Chroniques d'un voyage en Russie (suite)

Novgorod, Marie et Jean-Pierre devant Ste-Sophie (Novgorod, Marie et Jean-Pierre devant la cathédrale Ste-Sophie)


(pour profiter au maximum du voyage, attendez patiemment l'éclosion des images et de la trame musicale)



8 juin, trajet de Leningrad à Moscou
Départ de Vibord pour Moscou. Le voyage est interminable, sur des routes boueuses, désertes et linéaires. Aux intersections des voies publiques, il y a toujours des soldats en poste pour contrôler le déplacement des personnes. A l'une de ces intersections, après une courte hésitation, nous empruntons la route de gauche qui nous semble la plus logique, pour atteindre Moscou. Par hasard dans le rétroviseur, j'aperçois les soldats en agitation, les bras en l'air et l'arme bien campée. Je fais marche arrière croyant avoir omis de m'arrêter pour un contrôle. Je m'étais effectivement trompé de route et m'engageais sur une route interdite qui m'aurait menée Dieu sait où, dans l'éternelle immensité de la plaine russe, violant ainsi et à quels risques, les stricts itinéraires pré-inscrits sur nos passeports.

Au départ de Montréal, ni Intourist ni les représentations diplomatiques n'ont fait les efforts nécessaires pour nous renseigner sur le pays, les routes, les distances comme s'ils étaient réticents à nous laisser circuler dans le pays en voiture. Nous avons du tracer nous-mêmes notre itinéraire, à-partir d'une carte du National Geographic, en présumant des distances à franchir et des difficultés du terrain. Ainsi, nous avons pu établir les points de chute de notre voyage au jour près, étapes qui étaient scrupuleusement consignées dans nos passeports respectifs.

Toute dérogation à cet itinéraire pouvait nous causer des ennuis, non pour le problème réel que cela représentait mais les embêtement bureaucratiques que nous aurions causés aux fonctionnaires qui devaient nous prendre en charge. Cela impliquait qu'ils auraient à prendre une décision sur une situation imprévue, chose qu'ils n'étaient ni habilités ni entraînés à faire. A quoi peut bien servir un fonctionnaire, qu'il soit capitaliste ou communiste, si ce n'est à faire respecter des normes préalablement établies, d'où la suggestion facilement compréhensible de remplacer ces êtres sans cervelle par de petites machines automatiques qui auraient au moins l'avantage d'être polies et accueillantes. Que le lecteur ne s'illusionne pas, un fonctionnaire de l'état québecois est aussi insolent et inutile qu'un fonctionnaire de ces ineffables pays d'obédience communiste.

L'approche de Moscou est interminable. Il y a 4 fois plus de camions que d'autos. Sur la route, on voit des camions en pannes ici et là. Le matériel routier est d'un autre âge et dans un état de décrépitude avancé. Nous voyons partout sur le bord de la route, des véhicules en réparation. Parmi eux, une bonne proportion de camions militaires. Les soviétiques qui sont très suspects vis-à-vis les étrangers en ce qui concerne le secret entourant leurs installations militaires et les infrastructures civiles ne réalisent pas qu'ils offrent en pâture la décrépitude de leurs équipements militaires, immobilisés sur le bord des routes. Mais je me mets à penser que les américains pourraient perdre une guerre à attendre leur intendance pendant que les conducteurs de chars russes sauraient réparer avec les moyens du bord, leurs véhicules en panne.

(Moscou, la Place Rouge, le mausolée de Lénine)
Moscou, la place rouge

Moscou, le 8 juin.
L'encombrement de Moscou est incomparable à ce que nous imaginions en circulant à la campagne. Le Leningrad Prospect nous amène droit au centre de Moscou sur la Place Rouge. Nous visitons rapidement le centre-ville en bivouaquant avec le campeur autour de la Place rouge où se situent les hôtels, les boutiques et autres installations de qualité européenne. Nous visitons le Kremlin, le magasin Gum rempli d'une foule compacte et pleine de produits peu attirants. On pense que cet espace pourrait être agréablement aménagé dans une société basée sur le marché libre. Ici, c'est la banalité qui règne en maître. Les moscovites semblent se priver de rien, c'est la loi de l'abondance comme chez-nous. Les produits ne sont pas présentés avec goût mais semblent de qualité à l'exception de la viande qui est peu appétissante.

