Interview avec John Densmore
Batteur Magazine - Octobre 1996

     À quoi ressemble une journée ordinaire de l'ancien batteur des Doors ?

     Je me lève vers 7 heures du matin, je fais mon yoga et je prends mon petit déjeuner avec mon fils qui a 4 ans.
     Ensuite, je travaille sur mon roman. Je fais un peu d'exercice aussi, de la marche à pied ou du cheval. Je travaille
     également avec un auteur-compositeur, John Coinman. Nous avons monté un groupe ensemble et réalisé quelques
     démos. J'y joue de la batterie. J'espère que ça aboutira à un album.

     Comment en décririez-vous la musique ?

     Disons que c'est du rock'n'roll avec des textes Zen. C'est le son du Sud-Ouest, le son du désert (d'Arizona et du
     Nouveau-Mexique, au sud ouest des États-Unis NDR)

     Êtes-vous toujours impliqué dans la business des Doors ?

     Oui, comme par exemple pour la réédition de " An American Prayer ", l'album de poésie de Jim (paru l'année
     dernière en CD NDR). Nous avons donc travaillé dessus en studio et réalisé une vidéo d'un des titres, que MTV a
     d'ailleurs refusé de diffuser aux États-Unis parce qu'elle appartient à la catégorie " textes parlés ". Partout ailleurs
     dans le monde on peut voir cette vidéo. Je crois que les États-Unis sont vraiment en retard. Ce pays a fait un virage
     brutal à droite, par conséquent les arts ne comptent pas vraiment. Les Républicain estiment qu'il faut réduire les
     crédits pour l'éducation des enfants et la culture afin d'équilibrer le budget de l'État. Mais bon, je deviens politique
     là...

     Il n'y a pas de mal. Avec Robbie Kieger et Ray Manzarek vous avez sorti deux albums sous le nom des
     Doors après la mort de Jim Morrison.

     Nous ne voulions pas abandonner notre connivence musicale, sans pour autant prétendre remplacer Jim. Qui
     aurions-nous pu trouver pour enfiler ses pantalons de cuir ? (rires) Ray et Robbie ont donc essayé de chanter, ah,
     ah, ah. Au deuxième album, nous avons commencé à nous disputer et nous avons décidé qu'il était temps que
     chacun suive sa propre voie, notre figure de proue ayant fichu le camp.

     Et vous, vous vous êtes lancé dans une carrière d'acteur...

     Il m'était arrivé de jouer de la batterie pour des troupes de théâtre, du théâtre d'avant garde, notamment pour
     l'Actor's Gang que dirigeait l'acteur Tim Robbins avant qu'il ne soit célèbre. C'était super. Dans " Circa ", une autre
     pièce de Éduardo Pavlovsky, un dramaturge Argentin, le metteur en scène m'a invité à jouer de la batterie. Cette
     pièce traitait des relations entre un homme et une femme, il m'a alors convaincu de tenir le rôle principal avec ma
     femme, qui est actrice. Je me retrouvait donc batteur et acteur tout à la fois. Ma femme a voulu aussi jouer un peu
     de batterie pour équilibrer les dialogues. Je lui ai donné quelques leçons. C'est une pièce intéressante.

     Le premier album des Doors est sorti en 1967. Presque trente ans plus tard, le groupe a rejoué au
     Rock'n'Roll Hall Of Fame, et vous sonniez de manière incroyablement cohérente.

     Cette réunion est due à Eddie Vedder de Pearl Jam, il voulait chanter avec nous, c'était fantastique. On a joué
     Break On Through, Roadhouse Blues et Light My Fire. Ah ! quel pied !

     Dans votre biographie, Riders On The Storm, vous affirmez que " Strange Days " et " L.A. Woman "
     sont vos albums préférés. Lequel aimez-vous le moins ?

