Pourquoi «Elle» ? Pourquoi moi, et pas les autres ?
Et comment «la» situer dans une analyse sur les rapports de sexe ?
Nous avons tous cherché au fond de nous mêmes l'explication ultime, la clé de ce qu'il faut bien appeler, au sens technique du terme, notre «perversion». On ne peut pas être hanté quotidiennement par une telle bizarrerie, se trouver soi-même étrange, se remettre en question aussi profondément dans sa propre définition sociale à cause d'une pulsion que tous les modèles sociaux nous poussent à considérer comme ridicule, et y prendre plaisir tout de même, sans se poser ces questions: «Pourquoi moi et pas les autres? Que vient-elle faire chez moi? Quel pouvoir ai-je sur elle? Qui suis-je, vraiment?»
N'étant pas formé en psychologie, ni en sexologie, ni en sociologie des rapports de sexes, je n'ai pas de compétence particulière pour parler d'autre chose que de ma propre expérience. Pourquoi cette «confession», alors? C'est que pendant des années, j'ai cherché (comme beaucoup d'entre vous, sans doute) une explication, et je me désolais de n'en trouver aucune, dans la littérature savante comme dans la littérature érotique ou pornographique. Ce n'est qu'en prenant contact avec d'autres personnes qui partageaient ce penchant, à travers un magazine comme «Transvestia» d'abord, puis «Tapestry» ensuite, que j'ai appris me comprendre et à m'accepter. Beaucoup de lecteurs et de lectrices de «Transit» ont aussi franchi cette étape de l'acceptation; ce n'est pas d'abord pour vous que j'écris. Mais s'il s'y trouve aussi quelques personnes qui se cherchent encore, peut-être mon témoignage sera-t-il pertinent. Chaque histoire est unique, certes, et les explications valables pour l'un(e) d'entre nous, ne tiennent guère pour l'autre. Pourtant il y a tellement de points communs et d'expériences partagées dans notre sous-culture, que je pense pouvoir tirer quelques généralisations utiles.
Une première généralisation: parmi nous, personne n'est capable d'expliquer pourquoi nous troquons périodiquement (ou de manière définitive, dans certains cas) notre rôle social de mâles, pourquoi nous aimons à ce point porter une robe, des talons hauts ou des dessous affriolants, pourquoi nous rêvons tous de le faire en public, un jour. Hélas, les thérapeutes ou autres conseillers en «genre» (gender therapist) ne le peuvent guère plus.
On a souvent évoqué l'environnement familial: enfants élevés dans un milieu exclusivement féminin, garçons que leurs parents auraient forcés à s'habiller en fille, familles disfonctionnelles à cause de l'alcoolisme ou de la violence conjugale. Ces situations peuvent engendrer des problèmes de développement de l'identité sexuelle. Mais combien d'enfants issus de tels milieux n'évoluent jamais vers la travestisme?
Et si l'on retrouve très souvent, dans le témoignage des travestis ou dans l'analyse des psychologues, la référence à une mère envahissante et un père absent, c'est là un pattern très fréquent dans nos sociétés. Ainsi, en fouillant rétrospectivement, on découvrira que ce modèle de la mère omniprésente et du père effacé prévaut dans la grande majorité de nos histoires familiales ...qu'on soit travestis ou pas.
Depuis que des études (celles de Money, notamment) ont démontré un lien entre les niveaux d'hormones mâles et femelles chez les enfants et la prévalence de comportements a-typiques (garçons efféminés et filles «tom boy»), de plus en plus de chercheurs privilégient les explications bio-génétiques du travestisme. Les recherches récentes suggérant de fortes correlations statistiques dans l'orientation homosexuelle de jumeaux véritables ont renforcé cette tendance. Mentionnons toutefois que la méthodologie de ces études ne permet guère de distinguer entre les facteurs génétiques et familiaux, et que même si on admettait que l'homosexualité soit innée, il serait tout de même étonnant que le désir de porter la jupe ou le slip de dentalle soit inscrit dans le patrimoine biologique de l'espèce!
Un pulsion originelle fortuite?