(Moscou, la cathédrale Saint-Nicolas sur la Place rouge)
Moscou, monument aux travailleurs Tout ce monde mange, s'habille, s'amuse, comme chez les capitalistes d'en face ou d'outre-Atlantique. Personne ici, ne semble réaliser que les choses se passent ou pourraient se passer différemment quelque part ailleurs dans le monde. Nous ne sommes plus à Leningrad, les ondes hertziennes ne pénètrent que très difficilement le rideau de fer pour atteindre la Russie profonde. A Moscou, nous ne passons pas inaperçus. Les vendeurs sont à l'affût, et plutôt que de faire de "grosses affaires" avec nous, ils s'en tirent pour un long dialogue qui s'avère d'un grand intérêt pour les deux parties. Tiens, ce ne sont déjà plus des fonctionnaires, heureuse découverte.

Durant une longue marche autour du Kremlin sur les sentiers qui bordent le Kremlevskaya près des rives de la Mokva, nous échangeons dix dollars pour 30 roubles avec un jeune moscovite. Nous réalisons plus tard que cette opération très risquée, ne nous sera pas bénéfique puisqu'il nous sera presque impossible de justifier de bonnes raisons pour les dépenser. Les choses à faire, ou à manger sont rares et de peu d'intérêt. Les événements ou spectacles (Bolchoi) que nous voudrions voir affichent complets.

(Moscou, magasin Gum)
Moscou, le magasin Gum

Moscou le 9 juin.
Ce matin, nous stationnons le campeur en face de l'Hôtel National près des bureaux d'Intourist, qui a une vue sur la Place Rouge, le Kremlin, la basilique St-Basil. Un moscovite nous aborde. Nous dialoguons longtemps avant d'en venir à l'objet du dialogue qui est l'échange d'argent. J'essaie de connaître de mon interlocuteur les débouchés usuels de ces dollars. Avec la complicité de diplomates ou d'employés des représentations diplomatiques, ils peuvent s'acheter dans les magasins européens, des produits de qualité européenne accessibles aux seuls ressortissants étrangers. Le jeune homme, un géorgien musulman, porte les russes et le système économique du pays en aversion. Il nous dit qu'il est connu de la police comme trafiquant et elle n'attend que le moment propice pour le coffrer. Nous sommes un peu inconfortables d'être en sa compagnie alors que nous savons qu'il est impliqué dans des activités louches. Nous apprenons que les géorgiens, ces anarchistes futés reconnaissent les voitures des agents de la police secrète à la présence de deux conduits d'échappement au lieu d'un.

(Moscou, le Kremlin)
Moscou, le Kremlin A peine parti, un autre homme plus âgé nous aborde. C'est un nostalgique qui regrette les bistrots, les cafés, les restaurants, les tavernes qui s'alignaient autrefois là devant nous, le long de la Place Rouge et qui ont été démolis par les incultes gestionnaires de la révolution. Pour remplacer ces lieux d'expression de la vie urbaine, une mer d'asphalte et des lignes blanches qui canalisent une population endoctrinée vers le mausolée du Père de la révolution. Bien que ce système politique ait éliminé la misère et apporté une certaine abondance, l'austérité héritée de la bureaucratie Rouge ne sied guère à l'esprit de ce peuple exhubérant.

(Moscou, la tour de la télévision)
Moscou, la tour de Télévision Partout, les gens font la queue, devant les kiosques, les restaurants, les comptoirs de kvas, devant les musées, le mausolée de Lénine, qui rappelle les lentes processions à l'oratoire Saint-Joseph de Montréal. Tous les signes ostentatoires de la foi orthodoxe qui ont marqué la tradition russe et qui sont repris ici par la nouvelle religion d'état, dont Saint-Lénine est devenu le nouvel objet de la crédulité populaire.

(Moscou, le couvent Novorovichy)
Moscou, couvent Novorovichy

Novorovichy le 9 juin.
Nous visitons Novorovichy, l'église orthodoxe injustement appelée musée pour cacher le fait qu'il s'y pratique encore une foi presque moyenâgeuse qui aura traversé la plus implacable des révolutions, la révolution bolchevique. On a l'impression de découvrir une foi secrète, enfouie dans les catacombes comme au temps des premiers chrétiens. L'église est remplie de vieilles dames que le régime communiste n'aura pas réussi à ébranler dans leur foi. L'atmosphère ressemble aux représentations du cinéma historique russe. Nous avons l'impression de traverser le temps et bien que nous soyons incongrus dans ce décor d'un autre âge, nous passons inaperçus comme si nous étions invisibles.