     " Waiting For The Sun ". Jim commençait son autodestruction, et j'étais dévasté. J'avais même décidé de quitter le
     groupe, mais je suis revenu le lendemain en studio, je ne pouvais me résoudre à abandonner la musique, ce chemin
     de vie que j'avais trouvé avec les Doors. Pourtant notre chanteur était en train de se détruire. Sur scène, il était
     grand, super. Mais cet album marquait sa descente. Il buvait sec, il était vraiment malade, c'était un alcoolique,
     c'était chez lui un problème biologique. Avec " Waiting For The Sun ", je ne suis toujours pas emballé par notre
     premier album, en revanche j'aime beaucoup le second, " Strange Days ", parce que nous étions plus à l'aise en
     studio et parce que nous expérimentions beaucoup. Chacun de nous avait déjà une bonne expérience musicale. À
     mes débuts, j'étais un mordu du jazz, je dénigrais même le rock'n'roll. Mais quand les Beatles ont débarqué, j'ai
     pensé : " Bon Dieu, c'est dingue ! ". Et tout doucement je me suis branché sur le rock, le blues et tout le toutim. Mais
     j'ai commencé par le jazz. J'avais donc cette expérience avant de rencontrer les Doors, et Jim avait lu tout ce que le
     monde compte comme livre, il savait jouer avec les mots. Lorsque j'ai rencontré Ray, nous avons parlé de Coltrane
     et de Miles, nous avions les même influences. Lorsque nous avons joué ensemble, le courant est passé
     instantanément. Récemment, je suis allé voir Elvin Jones, j'en ai profité pour lui donner mon livre. J'étais plutôt
     intimidé car le jazz c'est de l'art, et j'ai pensé qu'il aurait pris de haut le rock'n'roll. Je lui ai dit : " Dans ce chapitre,
     j'ai écrit que c'est vous qui avez influencé mon jeu de main. " Il a été si gentil que ça m'a profondément touché.
     C'était si on de pouvoir remercier quelqu'un. J'ai copié chacun de ses plans, j'étais capable de reproduire son style,
     bien que je n'aie jamais joué ainsi avec les Doors. Néanmoins mes racines sont là, Elvin m'a donné toute ma
     technique.

     C'est vrai que votre jeu était davantage basé sur un travail aux mains qu'aux pieds.

     Comme Mitch Mitchell, j'ai un jeu de mains très rapide, c'est à cause de l'influence de la vieille école jazz et bebop.
     Mes pieds ne sont pas aussi rapides. Lorsque le jazz fusion est arrivé, ça m'a tué : ces types " pédalaient " si vite !
     J'avais du boulot ! À la fin des 60's, Ginger Baker était le batteur numéro 1, et en plus un grand soliste. Il avait plus
     de technique que moi. Mais Dieu merci, la technique n'est pas tout. Je suis davantage un musicien accompagnateur,
     et Bruce Springteen m'a dit à la cérémonie du Hall of Fame que mon originalité résidait dans ma manière de gérer le
     silence. Comme dans The End où je balançais juste un coup de grosse caisse çà-et-là. Je ne sais pas comment
     expliquer mon style, je peux seulement dire que j'écoutais attentivement les paroles en essayant d'être musical.

     En somme, vous aviez déjà un don pour la dramaturgie...

     Oui, et pour jouer sur les dynamiques : jouer avec puissance puis soudain jouer très doucement. C'est ce qui me
     séduisait avec les Doors.

     Je suppose que vous devez appréciez un groupe comme Nirvana qui accentue aussi cet effet dynamique ?

     Oh oui, c'était un groupe merveilleux.

     Justement, quelle musique écoutez-vous aujourd'hui ?

     De tout, Pas trop de grunge ou de rap, mais je respecte et admire ces musiques et je suis heureux que ça existe. Je
     m'intéresse à la world music, je trouve fascinant que les pays anglo-saxons écoutent de la musique chantée dans
     d'autres langues, c'est plutôt sain. On peut capter l'essence d'une culture à travers sa musique, sans passer
     obligatoirement par l'expression littéraire.

     Les Doors n'ont jamais eu de bassiste sur scène, en revanche ce fut le cas en studio.

     Le synthétiseur Moog n'existait pas encore, mais Ray jouait du clavier basse Fender Rhodes. Nous avons pensé
     que ça sonnait bien et que nous pourrions nous passer ainsi du bassiste, c'était notre " différence ". Tout était bon
     pour être différent. Mais en studio le Fender Rhodes ne sonnait pas aussi bien. Pour le deuxième album, nous avons
     engagé différents bassistes, mais ils reprenaient exactement ce que Ray jouait sur scène.

     En concert, jouiez-vous différemment pour compenser l'absence de bassiste ?

     Jouer avec la main gauche de Ray au lieu d'un vrai bassiste était plutôt intéressant pour un batteur. J'ai dû travailler
     dur pour maintenir le même tempo que Ray. Lorsqu'il partait en solo avec sa main droite, il avait tendance à
     accélérer sa main gauche, et je devais le suivre. Mais d'un autre côté, s'il y avait eu un bassiste, il aurait joué plus de
     notes. J'avais donc davantage d'espace que je remplissais avec des commentaires percussifs et des accents en
     réponse au chant de Jim.

     Comment était accordée votre batterie ?