Est-ce possible que la pulsion psycho-sexuelle qui conduit un jeune homme se travestir tienne plutôt du hasard, encouragé ensuite par le «renforcement opérant» du plaisir obtenu? Que les prétendues causes (familiales ou hormonales) ne soient, le plus souvent, que des facteurs facilitants?
Pour illustrer cette hypothèse, je raconterai ma propre histoire, ayant lu assez de témoignages pour savoir que ce que mon passé ressemble à ce qu'ont vécu beaucoup de mes «consoeurs». Très jeune, j'avais 5 ou 6 ans je crois, je me rappelle avoir profité de l'absence de mes parents pour entrer dans leur chambre et revêtir une robe et des souliers de ma mère.
Était-ce déjà, comme le postulerait Freud, une pulsion sexuelle? Je n'en sais rien! Je crois plutôt qu'il y avait dans ce geste une certaine forme d'identification à la mère certes, mais plus encore une grande curiosité enfantine. La robe, les camisoles de soie, les talons hauts, tout cela fait partie d'une mystique féminine qui fascine les tout jeunes enfants. Quatre ou cinq ans, c'est l'âge où l'on voit les petites filles sortir un jour de la salle de bain, affreusement barbouillées de rouge, affirmer fièrement: «Je suis comme maman.» Beaucoup de petits garçons ont aussi envie d'essayer ça. On leur dit qu'il ne faut pas ou on les laisse faire et on en rit. Puis ça passe avec l'âge, quand ils commencent naturellement à s'identifier avec les modèles de genre que la société leur propose. En somme, là encore, la grande majorité des travestis vous diront qu'ils ont commencé à «jouer aux dames» dès leur prime enfance, mais je sais que beaucoup d'autres enfants vivent de tels épisodes aussitôt oubliés.
Pourtant, dès ces premières «explorations», la présence d'une mère envahissante, un environnement familial exclusivement féminin ou un foyer perturbé peuvent être des facteurs facilitants qui rendront ces épisodes plus fréquents, à cause de la suprématie du modèle féminin proposé à l'enfant ou à cause de son besoin de de réfugier dans le fantasme. D'autres facteurs peuvent aussi être invoqués. J'étais par exemple un enfant obèse. Bien que je ne me rappelle pas en avoir beaucoup souffert dans mon enfance, j'en étais assez conscient pour ne pas aimer ce corps dont les miroirs me renvoyaient l'image. Est-il possible alors que j'aie cherché de manière plus ou moins consciente à me représenter «autre», à travers cette comédie de l'imitation?
En tout cas, j'ai vécu avant mes dix ans deux ou trois épisodes où j'ai revêtu furtivement quelques dessous trouvés dans les tiroirs «secrets» de ma mère. Mais ce n'était toujours qu'aventure, un certain thrill, sans que ça ne remette en question ce que j'étais: un garçon heureux dans l'ensemble, dynamique et sociable, et plutôt fier de moi malgré quelques complexes face à mon poids.
La naissance d'un fantasme
À 11 ans, j'étais pensionnaire à Québec, avec des compagnons de classe plus agés que moi de deux ou trois ans pour la plupart. Dans les cours de récréations, les conversations à orientation sexuelle, pas toujours très raffinées, étaient fréquentes. Les garçons qui venaient à peine de connaître leurs premières éjaculations nocturnes, parlaient volontiers de «bottes», de masturbation, de «filles bonnes à baiser» ...dont en fait ils n'auraient pas su que faire, en eussent-ils eu l'occasion! J'étais assez informé de la physiologie sexuelle pour savoir ce que tout ça voulait dire, mais je n'avais jamais ressenti ce fameux «plaisir» qui fait basculer l'enfance dans l'adolescence.
Un jour, dans mes rêveries de salle d'étude, je me suis laissé entraîner en imagination vers un monde peuplé de femmes voluptueuses, en situation de pouvoir absolu sur des hommes soumis. C'est à ce moment précis que j'ai senti, pour la première fois, une étrange excitation entre mes jambes. Ça n'a duré que quelques secondes et aucun liquide n'a été produit; je n'ai pas su y reconnaître la masturbation dont on me parlait tant. Mais cette sensation m'a semblé si étrange que j'ai voulu la connaître encore. J'ai repris le fil de mon scénario. Je me suis mis en secret à dessiner des scènes... Et ce n'est que quelques jours plus tard, lorsque le premier cerne est apparu sur mon pantalon, que j'ai compris ce qui m'arrivait.
