Parsifal à Bayreuth
Les avatars d'une exclusivité,
La volonté de Wagner tondant à réserver pour Bayreuth l'exclusivité des représentations de Parsifal semble n'être effectivement attestée que par une note parue dans les Bayreuther Blätter le 1er décembre 1880, date à laquelle la compositeur annonça le deuxième festival pour 1882. Fait remarquable, Cosima, dans son Journal, ne fait pas mention du contenu de cette note : il faut donc considérer que la cause était entendue depuis longtemps, encore que les raisons de Wagner ne se soient épurées qu'avec le temps (Au demeurant, le Journal de Cosima privilégie souvent l'anecdote au détriment de la synthèse. Pourtant, si l'idée avait jailli dans l'esprit de Wagner à ce moment précis, Cosima n'aurait pas manqué de le noter).
Le souci premier de Richard paraissait néanmoins être celui de ne pas voir représenter Parsifal sur une scène où l'on donnerait le lendemain Flic et Floc (sic) ! Mais Louis II s'entêtait à vouloir faire jouer le Bühnenweihfestspiel à Munich, et Wagner songea, pendant longtemps, à interdire purement et simplement toute représentation, ou à ne publier qu'une réduction pour piano de la partition, ou encore à partir pour l'Amérique... Au moins en menaça-t-il qui voulait bien l'entendre. Parsifal lui semblait en outre l'unique moyen de garantir la position exemplaire de Bayreuth, dans la mesure où le Ring, l'autre œuvre attachée au Festspielhaus, circulait déjà partout (en particulier grâce au Théâtre Wagner de l'impresario Neumann), dans des conditions artistiques qu'il était impossible de contrôler. A dire vrai, Louis II avait, depuis 1878, le droit pour lui : Wagner payait là son habitude prise de vendre, dans les périodes difficiles, divers droits sur ses œuvres à venir. Par l'engagement pris envers le monarque après le déficit immense du premier festival de 1876, Wagner s'était ainsi assuré non seulement une pension annuelle jusqu'à sa mort, mais aussi la tranquillité de savoir que cette pension serait versée au delà pendant trente ans à ses héritiers (disposition qui était fort en avance sur son temps). Contrairement à ce qui s'était passé pour le Ring, le problème n'était pas tant celui de la création de l'œuvre, réservée à Bayreuth, que de son maintien au Festspielhaus. une clause concédée par Wagner stipulait en effet que Munich pourrait reprendre aussitôt la production bayreuthienne. En fait, Wagner escomptait que Louis II aurait assez de respect pour ses désirs pour n'utiliser cette clause qu'à son bénéfice exclusif, ce qui fut d'ailleurs le cas (quelques représentations furent organisées à Munich pour le roi seul après la mort de Wagner). Comme convenu, Louis II mit, dès 1881, l'orchestre et les chœurs de l'Opéra de Munich à la disposition de Wagner. il était en effet prévu que Wagner n'engagerait des artistes extérieurs à la troupe de Munich qu'en cas d'absolue nécessité. On le sait, cette nécessité fut largement invoquée par Wagner, toujours soucieux de se dégager de l'emprise royale, et le compositeur recruta selon son bon vouloir, gardant toutefois le chef d'orchestre Hermann Levi, qui paya cet honneur de quelques humiliations.
Mais à la mort de Louis II (1886), la question de l'exclusivité se posa en des termes très différents. Cosima, dans sa lutte contre le cabinet bavarois (lequel avait quelques revanches à prendre sur les protégés de Louis), trouva en la personne du banquier Von Gross un allié précieux et tout dévoué. C'est Von Gross, en effet, qui négocia l'affaire avec le comte Crailsheim. Pour l'anecdote, rappelons que Crailsheim contesta la validité d'une lettre de Louis Il à Wagner, par laquelle le roi donnait au musicien l'assurance que Parsifal ne quitterait pas Bayreuth. L'argument du ministre était que, le roi ayant été reconnu fou, de telles promesses ne valaient rien. Von Gross répliqua en faisant observer que l'acte nommant Crailsheim comme ministre était postérieur à cette lettre : on pouvait donc s'interroger sur le droit du Comte à siéger au cabinet et percevoir son traitement... Il obtint ainsi pour les héritiers de Wagner la reconnaissance officielle de leurs droits sur toutes les œuvres du compositeur, de Rienzi à Parsifal; le droit d'exclusivité de Bayreuth sur Parsifal étant entériné, l'accord stipulait toutefois que si la famille autorisait la production à quitter le Festspielhaus, c'est Munich qui avant tout autre théâtre en bénéficierait. En échange, Von Gross abandonna à Crailsheim les droits sur Les Fées et La Défense d'aimer.
Cependant, ailleurs dans le monde, on supportait mal que les héritiers de Wagner interdisent ainsi à une part importante du public wagnérien l'accès à l'œuvre ultime du Maître. Mais les chanteurs, connaissant la rigueur de Cosima, n'osaient se risquer à défier sa volonté. On se consola alors par des exécutions en concert (à Londres, en 1884, à New York, en 1886) ou sur scène, mais strictement réservées aux membres de la Société Wagner locale (Amsterdam). Aux Etats-Unis mêmes, et bien que les droits protégeant des œuvres européennes n'y fussent point reconnus, on hésitait. Edmund Stanton, directeur du Met à New York, n'osa pas maintenir son projet de monter l'œuvre en 1887. Heinrich Conried, son successeur, se montra moins scrupuleux, au grand scandale de tous les théâtres européens, et débaucha pour l'occasion (1903) Burgstaller et Van Rooy. Ceux-ci furent aussitôt chassés de Bayreuth. Cosima essaya de faire prolonger les droits protégeant Parsifal au delà de 1913, mais se heurta à un refus : bien entendu, tous les théâtres s'emparèrent aussitôt de l'œuvre.
Quant aux raisons profondes qu'avait Wagner de souhaiter le maintien exclusif de Parsifal à Bayreuth, elles sont assez complexes. On peut penser aujourd'hui ce que l'on veut de la portée éducative des représentations que Wagner espérait pour son œuvre : il demeure que, écrite et orchestrée en fonction de l'acoustique du Festspielhaus, elle ne revêt musicalement tout son sens qu'à Bayreuth.