     Assez détendue et selon la grille d'accords du morceau. J'ai débuté la batterie alors que j'étais au lycée, dans la
     fanfare, ce qui m'a donné dès le départ une bonne idée de ce qu'était le jeu en groupe. Après j'ai joué dans toutes
     sortes de contextes : grands orchestres, groupes de bal, tout. J'avais de bonnes bases, cela m'a aidé à comprendre
     comment fonctionnait chaque instrument, comment régler les niveaux, l'égalisation, les effets. Ensuite, j'ai développé
     seul ce que certains décrivent comme " un style et un son unique ". J'aime que les peaux soient vraiment détendues,
     de vieilles peaux pourries. Écoutez Hello I Love You par exemple, on entend bien que les peaux sont vraiment
     vieilles, c'est ce qui donne toute sa personnalité au son de batterie dans cette chanson. Mais quand les peaux
     finissaient par me lâcher et que je devais en mettre des neuves, il me fallait supporter leur sonorité bien propre
     pendant plusieurs semaines, c'était horrible. Cela dit, je ne me préoccupais pas tellement de l'accord jusqu'à ce que
     je connaisse ma première expérience en studio.

     Parlez-nous de votre batterie de l'époque.

     Ma première batterie était une Gretsch, ensuite j'ai joué Ludwig pendant des années. Aujourd'hui j'ai une Pearl avec
     une caisse claire Ludwig.

     Avez-vous gardé la batterie avec laquelle vous avez fait votre première séance avec les Doors ?

     Non, il ne me reste que la caisse claire et le tom bass, et une de mes batterie décore le Hard Rock Hotel de Las
     Vegas (rires).

     L.A. Woman, de l'album du même nom, comporte une structure complexe avec des changements de
     rythmes et de tempos, cette chanson fut cependant enregistrée live en studio.

     À la base, il s'agissait de quelque chose de plus bluesy et nous avons essayé différents rythmes. Jim était dans une
     autre pièce, isolé de nous. Les albums précédents étaient bien plus structurés que celui-ci. Le premier album était
     assez live, puis nous avons essayé de faire notre " Sergent Pepper ". Pour " L.A. Woman ", notre dernier album
     (avec Jim Morrison NDR), nous ne voulions pas nous soucier de la technologie, nous avons donc décidé
     d'enregistrer en direct avec un 8 pistes. Le 16 pistes existait déjà, et nous l'avions utilisé pour l'album précédent,
     " Morrison Hotel ", mais nous voulions enregistrer " L.A. Woman " dans un studio de répétition, être relaxes, et
     produire nous-mêmes. Le résultat est brut avec beaucoup de feeling.

     Les Doors font partie de votre vie de tous les jours. Être un " ancien  Doors ", n'est-ce pas trop lourd à
     supporter parfois ?

     Oui et non. Ça me donne certainement la liberté d'écrire un roman. Mais il faut être digne de cet héritage. Par
     exemple, il y a eu un film intitulé Strange Days (titre d'un album des Doors NDR), que je n'ai pas vu mais dont j'ai
     seulement lu une critique. Bien qu'il soit réalisé par une femme, il s'agit d'un de ces films ultra violents qui prétendent
     dénoncer la violence. On y voit des viols et des meurtres, et vraiment, n'en a-t-on pas assez ? Alors, j'ai fait don à
     une association qui vient en aide aux victimes de violence de tout l'argent que j'ai reçu des droits d'auteurs du titre.
     J'ai pensé que mon karma ne serait pas propre si j'acceptais cet argent.

     Avez-vous d'autres projets en dehors de la musique, du théâtre et de la littérature ?

     En dehors de notre travail d'acteur, ma femme et moi sommes impliqués dans les " Men's Group's " (littéralement
     " groupe d'hommes " NDR, mouvement qui travaille sur la psychothérapie de groupe). Le but de ces groupes est de
     partager les sentiments. J'ai rencontré un type à une de ces conférences qui s'occupait d'un programme de
     réhabilitation dans une prison de Louisiane. L'administration pénitencière lui avait donnée la permission de distribuer
     des tambours aux prisonniers, j'ai trouvé ça génial. J'ai acheté une vingtaine de tambours et je les ai envoyés à la
     maison de correction de Baton Rouge, en Louisiane. Six mois plus tard, je m'y suis rendu avec ma femme, et nous
     avons passé un après-midi à jouer du tambour, à danser, à pleurer et à partager nos émotions avec les prisonniers.
     C'était incroyable. Ma femme a voulu filmer cette expérience, mais on ne nous y a pas autorisé. Le gardien était
     vraiment nerveux, il a pensé que ça ferait une mauvaise publicité à la prison alors que nous voulions simplement
     montrer que ce genre d'initiative est positive. Finalement, ces ateliers furent interdits...parce que ça marche. Ce
     programme de réhabilitation, appelé " Project Return ", continue néanmoins en dehors des prisons ; nous aidons les
     anciens taulards à obtenir des diplômes, nous les orientons, leur donnons des conseils. Lorsqu'ils se retrouvent
     dehors, leur famille ne savent pas les aider, ils ne trouvent pas de boulot parce qu'ils ont un casier judiciaire et que
     c'est " écrit sur leur front ". Ce programme est une manière de leur tendre la main. Il faut cependant qu'ils fassent un
     effort pour y participer. Les prisonniers avec qui nous avons travaillé sont moins enclins à récidiver : 4% contre 60%
     dans le reste du pays.