(Moscou, le couvent Novorovichy)
Moscou, couvent Novorovichy Nous prenons la route de Zagorst, en direction de la rivière Volga à destination des anciens monastères hortodoxes. Nos passeports ne portent malheureusement pas l'indication du nom de ces destinations. Nous sommes arrêtés à un barrage policier. Nous discutons avec emphase en utilisant l'appellation Musée pour forcer les jeunes soldats à nous laisser passer. Nous sommes tellement insistants qu'ils nous laissent partir en s'assurant bien du regard que personne d'entre eux n'est responsable de l'initiative très peu soviétique d'avoir pris une décision hors norme.

Au monastère de la Trinité Saint-Serbe, l'église est remplie de pieuses vieilles dames, de pauvres, d'infirmes. Les moines et leurs assistants ont une attitude hautaine et méprisante pour les assistants qui quémandent leur bénédiction, ils s'exécutent sans leur porter le moindre regard, sans s'arrêter de marcher et en les repoussant. On sent que cela devait être ainsi durant l'époque tsariste. La révolution bien intentionnée, n'aura fait que remplacer par une autre, cette foi autocratique.

Nous roulons jusqu'à Rostov pour retrouver les monuments de l'ancienne Russie et revenons bredouille faute d'information à ce sujet. Puis nous revenons sur Moscou, et sommes arrêtés à plusieurs occasions par les milices. On a l'impression d'être surveillés. Dès que nous passons une guérite, le soldat de service entre dans la guérite pour passer un coup de fil. Nos allées et venues semblent contrôlées. C'est ainsi pour la population qui ne peut se déplacer d'un territoire à un autre sans un papier officiel formalisant ces déplacements.

L'état providence. L'état qui connaît tout de vous. L'état qui vous protège, qui vous nourrit, l'état qui veille sur vous, l'état qui protège la veuve, l'orphelin, l'infirme et qui vous rend infirme, orphelin, veuf si vous ne l'êtes pas déjà. C'est bien là le rêve de l'Occident aveugle, de mon pays, des pays d'Europe, exposé ici dans toute sa magnificence, l'État providence, le Ciel bureaucratique, réglementé, paterné, materné..... emprisonné.

Kurst le 12 juin.
Départ définitif de Moscou. La pluie nous accompagne durant tout le trajet. La pluie transforme les accotements en mer de boue glissante. Impossible de s'y aventurer sans faire la culbute. Plusieurs camions reposent sur le dos, vaincus comme les troupes de Napoléon et d'Hitler durant leurs tentatives d'invasion du pays. Sur ces routes longues et sans intérêt, la radio laisse parfois filtrer, les bribes lointaines et perturbées par les décharges électriques, des musiques du merveilleux folklore russe. Ce sont les seuls rappels de l'exotisme de ce pays du bout du monde qui tente d'effacer son passé.

Kharkov, le 13 juin.
Sur la route de Kharkov, nous croisons un camion-campeur identique au nôtre et nous nous arrêtons. C'est un couple de Vancouver que nous avons connu sur le camping du Bois de Boulogne à Paris. Ils sont dans un état de panique avancé et ils nous racontent leur aventure. Au camping de Kharkov, ils se sont disputés avec de jeunes universitaires ukrainiens sur la valeur respective des deux systèmes politiques. Deux parties bien endoctrinées dans leur foi respective, ils n'ont pu s'entendre. Ils ont été mandatés aux bureaux de l'Intourist suite à une dénonciation des jeunes, questionnés et suivis par des voitures suspectes dans les rues de Kharkov. Ils nous demandent avec insistance, malgré nos tentatives d'apaisement, de signaler leur présence aux autorités canadiennes dès notre retour en occident au cas où il leur arriverait un pépin.

Nous acquiesçons à cette demande non sans leur faire les remontrances méritées sur leur indélicatesse et leur prosélytisme primaire. Lorsqu'on visite un pays, c'est bien pour y découvrir la différence. J'ai remarqué que les anglos ont cette tendance fâcheuse à vouloir convertir les autres peuples à leur mode de vie ce qui les rapproche en ce sens de l'attitude des bolcheviques. Leur rêve d'une planète anglo-saxonne n'est pas plus souhaitable qu'une Internationale socialiste. Dans les accessoires de nos amis de Vancouver, je note la présence d'un livre écrit par un célèbre auteur anticommuniste américain et je m'étonne de l'effet que peut avoir cette indélicatesse sur des hôtes sincères.

