La volupté d'être sifflé

Entre toutes les formes littéraires, celle qui a une portée futuriste plus puissante est certainement l'oeuvre théaträle.

Nous voulons aussi que l'art dramatique cesse d'ëtre ce qu'il est aujourd'hui: un misérable produit industriel soumis au marché des distractions et des plaisirs citadins.

Il faut pour cela balyer tous les immondes préjugés qui écrasent les auteurs, les acteurs et le public.

1° C'est pourquoi nous enseignons aux acteurs le mépris du public, et en particulier du public de premières représentations, dont voici la psychologie synthèsisée: rivalité de chapeaux et de toilettes féminines, vanité d'une place coûteuse se transformant en orgeuil intellectuel, loges et parterre occupés par des hommes murs et riches, dont le cerveau est naturellement méprisant et la digestion très laborieuse, ce qui est incompatible avec tout effort intellectuel.

Le public varie d'humeur et d'intelligence suivant les différents théatres d'une ville et les quatres saisons de l'année. Il est soumis aux événements politiques, sociaux, aux caprices de la mode, aux averses printanières, aux excès de la chaleur ou du froid,au dernier article lu dans l'après-midi. Il n'a malheureusement d'autre désir que celui de digérer agréablement au théâtre. Il est donc absoluement incapable d'approuver, désapprouver ou corriger une oeuvre d'art. L'auteur peut s'efforcer de tirer son public de la médiocrité comme on sauve un naufragé en le tirant hors de l'eau. Mais que l'auteur se garde de laisser empoigner par les mains épouvantées de son public, car il coulerait inévitablement avec lui en un grand fracas d'applaudissements.

2° Nous enseignons aussi l'horreur du succès immédiat qui couronne les oeuvres médiocres er banales. Les pièces qui empoignent directement, sans intermédiaires, sans explications, tous les individus d'un public, sont des oeuvres plus ou moins bien construites, mais absolument dénuées de nouveauté, et partant de génie créateur.

3° Les auteurs ne doivent être préoccupés que d'originalité novatrice. Toutes les pièces qui partent d'un lieu commun ou qui empruntent à d'autres oeuvres d'art leur conception, leur ficelle, ou une partie de leur développement, sont absolument méprisables.

4° Les leit-motivs de l'amour et le triangle de l'adultère, ayant été excessivement usés dansla littérature, doivent être réduits sur la scène à la valeur secondaire d'épisodes, d'accessoires, tels qu'ils sont devenus aujourd'hui dans la vie, moyennant notre grand effort futuriste.

5° L'art théâtral, comme tout art, n'ayant d'autre but que celui d'arracher l'âme du public à la réalité qoutidienne et de l'exalter dans une atmosphère éblouissante d'ivresse intellectuelle, nous méprisons toutes les pièces qui veulent seulement émouvoir et pousser aux larmes par le spectacle fatalement apitoyant d'une mère qui a perdu son enfant, d'une jeune fille qui ne peut pas épouser son amoureux et d'autres fadaises semblables.

6° Nous méprisons en art, et au théâtre en particulier, toutes les réconstructions historiques, soit qu'elles tirent leur intêret de héros illustres - Néron, César, Napoléon, Casanova ou Francesca da Rimini - , soit qu'elle s'appuient sur la suggestion exercée par la somptuosité inutile des costumes et des décors du passé.

Le drame moderne doit exprimet le grand rêve futuriste qui se dégage de notre vie contemporaine exasperée par les vitesses terrestres, marines et aériennes, et dominé par la vapeur et l'électricité.

Il faut introduire sur la scène le règne de la Machine, les grand frissons révolutionnaires qui agitent les foules, les nouveaux courants d'idées et les grandes découvertes scientifiques qui ont complètement transformé notre sensibilité et notre mentalité d'hommes du vingtième siècle.

7° L'art dramatique ne doit pas faire de la photographie psychologique, mais une synthèse grisante de la vie dans ses lignes significatives et tipiques.

8° Il n'y a pas d'art dramatique sans poésie, c'est-à-dire sans ivresse et sans synthèse. Les formes prosodiques régulières doivent être exclues. L'écrivain futuriste se servira du vers libre: mouvante orchestration d'images et de sons qui, passant du ton le plus simple pour exprimer, par example, avec exactitude, l'entrée d'un domestique ou la fermeture d'une porte, s'élève graduellement avec le rythme des passions et des strophes cadencées tour à tour et chaotiques , quand il s'agit par example d'annoncer la victoire d'un peuple ou la mort glorieuse d'un aviateur.

9° Il faut détruire l'obsession de la richesse dans le monde littéraire, l'avidité du gain ayant poussé au théâtre d'innombrables esprits exclusivement doués des qualités du chroniqeur et du journaliste.

10° Nous voulons soumettre les acteurs à l'autorité des écrivains, arracher les acteurs à la domination du public qui le pousse fatalement à la recherche de l'effet facile et les éloigne de toute recherche d'interprétation profonde.

Il faut pour cela abolir l'habitude grotesque des applaudissements et des sifflets, qui peut servir de baromètre à l'éloquence parlementaire, mais non pas, certainement, à la valeur d'une oeuvre d'art.

11° En attendant cette abolition, nous enseignons aux auteurs et aux acteurs la volupté d'être sifflés.

Tout ce qui est sifflé n'est pas nécessairement beau ni neuf. Mais tout ce qui est immédiatement applaudi ne surpasse pas à la moyenne des intelligences; c'est partant du médiocre, du banal, du revomi ou du trop bien digéré.

J'ai la joie, en vous affirment ces convictions futuristes, de savoir que mon génie, plusieurs fois sifflé par les publics de France et d'Italie, ne sera jamais enterré sous de pesants applaudissements.

 

F. T. Marinetti

(1910)

 

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