Parsifal à Bayreuth

La création de Parsifal à Bayreuth,
par Richard Wagner

 

Comme les kermesses ont conservé leur vogue et leur attrait grâce surtout aux " banquets de kermesse " qui en tirent leur nom, j'ai cru qu'il était de mon devoir de ne présenter au public d'opéra de nos jours la signification mystique de l'agape de mes chevaliers du Graal, qu'en supposant, cette fois, au théâtre des festivals scéniques un caractère particulièrement sacré pour la représentation d'une action aussi sublime.

Des juifs convertis - dont les chrétiens m'ont assuré que c'étaient les plus intolérants des catholiques - ont fait mine d'on être scandalisés, mais je n'ai pas eu besoin de donner des explications à tous ceux qui, l'été dernier, se sont réunis autour de moi à l'occasion de la représentation de mon œuvre. Ceux qui ont été à même de comprendre avec moi, l'esprit et l'œil lucides, tout ce qui s'est passé entre les murs de ce Festspielhaus, au cours de ces deux mois, et le caractère de cette activité, productive et réceptive à la fois, n'ont pu y voir autre chose que l'effet d'une bénédiction qui, sans aucune sollicitation, se répandait libéralement sur toute chose. Des gens de théâtre expérimentés me demandaient quel était le gouvernement dont la puissance, organisée sans doute jusque dans le plus petit détail et capable de répondre aux moindres exigences, guidait l'exécution si étonnante de précision de toute cette vie scénique, musicale et dramatique sur, sous, derrière, devant la scène; je répondis avec bonne humeur que c'était l'effet de l'anarchie, qui permettait à chacun de faire ce qu'il voulait, c'est-à-dire ce qu'il devait. Certes, il en fut ainsi : chacun avait compris l'ensemble et le but de l'effet que cet ensemble devait produire. Personne ne croyait avoir trop à faire, personne ne se plaignait d'être négligé. A tous, le succès importait plus que les applaudissements, - que l'on ne toléra pas de la part du public sous la forme habituelle, car on les considérait comme un sujet de trouble; par contre, la sympathie persévérante de nos spectateurs nous fit plaisir, parce qu'elle témoignait que nous ne nous étions pas trompés sur la valeur de ce que nous avions fait. Nous ignorions la fatigue, quoique le temps fut constamment lourd et pluvieux, ce qui influait sur notre humeur; mais à peine étions-nous rendus au théâtre pour nous mettre à l'œuvre, que toute dépression disparaissait. L'auteur de toutes ces peines, il est vrai, se sentait parfois attristé à l'idée d'être la cause de tant de fatigues, dont il avait dû nécessairement charger ses amicaux collaborateurs; mais l'assurance de la plus sereine assiduité, que tous lui apportèrent toujours, écartait vite tout sentiment déprimant.

Aussi fut-il possible d'éviter toutes disputes de préséance entre les six cantatrices, (interprètes) de soi-disant grands rôles, chargées d'être les coryphées anonymes des magiques Filles-Fleurs de Klingsor, et qui acceptèrent en retour, avec l'empressement le plus joyeux, de chanter les premiers rôles. Certes, s'il avait fallu un exemple pour les interprètes des premiers rôles, l'unité artistique dans cette interprétation des Filles-Fleurs le leur eût donné. Ce furent elles qui, tout d'abord, remplirent une des tâches les plus importantes que j'avais à proposer comme étant le premier fondement du succès de leur interprétation : l'accent passionné, produit du chant d'opéra actuel, que les artistes lyriques de nos théâtres se sont approprié et qui brise généralement toute ligne mélodique, sans aucun discernement. Cet accent passionné devait absolument disparaître ici. Je fus compris tout de suite de nos amies, et aussitôt, leur manière de chanter leurs mélodies enjôleuses prit ce ton enfantin et naïf qui toucha les cœurs par sa douceur ineffable, et dont l'élément d'excitante séduction sensuelle, qu'on prétendait, de certains côtés, que le compositeur y avait mis, en resta entièrement banni. Je ne crois pas que pareil charme, si gracieux et innocent, eût jamais été produit, ni par le chant ni par la représentation, comme firent nos amies artistes dans cette scène de Parsifal.

