ailleurs le chapître LI surenchérit dès l'intitulé :
"Pourquoy est dicte Pantagruelion et des admirables vertus d'icelle" (p.527)
S'agit-il vraiment d'une "tant veritable histoire"? "All is true" dirait Shakespeare...Là encore ne sommes-nous pas en plein second degré ? L'auteur ne nous mène-t-il pas en bateau ? (c'est d'ailleurs ce qu'il fera tout au long du Quart Livre, récit d'une navigation, mais c'est une autre histoire...) Rabelais nous prévient que Pantagruel est surtout l'inventeur d'une certaine utilisation ("un certain usaige", p.527) du pantagruelion, qui est détestée des "larrons". Suit toute une série de comparatives et de digressions couvrant toute une page, mais là il faut prendre son mal en patience, accepter l'érudition intempestive et parfois burlesque de l'écrivain, partie intégrante de son style.
Les "larrons" au XVIème siècle étaient déjà des voleurs : Rabelais veut donc certainement dire qu'on se sert du pantagruelion, des cordes, pour attacher les brigands, pieds et poings liés :
"car maintz d'iceux ( =car de nombreux larrons) avons veu par tel usaige finie leur vie hault et court"
Pendus haut et court...On se servait déjà des cordes dès l'Antiquité pour pendre les coupables.
Le pantagruelion était également utilisé comme bâillon :
"Par le Pantagruelion" (notons au passage la répétition de la majuscule visant à sublimer, comme Balzac dira la Peau de chagrin) "on leur oppiloit ( = fermait) les conduictz par lesquelz sortent les bons mots et entrent les bons morseaulx, plus vilainement que ne feroit la male angine (...)" (pp.527-528)
"Vilainement" : cet adverbe nous fait nous interroger, nous "interpelle" comme on dirait actuellement dans un certain jargon, sur le mauvais usage de cette plante : il existerait donc un mauvais emploi du pantagruelion puisque non seulement il empêche de manger (valeur suprême chez Rabelais, la mangeaille, "tout pour la tripe") mais il entrave aussi la liberté d'expression : bâillonné, on ne peut évidemment plus sortir de "bons motz" ni manger de "bons morseaulx".
Il est bien précisé que Pantagruel ne se servit jamais du pantagruelion à des fins négatives : "il ne feut oncques rouart", c'est-à-dire bourreau.
Puis retour à la pensée analogique :
"Aultrement est dicte Pantagruelion par similitude". Si cette plante porte ce nom c'est aussi parce que Pantagruel à sa naissance était de la taille de l'herbe en question : on sait qu'il est né géant.
Pantagruel est né entre le 20 Juillet et le 10 août, à l'époque de la canicule, sous le signe du Lion, au temps de la cueillette de cette herbe (le suffixe -"lion" a son importance).
Pantagruel et son herbe sont liés au soleil mais aussi au monde souterrain : le chien est un animal chtonien (pensons à Cerbère, le chien des Ténèbres), et c'est aussi un animal lié à la canicule, étymologiquement appelée l'étoile de la petite chienne, qui contraint tout le monde à se mettre à l'abri dans des cavernes obscures pour fuir l'ardeur estivale :
"veu qu'il nasquit on temps de alteration, lorsqu'on cuille ladicte herbe et que le chien de Icarus, par les aboys qu'il faict au soleil, rend tout le monde troglodyte et contrainct habiter ès caves et lieux subterrains." (p.528)
Retour à la sublimation : tout comme Pantagruel est l'image de la perfection faite homme, le "Pantagruelion" est la perfection faite plante :
"(...) en Pantagruelion je recongnoys tant de vertus, tant d'énergie, tant de perfections, tant d'effetz admirables, que si elle eust esté en ses qualités congneue, lorsque les arbres (...) feirent élection d'un roy de boys pour les régir et dominer, elle sans doubte eust emporté la pluralité des voix et suffrages."
Le pantagruelion aurait donc été élu le roi des plantes et des arbres (tout comme le lion est traditionnellement le roi des animaux).
Puis l'auteur nous dit qu'on se sert du pantagruelion pour prévenir certains maux d'oreille, les otites, tuer "toute espèce de vermine qui y seroit née par putréfaction" ( = par pourrissement), - vermines ancêtres des microbes sans doute!