     Musicalement, quel genre de travail effectuez-vous ?

     Je leur enseigne des rythmes simples, puis nous jouons ensemble pendant 15 minutes. Après, nous formons comme
     une communauté, avec comme lien, le tambour, qui nous aide à communiquer instantanément nos émotions.
     Lorsqu'on joue ensemble, il se crée une véritable unité. Le Men's Movement m'a fait prendre conscience d'une
     chose : les cultures que nous appelons " primitives " pratiquaient des rites d'initiation durant la phase de
     l'adolescence. À 13 ans il était clair que vous deveniez désormais un homme, qu'il était temps de " partir à la
     chasse ". Ces rituels ne sont plus clairement définis dans notre société, et cela à pour effet qu'à 35 ou 40 ans nous ne
     comprenons toujours pas qui nous sommes. Mais attention, je ne veux pas avoir l'air d'un gourou !

     Votre autobiographie, Riders On The Storm, traite non seulement de votre vie avec les Doors mais aussi
     de choses plus intimes, d'une quête personnelle et de vos combats. Vous teniez un journal au cours de
     toutes ces années ?

     Non, tout m'est revenu en passant en revue mes souvenirs. Cela m'a pris un an pour l'écrire.

     Et le roman que vous écrivez actuellement, quel en est le sujet ?

     C'est en partie un droit de réponse au film d'Oliver Stone, The Doors. J'apprécie qu'Oliver ait essayé. Il a fait le
     Vietnam pendant que nous vivions notre aventure, c'était son fantasme de se mettre dans la peau de Jim alors qu'il
     croupissait dans un bunker au Vietnam. Je pense que ce film traite d'un artiste torturé, ce à quoi ressemble Oliver.
     Moi, je m'intéresse plutôt aux débuts des années 60, avant que tout ne devienne trop décadent. Il y avait à cette
     époque beaucoup d'espoir pour un changement social, et cela s'exprimait dans la rue. On pensait vraiment : " On va
     changer le monde ". Nous étions peut-être naïfs, mais le mouvement pour les droits civiques, le mouvement pour la
     paix et celui de la libération des femmes ont pris leurs racines à cette époque. Je suis fatigué par les gens qui ne
     retiennent des 60's que l'image de hippies camés. Cela dit, c'est vrai, nous nous défoncions et je n'essaie pas de
     redorer le blason d'un Jim Morrison auto destructeur ou n'importe qui d'autre. Jerry Garcia (le guitariste du Grateful
     Dead, mort en août 95 dans un centre de désintoxication NDR) est un bon exemple du meilleur et du pire que nous
     aient donné les 60's : c'était un être merveilleux, un esprit généreux, mais qui n'a pas su combattre les démons de la
     dépendance à la drogue. Alors c'est vrai, nous nous sommes brûlé les ailes, mais je n'ai pas le sentiment qu'un livre
     ou un film aient réellement témoigné de ce qui ce passait au milieu des années 60, de ce que nous appelions "  la
     guerre chez nous ". Il y a eu des films sur le Vietnam, des films importants, pourtant ce que nous vivions dans notre
     propre pays était aussi important : nous avons arrêté la guerre du Vietnam. Oui, le peuple a arrêté cette guerre ! Je
     m'intéresse donc à cette période et à tous ces héros anonymes et oubliés qui essayaient de faire changer les choses.
     Puissent-ils inspirer la génération des années 90. Voilà donc le sujet de mon livre, un sujet que je connais bien. Je ne
     veux pas et ne peux pas retourné retourner dans le passé. Personne ne le peut. Mais je suis un peu nostalgique de la
     passion qui nous animait à cette époque. C'est comme cette vieille question : " Si c'était à refaire, referiez-vous la
     même chose ? " Oui, parce que sinon je ne serais pas l'homme que je suis aujourd'hui. Nous sommes tous le produit
     de nos expériences, et je suis heureux aujourd'hui.

     En somme, depuis la rupture des Doors, vous avez intentionnellement recherché d'autres moyens
     d'expression à travers le théâtre et la littérature ?

     J'ai toujours respecté mon intuition. Nombreux sont ceux qui se seraient auto détruits après avoir connu la gloire
     telle que nous l'avons connue avec les Doors. Je me suis mis au théâtre par hasard, et alors je me suis dit : " Voilà
     qui va t'empêcher de déconner pour un bon moment. " J'ai réalisé que je suis un acteur ; que se soit dans une pièce
     de théâtre, derrière ma batterie ou à travers l'écriture d'un livre. C'est le processus créatif qui compte, pas le but à
     atteindre.

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