Au cours des répétitions et des représentations, ce qui agit comme un charme et devint le plus grand souci de chacune, ce fui de pénétrer d'un sentiment sacré l'ensemble de ce festival scénique. On verra tout à l'heure quelles exigences inaccoutumées, au point de vue du style, durent être satisfaites en plusieurs passages du drame où le ton passionné, âpre, sauvage même, qu'il fallait exprimer ne pouvait pas mentir à son véritable caractère. On peut s'imaginer les difficultés qu'eurent à surmonter les interprètes des premiers râles. Tout d'abord, il fallait que régnât la plus grande netteté, surtout dans les paroles : car une phrase passionnée produit toujours un effet déconcertant et désagréable, lorsque son sens logique reste incompris; pour que nous la comprenions sans peine, il faut donc que la plus petite particule des mots puisse être perçue : un préfixe omis, au une syllabe finale mangée, une conjonction mal prononcée détruisent nécessairement l'intelligibilité indispensable. Cette même négligence passe immédiatement à la mélodie dans laquelle, dès que les particules musicales disparaissent, il ne reste que des accents isolés ; de sorte que dans une phrase passionnée comme celle-là, on finit par ne plus entendre que de petits gloussements, produisant sur nous un effet singulier, ridicule même, surtout quand l'auditeur est assez éloigné : il lui arrive alors de ne rien entendre du tout des particules de liaison. C'est pourquoi j'avais recommandé à mes collaborateurs, il y a six ans, de préférer les " petites " notes aux " grandes ", au bénéfice précisément de cette netteté sans laquelle le drame aussi bien que la musique, la déclamation aussi bien que la mélodie, demeurent inintelligibles. Tout cela était sacrifié avec l'affectation maniérée et triviale de l'opéra, qui, appliquée à mes mélodies dramatiques, a produit, dans l'esprit de notre opinion musicale soi-disant " publique ", une confusion que nous ne pouvons guère expliquer autrement que par cette intelligibilité exigée si rigoureusement par moi; mais, pour l'obtenir, il fallait se défaire entièrement de toute cette fausse affectation, qu'exige le style que je blâme.

Les éclats de la passion la plus douloureuse, au delà de toute mesure, qui sont la partie essentielle d'un sujet profondément tragique, ne peuvent produire leur effet émouvant que si l'on considère cette mesure exagérée comme une loi de la manifestation du sentiment. Nous croyons pouvoir observer au mieux cette mesure au moyen d'une rage économie dans l'emploi de la respiration et des gestes. Au cours de nos exercices, nous comprîmes qu'il fallait éviter le moindre gaspillage de la respiration, dont nous nous étions rendus si souvent coupables dans le chant d'opéra, et nous reconnûmes bientôt qu'une seule respiration bien répartie peut donner son sens mélodique exact et logique à toute une phrase musicale, en lui conservant sa cohésion. Il va de soi que cette prudente retenue et distribution de la force de la respiration, nous facilitait l'obligation de rendre leurs droits aux " petites " notes, généralement basses, qui formant les particules de liaison importantes, dans le discours comme dans la mélodie, parce que, en évitant de gaspiller inutilement la respiration sur les notes aiguës, qui ressortent d'elles-mêmes, nous ne perdions pas la force de la respiration pour conserver à la phrase entière son unité. Ainsi nous réussîmes à tenir sans interruption de longues lignes mélodiques, bien que des accents des plus expressifs en modifiassent les colorations avec la plus grande variété ; un exemple frappant, que je rappelle à mes auditeurs, fera saisir ce que je viens de dire : c'est le long monologue de Kundry narrant les infortunes de Herzeleide, au second acte, et la description de l'Enchantement du Vendredi Saint par Gurnemanz, au troisième acte.