Il s'agirait donc d'une sorte d'antibiotique de la Renaissance, bien avant la lettre, bien avant l'heure, qui débarrasse des otites purulentes et de "toute aultre animal qui dedans seroit entré." Est-ce simplement le mythe de l'araignée au plafond ? On sait aussi qu'à l'époque certaines légendes parlaient d'insectes qui s'étaient introduits dans les conduits auditifs et rongeaient le cerveau. Rabelais entretient donc ce type de superstition, naivement ou pour le fun.
Ce qui ressort du chapître LI c'est que le pantagruelion est un grand agent de communication : c'est grâce aux cordages, au gréement des bateaux , que les différents peuples ont pu se rencontrer, des ethnies qui habitaient aux extrémités de la terre. La transition avec le Quart Livre, le livre des voyages, est assurée.
Il annonce également - futurologue au petit pied - qu'une "herbe de semblable énergie", une herbe à venir, permettra de s'élever dans les airs, de connaître les "sources des gresles, les bondes des pluyes et l'officine des fouldres". On songe aux inventions futuristes d'un Jules Verne, à son bateau ailé, dans Robur le Conquérant. Rabelais imagine (et c'est joli) des fusées avec des cordages, qui "pourront envahir les régions de la lune, entrer le territoire des signes célestes," puis il exploite un jeu de mots courant, qui sera repris dans un poème de jeunesse de Rimbaud, Ma bohème, ("Mon auberge était à la Grande-Ourse") en annonçant que les futurs navigateurs de l'espace pourront "prendre logis, les uns à l'Aigle d'or, les aultres au Mouton, (...) les aultres au Lion d'argent" (p.531)
Le fait qu'elle naisse sous le signe d'Icare, précurseur de l'aéronautique et même de l'aviation comme on sait, au moment où se lève la sonstellation d'Icarus, "le chien d'Icarus"(p.538), n'est pas étranger à cette fiction, à ces enseignes d'hôtelleries (bien qu'à l'époque le mythe d'Icare soit dévalorisé dans la peinture : le Paysage avec la chute d'Icare, de Breughel, insiste avec un réalisme terre à terre sur l'indifférence du laboureur et du pêcheur devant cet homme qui se noie). Loin de dénoncer l'arrogance d'Icare, la fiction rabelaisienne apparaît comme une sorte de présage, nous conduisant vers un Rabelais vaguement futurologue, vaguement superstitieux, sorte de Nostradamus de bon aloi, mais lointain précurseur de la science-fiction!
Le chapître LII dès l'incipit, indispose, fait tiquer : ne commence-t-il pas par une paraphrase ironique et facile de l'Evangile ? "Ce que je vous ay dict est grand et admirable".
Mais l'auteur prévient que la vérité à ce sujet est d'accès assez scabreux et difficile, comme démêler l'eau mélangée au vin, ou séparer les cendres d'un défunt de celles d'un bûcher où il a été brûlé (p.533)
Rabelais prétend que sa plante est incombustible : utilisée comme linceul, le feu ne la dévorerait pas !
"le feu qui tout dévore, tout déguaste et consume, nettoye, purge et blanchist ce seul Pantagruelion (...)" (p.533)
Il demande à ses lecteurs incrédules d'en faire l'expérience par eux-mêmes , en faisant cuire un oeuf enveloppé de chanvre.
Inutile de comparer cette plante à la salamandre, "c'est abus" nous prévient-on (p.533), ni à l'arbre mythique grâce auquel fut construite la nef Argos de Jason et des Argonautes.
Puis il la compare au mélèze qu'on ne peut faire brûler (?). Le mélèze serait-il vraiment incombustible ?! Encore un préjugé de l'époque... Rabelais cite un épisode de siège (de César en Piémont). C'est de mélèze que Pantagruel voulut que soient faits les portes et fenêtres de l'abbaye de Thélème, ses vaisseaux orientaux également. Ce chapître se termine donc sur l'éloge du mélèze considéré comme un bois inaltérable, tout autant que sur celui du pantagruelion . -Crédulité de l'auteur qui n'a pas "de visu" vérifié, expérimenté la chose, s'est contenté d'un savoir livresque ? Ingénuité ou volonté de mystification ? la question est posée.
...Et depuis longtemps irrésolue.
J'ai nettement l'impression que s'attaquer à l'énigme du pantagruelion c'est un peu comme essayer de résoudre l'énigme des Sept Epées d'Apollinaire ou l'hermétisme de Devotion de Rimbaud :
"les cuisiniers des diables resvent quelquefois et errent en leur office , et mettent souvent bouillir ce qu'on destinoit pour rostir" (Quart Livre, p.631)
Il y a de la naiveté dans une telle entreprise ! Le sens se dérobe, le texte se replie, se recroqueville comme une feuille morte semblable à quelque friture. Comme un hérisson qui se met en boule à notre approche l'os du texte s'épaissit, le texte s'ossifie, fait le gros dos, lissé à rebrousse-poil par le pauvre exégète déconcerté. Retour piteux et bredouille de la chasse au Sens, suprême et substantifique...
