Les taureaux regardent passer le train des invisibles
"Le Train des Invisibles", "Le Territoire", "La Vallée" - autant de
titres qui placent la musique de Rémy Carré dans une perspective spatiale.
Le train des invisibles, c'est ce convoi immatériel qui véhicule le
son d'un haut-parleur à l'autre, le réalisant dans l'espace, conférant
à la camera obscura une tri-dimensionnalité sonore. Trains, taureaux,
territoires - cette musique est fondamentalement tellurique. Comme
les frères Lumière, Rémy Carré diffuse ses films sans image dans des
salles obscures, officiant à la table de mixage comme un projectionniste
derrière le faisceau clignotant. Le Train des Invisibles, c'est celui
qui entra en gare de La Ciotat voici cent ans. Le train de Lumière
était muet, la locomotive de Carré est invisible. Invisible parce
que les images du compositeur sont intérieures, magnétiques, virtuelles.
A un son correspond une image; "Le Bruit des Ailes", dès son titre,
fait le lien entre son et vision. "Les Taureaux" évoque le Sud, la
lumière, le sang, l'or et le ciel, impose à l'auditeur le scénario
de ce film sans images. Invisible parce que ce train appartient à
cette génération-là, celle des cut-ups et des épissages de bandes,
comme le musicien l'a montré dans Le Voile Gris, mise en pratique
et en sons des théories développées par Burroughs dans la génération
invisible. Burroughs lui-même samplé dans l'oeuvre, ordonnant à l'auditeur
devenu chef de train, compositeur, de ralentir, d'accélérer, de passer
à l'envers la bande - le train. Locomotives et wagons glissent sur
les rails comme la bande sur la tête de lecture. On remixe les pistes,
on fait jouer les aiguillages. La bande devient chemin de fer, machine
molle à exploser le temps, véhicule de la déambulation mentale dans
l'espace, le territoire. L'arrivée du train en gare de La Ciotat était
un exercice de profondeur de champ. C'était aussi le premier film
d'épouvante; "Les Taureaux" impressionne par son réalisme - on voit
la bête jaillir de l'écran noir. "Même dans une situation d'écoute
feutrée, écrit Rémy Carré à propos de sa pièce "Les Appels", nous
affrontons la violence du simulacre et aucune respiration, même animale,
ne nous permet de nous échapper." Terrifiante mimésis. Le Train des
Invisibles est une nouvelle Etude aux Chemins de Fer. Mais là où Pierre
Schaeffer, en directeur d'acteurs, avait demandé à des cheminots de
produire pour lui des bruits de boggie et de sifflets de train, Rémy
Carré s'apparente au réalisateur de cinéma-vérité qui, caméra au poing,
saisit la réalité sur le vif et lui redonne une authenticité en lui
conférant l'apparence du simulacre.
Serge Féray
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