En parfait accord avec les avantages que procure, pour l'intelligibilité de la mélodie dramatique, cet emploi judicieux de la respiration, se révélait la nécessité d'ennoblir également les gestes plastiques, en les modérant sagement. Ces cris affectés, presque exclusivement usités jusqu'ici dans le style d'opéra, étaient toujours accompagnés de gestes violents des bras, que les acteurs s'étaient habitués à réitérer avec une telle régularité qu'ils perdaient toute signification et finissaient par produire sur le spectateur l'effet d'un ridicule jeu d'automates. Certes, il ne faut pas juger une représentation dramatique, surtout lorsqu'elle est élevée par la musique dans la sphère du pathos idéal, selon les lois de la bienséance conventionnelle de notre société; là, ce n'est plus la bienséance qui règne, mais la grâce d'un sentiment naturel dans sa naïveté Suprême. De nos jours, l'acteur dramatique ne se promet plus d'effet profond du simple jeu de sa physionomie, parce que, dans nos théâtres, le grand éloignement où il est du spectateur l'en empêche, et le visage du personnage qu'il se fait pour se garantir de la pâle lumière de la scène ne lui permet de produire de l'effet dans son rôle que grâce au visage artificiel qu'il a appelé à son aide; mais il ne peut guère compter sur l'effet que produirait l'émotion des forces intimes de son âme. Tout cela est remplacé dans le drame musical par l'expression claire et immédiate du jeu sonore de l'harmonie, qui produit un effet bien plus certain, plus persuasif, et tel qu'aucune mimique ne saurait en produire, et c'est pourquoi la mélodie dramatique, bien déclamée, jouée ou chantée, produira toujours des effets plus profonds et plus nobles que le discours le mieux étudié du pantomime le plus habile, dès l'instant qu'elle renoncera aux moyens artificiels qui sont l'unique secours de celui-ci.

D'ailleurs le chanteur semble être, bien mieux que l'acteur, averti des mouvements plastiques de son corps; et surtout de ses bras qui expriment si éloquemment ses sentiments; mais, même dans l'emploi de ces mouvements, nous eûmes toujours à nous soumettre aux mêmes lois, qui prescrivent de respecter également les particules de la mélodie et ses accents forts. Alors que, dans l'opéra moderne, nous nous étions accoutumés à nous démener comme si nous appelions au secours, les bras largement déployés, nous avons trouvé qu'une semi-élévation du bras, voire un simple mouvement caractéristique de la main, de la tête, suffisait parfaitement à souligner un sentiment qui prend de l'importance; car tout sentiment puissant, manifesté d'une manière très forte, ne produit son effet d'émotion que si, longuement réprimé, il éclate comme sous l'impulsion d'une force de la nature.

Si le chanteur - qui, avant tout, doit apporter l'attention le plus soutenue à vaincre les difficultés dont nous venons de parler, de sa tâche purement musicale - se fie à une pratique irréfléchie de la routine, pour marcher et s'arrêter, nous reconnûmes bientôt combien une sage économie des pas et des arrêts pouvait élever notre style dramatique au-dessus de celui de l'opéra ordinaire.

Dans l'ancien opéra, le morceau capital, à vrai dire, était l'air monologué, et le chanteur s'était habitué à le chanter en le jetant en quelque sorte à la face du public; cette nécessité apparente fit admettre que, dans les duos, trios, et même dans les grands morceaux appelés " ensembles ", chacun, pour sa part, dut régaler le public, en prenant la même attitude, c'est-à-dire en chantant de son mieux sa partie à la salle. Comme il était tout à fait impossible de se mouvoir, on se mit à faire presque sans arrêt des gestes qui devaient nécessairement nous paraître faux, ridicules même. Or, si, dans le véritable drame musical, le dialogue, avec tous ses développements, est devenu la base de toute vie dramatique, et si le chanteur n'a plus rien à dire au public, mais seulement à son interlocuteur, il nous parut évident que toute vérité devait disparaître du discours passionné de deux acteurs chantant un duo en se tenant debout l'un à côté de l'autre, ou bien, en effet, tous deux, pendant le dialogue, devaient faire, en se tournant vers le public, les questions et les réponses qu'ils s'adressent mutuellement - ou bien ils étaient obligés de se tenir de profil, ce qui les dérobait à demi au public et portait préjudice à l'intelligence des paroles et de l'action. Pour varier cette position, on eut donc l'idée de faire passer les deux interlocuteurs d'un côté de la scène à l'autre, pendant un interlude d'orchestre, et échanger ainsi leurs places primitives.