Plus on essaie de l'interpréter, plus le texte se dérobe. A la limite, on ne comprend pas trop pourquoi le chanvre est ainsi associé à Pantagruel, on apprécierait davantage qu'il le soit à ce pendard de Panurge, puisque les cordages sont faites de chanvre, là au moins on comprendrait !... Mais Panurge, sentant la hart à cent lieues à la ronde, comme le valet peu scrupuleux du bon maître Clément, ne vaut pas la corde pour qu'on le pende !
En dernier lieu, le pantagruelion ne serait-ce pas le texte lui-même, le papier sur lequel il est imprimé, la littérature, tout cela à la fois ? S'il n'existait pas :
"Ne périroit le noble art d'imprimerie ?" (p.529),
capable de soigner plus que toute autre potion les "beuveurs très précieux et vérolés très illustres" ( "car c'est pour vous que j'écris") ?
Et ses retombées chez Renaudot ? Le polychreston ? Est-ce la lecture de Rabelais qui l'a incité à rechercher une panacée, mais dans le réel ?
S'agit-il tout simplement de chapîtres de transition, un morceau de bravoure sur les cordages, nous préparant aux voyages du Quart Livre ?
Inutile de jouer au plus fin avec Rabelais...Il se débrouille toujours pour être au-dessus du lecteur. Rien à voir avec l'arrogance visionnaire d'un Rimbaud, mais plutôt avec une imagination débridée et un goût de la mystification prononcé.
Maintenant, me direz-vous, venons-en au fait : donnez-nous enfin le mot de l'énigme, ou du moins votre propre interprétation, si chétive soit-elle, si loin du compte/du conte.Ca serait la moindre des politesses. Qu'est-ce exactement que ce fameux Pantagruelion ? Une simple mystification dénonçant l'existence d'une prétendue panacée ? Voire, dit Panurge. Ami lecteur, ne me pressez pas ainsi, je connais votre impatience, alors soyez tout ouie : je vous en donnerai la réponse à l'issue des foires de Niort.
Rendez-vous aux calendes grecques (qu'évoque également Rabelais) ?
Mais peut-être ce grand écrivain de la Renaissance, (avec cette histoire de pantagruelion indigeste, qui semble sans queue ni tête, absurde, relever du non-sens) a-t-il eu l'intuition d'une panacée toute simple, qu'on n'a pas encore trouvée, inventée, retrouvée ? "Pour la médecine et la philosophie, disait le jeune Rimbaud , on a les remèdes de bonnes femmes et les chansons populaires arrangées"
(in Une Saison en enfer)
En cela Rabelais serait proche d'autres personnalités ou personnages du XVIème siècle,Jérôme Bosch et Nostradamus, grands visionnaires qui ont interpellé les siècles, les ont interrogés, interprétés, en auraient prédit certaines données, parfois bouleversantes.
Dans Le jardin des Délices, par exemple, cette présence du virus du sida , cette boule métallique, toute hérissée de pointes... (voir document annexe)
Les philosophes du vingtième siècle ont écrit sur le visible et l'invisible : il y aurait des choses encore invisibles chez certains peintres anciens, qui en auraient eu l'intuition, des éléments qu'on ne découvre qu'actuellement au microscope électronique (ou qu'on ne découivrira que plus tard, grâce à d'autres techniques encore plusperfectionnées).
Ainsi cette présence du virus du sida, bien que sans toutes ses pointes (quelques-unes seulement), dans le panneau central du triptyque boschien du Jardin des Délices, dominant le carrousel autour de la fontaine, cette gigantesque partouze, illustre-t-elle à merveille cette théorie de l'invisible, de "l'invisibilité" si l'on peut dire, sans tomber dans la cuistrerie...
Cette interprétation (que nous en donnons) rejoint les exégèses les plus rationnelles et traditionnelles : ce tableau serait une condamnation sans appel (?) du Péché, en particulier de la luxure, de la chair, de la sexualité, des désordres amoureux : on lit ce triptyque linéairement et narrativement, de gauche à droite, comme une bande dessinée elliptique, du paradis à l'enfer, en passant par ce jardin et ces carrousels frivoles, délirants et dénudés, adamiques, ayant pour arrière-fond d'énormes virus, ou des objets leur ressemblant étrangement, qu'on a pris longtemps pour de vagues symboles phalliques, Sigmund oblige, des machines de guerre ou des décors extra-terrestres , Bradbury oblige.