A Kharkov, ville ukrainienne, nous rencontrons le représentant d'Intourist, un jeune universitaire qui parle français. Nous supposons qu'il est l'un des dénonciateurs de nos concitoyens de Vancouver. Sa grande délicatesse nous convainc que les canadiens ont sûrement péché par excès de prosélytisme. Durant tout le temps que nous serons ensembles, il n'y aura aucun propos politique d'échangé, que des conversations banales entre de nouveaux amis qui auront d'ailleurs beaucoup de regret à se quitter.

(Kiev, monument)
Moscou, Kiev, monument

Kiev le 15 juin
Après des heures d'attente pour la remise de nos passeports, nous prenons la route de Kiev. La route est détournée par des travaux et nous nous retrouvons le long d'immenses cultures communautaires qui s'allongent à l'infini. Des jets d'eau fusent de partout, des canalisations en surface. Les terrains sont parsemés de prises d'eau souterraines. Sur l'un de ces champs, une immense structure de la dimension et de la forme d'un pont, se déplace sur des rails et arrose les cultures. Cette installation qui pourrait facilement franchir la rivière Richelieu, est hors de proportion. Un décision bureaucratique qui nous rappelle l'irrationalité de certains investissements étatiques qu'ils soient d'ici ou de chez nous.

(Kiev, monastère Ste-Sophie)
Kiev, Ste-Sophie Kiev est impressionnante. C'est un peu le cachet de Paris, en moins agité. La visite des catacombes nous laisse pantois. La nuit les villes sont belles, elles savent cacher leurs défauts. Le mauvais goût gît sous l'ombre, que nous découvrons le jour. Dans la rue, nous sommes abordés par des jeunes. Une jeune fille, Sophie qui parle français, son ami Yura et un autre jeune homme. Nous marchons ensembles et leur faisons visiter notre palais sur roues.

(Kiev, monastère Ste-Sophie)
Kiev, Ste-Sophie Puis nous nous dirigeons le long du Dnepr pour trinquer le vin du pays. Charmante soirée, charmants compagnons. On y apprend que la langue d'usage à l'Université est le russe et non l'ukrainien et que l'université est occupée par des étudiants venus de tous les pays du bloc soviétique et peu d'ukrainiens. On voit là la belle tendance des états fédérés à supprimer les cultures locales au profit d'une banale uniformité culturelle. Et puis après, les anglos-canadiens ne rêvent-t-ils pas aussi de cette belle uniformité linguistique!

(Odessa, l'escalier Potempkine)
Odessa, escalier Potempkine

Odessa le 17 juin .
En route pour Odessa sur la Mer Noire, nous traversons les immenses steppes cultivées de l'Ukraine. Dans Odessa, nous roulons pendant des heures, tournons en rond pour retrouver le camping, le centreville et les bureaux d'Intourist.

Nous n'apercevrons jamais la mer durant tout ce temps. La ville nous déçoit, croyant découvrir un site avec un panorama impressionnant sur la mer Noire. Le lendemain, nous découvrons l'escalier Potempkine immortalisé par le film d'Henschestein, le centre-ville, la rue Riguyascaya, nous nous sentons maintenant plus confortables que la veille. Au camping d'Odessa, nous faisons connaissance avec Sacha, un jeune homme de mère française et de père russe. Un drôle de zig qui ressemble à Charles Trenet. Il nous tiendra compagnie durant notre séjour au camp. Une journée de plage, une promenade en bateau sur la mer noire avec son amie ukrainienne et du marchandage sur la plage pour l'achat d'une matriaska. Des moments de pure paix avec des amis d'un jour.

Entrée en Roumanie, le 19 juin 1968
Départ d'Ukraine en direction de la Roumanie que nous atteindrons par le poste frontière d'Iasi en Moldavie. Au poste frontière roumain, on nous oblige au lavage complet de l'auto pour la débarrasser des microbes de l'Union Soviétique. Cette formalité n'a pas de signification politique bien qu'elle en ait l'apparence à nos yeux après ce court et instructif "voyage au bout de la nuit socialiste".

Note: Depuis, nous sommes retournés à Moscou, à Saint-Pétersbourg et jusqu'en Ouzbékistan. Nous ferons un compte-rendu de ce voyage effectué en l'an 2000, soit 30 ans après notre premier voyage en Union Soviétique.

Marco Polo ou le voyage imaginaire (Voyages et photos de l'auteur, 1968) © 1997 Jean-Pierre Lapointe


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