Or, nous étant rendu compte que c'est la vivacité même du dialogue qui commande les changements de place les plus convenables, nous avions trouvé que les accents plus émus de la fin d'une phrase ou d'un discours faisaient faire au chanteur un mouvement en avant d'un pas environ et l'obligeaient à se montrer à moitié de dos au public, tout en regardant fixement l'autre acteur; il se trouvait alors face à face avec son interlocuteur, pourvu que celui-ci reculât aussi d'un pas environ en commençant sa réplique, c'est-à-dire dans une position telle, que, sans se détourner du public, il n'adressât ses paroles qu'à son partenaire, debout à ses côtés, mais devant lui.

De cette façon et Par d'autres procédés analogues, nous pûmes conserver sur la scène une vie attrayante, qui ne s'arrêtait jamais complètement, ces procédés nous permettant d'exprimer les sentiments plus graves comme les plus gracieux et amusants, et qui donnent au drame la valeur d'une action réelle.

Ces beaux résultats ne pouvaient être obtenus cependant qu'avec le concours des talents particuliers de tous les artistes, et il est certain qu'ils auraient presque été impossibles avec les seules dispositions et conventions techniques indiquées tout à l'heure si, de part et d'autre, l'élément scénico-musical n'y avait pas participé avec une égale efficacité.

Au point de vue de la mise en scène, nous nous étions aussi préoccupés sérieusement de l'ordonnance exacte des costumes et des décors. Il fallut trouver bien des choses qui ne semblaient pas nécessaires à ceux qui s'étaient accoutumés à ce que tous les effets d'opéra ressortissent à la pompe extérieure. Lorsqu'il s'agit d'inventer un costume pour les Filles-Fleurs enchanteresses de Klingsor, nous ne trouvâmes que des projets tirés de ballets ou de mascarades -. c'étaient notamment les bals costumés de cour qui avaient inspiré à nos artistes les plus doués de talent une certaine volupté dans l'invention de costumes conventionnels, nullement conformes à nos vues, notre but ne pouvant être atteint qu'en visant à une simplicité idéale. Ces costumes devaient même s'harmoniser avec le jardin enchanté de Klingsor, et ce ne fut qu'après de nombreux tâtonnements que nous pûmes nous féliciter d'avoir trouvé la motif exact convenant à ces irréelles créatures fleuries : celles-ci devant nous représenter des femmes vivantes, nées selon la nature, mais par les enchantements de Flore. Avec deux de ces calices qui ornent le jardin aux floraisons luxuriantes, nous composâmes le vêtement de l'enchanteresse Fille-Fleur qui, pour parfaire sa parure, devait se coiffer de quelques énormes fleurs bariolées, arrachées avec une brusquerie enfantine; ainsi l'on se conformait à l'esprit de cette représentation où il fallait oublier toutes les conventions du ballet d'opéra.

Si nous nous étions efforcés de donner la dignité la plus solennelle et sacrée au château du Graal, et si nous n'avions pris pour modèles que des monuments des plus nobles de l'art chrétien, nous ne voulions pas cependant que cette magnificence d'un sanctuaire divin se reflétât sur les vêlements des chevaliers du Graal eux-mêmes; ce fut donc une noble simplicité monastico-chevaleresque qui revêtit ces hommes d'une gravité pittoresque, mais émouvant le cœur. Quant à l'importance qu'il fallait donner au roi de cette chevalerie, nous l'avons cherchée dans la signification primitive du mot " roi ", c'est-à-dire chef de la race qui fut choisie pour garder le Graal ; rien ne devait le distinguer des autres chevaliers, sauf l'importance mystique des hautes fonctions qui ne pouvaient être remplies que par lui seul, et ses longues souffrances incomprises.