Bosch aurait eu autant d'intuition que Nostradamus dans certains quatrains célèbres de ses Centuries : ce dernier aurait prédit quelques événements futurs avec une telle précision qu'elle laisserait pantois (il faut bien l'admettre) la fuite du roi Louis XVI à Varennes, entre autres (je renvoie aux rêveries pertinentes du vieux Dumézil) et la mort d'Henri II au cours d'un tournoi auquel il participait incognito. C'est en tout cas du même ordre, même si notre Rabelais fait ici figure de parent pauvre.
Cette sphère d'apparence métallique, toute hérissée de pointes (cinq), qu'on distingue nettement chez Bosch, rejoindrait donc notre pantagruelion rabelaisien comme un de ces appels de chasseurs lancés dans de grands bois, dont parle Baudelaire dans Les Phares.
Rabelais ? Profession : abstracteur de quintessence, vous dis-je ! Tel une sorte de Pic de la Mirandole, l'auteur de Gargantua en toute modestie, sans se prendre le moins du monde au sérieux, se voulait, se serait voulu tout autant humoriste que philosophe, vaticinateur, alchimiste, écrivain, prophète... D'ailleurs, convenons-en, toutes ces étiquettes l'auraient bien fait rigoler. Disons que c'était un sage...
Il est certain que face à un tel être et vis-à-vis d'une telle énigme nous ne pouvons être, nous autres critiques, que comme Quaresmeprenant : nous avons "l'imagination comme un quarillonnement de cloches", "les pensées comme un vol d'estourneaux", "les intelligences comme des lumas sortant des fraises" ("limaz sortans des fraires" exactement, in Quart Livre, chapître XXX, p.645), c'est-à-dire lentes, hyper-lentes !
"Le sens commun comme un bourdon"...
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Annexe : le Jardin des Délices :
En marge de cet article nous proposons une description sommaire du triptyque évoqué plus haut.
Peint au début du XVIème siècle en Flandre, le premier panneau représente le Paradis terrestre, le jardin d'Eden, et en particulier cette scène précise de la Genèse : la création de la femme : Dieu, drapé d'une toge rouge, présente Eve (nue et agenouillée, les yeux pudiquement baissés) à Adam (assis et nu). De nombreuses formes de vie les entourent : des animaux exotiques (la girafe, blanche, était encore inconnue en Europe au XVIème siècle), des licornes (animaux fabuleux) s'abreuvent au bord d'un étang. Leur couleur blanche symbolise la pureté d'un monde neuf et jeune, la virginité d'Eve, tout autant que sa chevelure sage et nouée. A l'horizon, les montagnes sont encore grandes, pointues , agressives. Au centre d'un petit lac se dresse une drôle de fontaine rose, dont la base est occupée par une chouette (oiseau de malheur, pour les contemporains du peintre).
Mais le panneau central est le plus énigmatique : le paysage s'est aplani, les hommes semblent vivre heureux à l'état de nature, ont proliféré, à moins que tous ces corps nus ne symbolisent les péchés : ce tableau trahirait alors des préoccupations religieuses, la peur de l'enfer, de la damnation éternelle, représentés à droite dans des teintes crépusculaires.
Un carrousel occupe le centre du Jardin des Délices : les cavaliers ont de drôles de montures (aigles, sangliers, ours, boeuf, canard, panthères, chevaux, chameaux , licornes...). De grosses boules métalliques avec des pointes représentent peut-être des machines de guerre futuristes ou des virus : ce serait faire de Bosch un visionnaire à bon compte, sans trop de mal, car les microscopes électroniques n'ont révélé de tels virus qu'à la fin du XXème siècle. Certaines images, certains détails sont déconcertants :que vient faire dans le ciel ce chevalier en armure chevauchant un poisson ?...
A la fin, sur le panneau de droite, tous les animaux sont morts, certaines carcasses sont habitées, c'est une nuit sans fin qui s'annonce, qui s'est installée sur terre. L'apocalypse a eu lieu, les incendies ravagent les villes, les instruments de musique sont devenus d'énormes engins de torture.
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(première mouture : 3.4.94)
(Deuxième mouture : 12-13-28-29-31.10.97. 1.11.97)
(annexe :21.10.97 et 1.11.97)
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