Pour les funérailles du roi Titurel, on nous avait proposé un catafalque pompeux d'où retombaient de longues draperies de velours noir; le mort lui- même était vêtu d'un habit de parade, avec la couronne et le sceptre, à pou près comme un représentait le roi de Thulé buvant pour la dernière fois. Mais nous laissâmes cet effet grandiose à un opéra à venir, et nous nous contentâmes de maintenir notre principe général d'une solennelle simplicité.

Sur un seul point, nous eûmes, pour cette fois, une concession pénible à faire. Par suite d'une erreur de calcul, que nous ne nous sommes pas encore expliquée, l'homme de grand talent auquel je devais toute la mise en scène du Parsifal, comme auparavant celle des pièces des Nibelungen, - il nous fut enlevé par une mort subite, avant l'achèvement de son œuvre - , s'était trompé de moitié en calculant le temps, prescrit par l'action dramatique, que mettrait à se dérouler le décor dit " mouvant " des premier et troisième actes. Pour l'action elle-même, le déploiement d'un décor à transformation n'avait d'autre intérêt que de produire un effet pittoresque et décoratif, si artistiquement fût-il exécuté ; mais, sous l'impression de la musique accompagnant ce décor mobile, nous devions être guidés, comme dans le ravissement du rêve, et seulement par degrés insensibles, à travers les chemins " sans piste ", vers le bourg du Graal; ainsi, à la fois, la légendaire impossibilité pour le non prédestiné de trouver ces chemins passait dans le domaine de la représentation dramatique. Lorsque nous découvrîmes l'accident, trop tard pour modifier comme il eût fallu une machinerie extrêmement compliquée, il fut constaté que le passage du décor devrait être diminué de moitié; pour cette fois, je dus m'arranger en faisant non seulement reprendre en entier l'interlude d'orchestre, mais encore en élargissant le tempo par des ralentissements indispensables. Ce fut pour nous tous une impression pénible, car l'œuvre décorative en elle-même qui nous avait été présentée était si parfaitement réussie que le spectateur, fasciné par elle, crut devoir fermer les yeux sur l'expédient employé. Mais si nous reconnûmes tous immédiatement, pour le troisième acte, le danger d'obtenir un mauvais effet par ce même expédient, - bien que le décor eût été exécuté par les artistes de toute autre façon qu'au premier acte et peut-être avec plus de charme encore au point de vue décoratif, - ce danger devait être évité au moyen d'une suppression totale (car, ici non plus, on ne pouvait rien réduire); nous eûmes ainsi l'occasion d'admirer l'action qu'exerçait le caractère sacré de notre œuvre d'art sur tous nos collaborateurs : les artistes aimables et doués du plus grand talent, auteurs de ces décors qui auraient constitué le plus grand attrait de toute autre représentation dramatique, se soumirent, sans en éprouver aucun froissement, aux dispositions arrêtées ; en abandonnera complète- ment ce second décor " mouvant " et, à sa place, le rideau de scène fermé dissimula pendant un long temps le tableau. Ils en prirent volontiers leur parti et consentirent, pour les représentations de l'année prochaine, à réduire de moitié le premier décor et à refaire le second de façon à éviter la fatigue et la distraction par l'attente du changement de décor, et à empêcher d'interrompre l'action en faisant fermer le rideau.

Dans ce domaine de ce que je Pourrais dénommer la " dramaturgie scénique ", que nous venons d'aborder, j'eus la grande chance, pour faire parfaitement comprendre ce que je disais et ce que je désirais, d'avoir comme collaborateur le fils de l'ami si cruellement enlevé soudain, homme remarquable auquel échut presque exclusivement l'installation de notre Bühnenfesftpielheus et de sa machinerie. L'expérience extraordinaire de son père s'exprimait, dans l'activité de ce jeune homme, avec une parfaite conscience du but idéal auquel devaient concourir toutes ses connaissances pratiques et sa virtuosité technique, fruits de cette expérience, et je me pris à désirer trouver son pareil, dans le domaine de la dramaturgie musicale, sur qui je me déchargerais des fonctions pénibles que j'ai assumées à mai seul jusqu'à présent. Tout, hélas ! est encore si neuf en cette partie, si caché et dénaturé par une routine funeste qui s'étend sur tout, pour être utile à mon but, que des expériences comme celles que nous avons faites, en commun cette fois, en répétant le Parsifal, ne peuvent être comparées qu'à l'effet de la respiration au sortir du chaos, ou de la lueur qui éclaterait dans l'obscurité. Là encore, ce n'était pas l'expérience qui pouvait nous aider à comprendre rapidement, mais c'était l'enthousiasme créateur - le caractère sacré - qui faisait surgir de la tâche accomplie une conscience appliquée et méticuleuse. Cela se manifesta surtout dans la suite des représentations : la perfection ne s'en affaiblit pas, comme c'est le cas au cours des représentations théâtrales ordinaires, lorsque l'enthousiasme du début tiédit; elle s'accrut visiblement au contraire. On put constater la même chose dans les éléments musico-scéniques, et surtout dans la collaboration purement musicale de l'orchestre, d'une importance si décisive. J'avais là des amis intelligents et dévoués, qui, avec la plus grande abnégation, me rendirent des services comme on n'en attend d'ailleurs que de subordonnés infimes, aussi vit-on, ici, à quelle noblesse les musiciens allemands peuvent porter leurs qualités de délicatesse et de sentiment de la beauté dans l'exécution, lorsqu'ils se sentent dispensés décidément de disperser leur talent, et sont à même de s'acquitter d'une tâche supérieure à laquelle ils ne se sont pas mis hâtivement. Secondé par l'excellente acoustique de sa place, en rapport avec les conditions les plus favorables pour obtenir, avec les chanteurs de scène, une sonorité nette de l'ensemble, notre orchestre parvint à jouer avec une beauté et un esprit dont tous les auditeurs de nos représentations éprouveront le plus profond regret, lorsqu'ils se retrouveront, dans les luxueux opéras de nos grandes villes, en présence des effets grossiers résultant de la disposition habituelle de l'orchestre.

Grâce aux impressions produites par l'atmosphère ambiante, tant acoustique qu'optique, sur toute notre sensibilité, nous pûmes ainsi nous croire soustraits au monde banal, et la conscience très nette se fit de l'inquiétude qu'on aurait à se retrouver dans ce monde. D'ailleurs, le Parsifal lui-même ne devait son origine et sa vie qu'à cette évasion hors de ce monde !

Qui peut porter ses regards, sa vie durant, l'esprit ouvert et le cœur libre, sur ce monde de meurtre et de rapine organisés et légalisés par le mensonge, le vol et l'hypocrisie, sans, de temps en temps, s'en détourner avec un dégoût épouvanté ? Sur quoi tombent alors nos regards. Le plus souvent, sur l'abîme de la mort. Mais celui qu'une autre vocation appelle, à celui qui est distingué par le sort, apparaît alors la véritable image du monde elle-même, telle un avertissement de son âme la plus intime, prophétisant la Rédemption. Oublier devant cette image, qui est comme un rêve de vérité, ce monde réel de mensonge, semble être alors la récompense de la sincérité passionnée avec laquelle il a découvert que ce monde est rempli d'amertume. Oserait-il, en se formant cette image même, s'aider encore du mensonge et de la ruse ? Vous tous, mes amis, reconnaissez qu'il est impossible que la sincérité du modèle qu'il vous a proposé d'imiter soit ce qui vous a donné la consécration d'être ravi au monde, car ne pouvez-vous faire autre chose que de chercher votre propre satisfaction dans cette haute sincérité ? La mélancolique consécration de nos adieux, lorsque nous nous séparâmes après ces nobles journées, m'a prouvé que, vous aussi, l'avez trouvée, cette satisfaction. A nous tous, elle a assuré la promesse du plaisir de nous revoir.

Que le salut que je vous adresse remplace ce revoir !

Venise, 1er Novembre 1882

 

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