Une parenthèse s'impose ici: quiconque ferait une analyse politique des dessins et fantasmes qui ont accompagé mes premiers orgasmes constaterait qu'on y trouve, malgré un renversement apparent des rôles sociaux, tous les stéréotypes de la division sexuelle courante. Les hommes qui hantaient mes fantasmes avaient un statut d'esclave, et leur image s'est rapidement transformée pour adopter les attributs du genre féminin stéréotypé: corsets serrés, pyjamas transparents, talons hauts rendant leur démarche fragile, oreilles et mamelons percés, maquillage osé... C'est ainsi que le travestisme est devenu la composante majeure de mes premières masturbations.
On pourra ainsi me reprocher d'avoir associé toute cette symbolique de la féminité (vêtements, maquillage, etc.) avec le statut d'inférieur(e)s. Mais je n'en étais pas vraiment conscient. Je cédais tout simplement à ces pulsions si difficiles à contrôler à l'orée de l'adolescence, et mon subconscient à puisé dans l'imagerie stéréotypée, celle des posters et des magazines de sexe, pour donner forme à ces fantasmes. Il n'est pas étonnant qu'ils aient reflété l'environnement socio-sexuel dans lequel nous vivons tous. Fermons la parenthèse.
Au début, je ne me suis pas beaucoup inquiété de cette fantasmatique un peu bizarre. J'étais pensionnaire et de toute façon bien trop jeune pour connaître l'amour et prendre l'initiative de quelque rencontre sexuelle. Mon fantasme n'était qu'un palliatif, sans grand écho dans ma vie réelle. Et tout allait rentrer dans l'ordre à la première occasion, j'en étais sûr. Après tout, ne disait-on pas dans les livres que, les premières années, les adolescents ont une sexualité confuse où la masturbation prend une place démesurée, mais que tout ça se calme avec la maturité? Voilà ce qui allait m'arriver, à moi-aussi.
Le «cercle vicieux» de la sexualité fétichiste
C'est ici qu'entre en jeu mon hypothèse du hasard et du renforcement. Dans la la sexualité mâle, les premières fixations, les premières images mentales qu'on associe au plaisir, vont souvent s'imprimer dans quelque boucle neuronale, dans un phénomène analogue à ce que Lorentz appelait l'imprinting. Les sexologues me corrigeront peut-être, mais je crois que c'est là une différence (fréquente, sinon universelle) entre la sexualité de l'homme et de la femme. Parce que cette dernière est moins «prime», moins en surface, parce qu'elle s'éveille avec les attouchements et les caresses plus que par les simples images mentales, elle est moins vulnérable à ces accidents de parcours. Chez l'homme au contraire, un mauvais pairage initial peut devenir, par rétroaction positive, une fixation permanente.
Il importe peu, du reste, qu'il s'agisse d'une pulsion fondamentale que les psychologues auraient encore à expliquer ou plutôt d'un accident malencontreux, une erreur de parcours de l'imaginaire, plus ou moins favorisée par tous les facteurs psychologiques évoqués plus haut. La suite est la même dans les deux cas: l'excitation et le plaisir qu'engendre le fantasme l'enracinent dans la personnalité du travesti.
Voici comment ça s'est passé pour moi. Je pensais alors ne vivre qu'une sexualité en attente. Mais à chaque fois que je me donnais du plaisir, des images jaillissaient dans ma tête, où j'étais vêtue d'une jupe courte et de talons hauts, portant bijoux, perruque et dessous féminins. Combien de fois n'ai-je pas rêvé la nuit que j'étais une danseuse de Music- Hall presque nue sur une scène ou une prostituée en tenue provoquante en train de lever quelque client fortuné? À chaque fois l'éjaculation m'éveillait. Mais la jouissance obtenue bien involontairement venait ainsi renforcer ce pairage réflexe. 20 ou 30 ans plus tard, même avec une vie sexuelle épanouie dans des relations «normales» avec les femmes que j'ai aimées, ce sont parfois les mêmes images qui refont surface, au point culminant de l'orgasme.
Les travestis ne se reconnaîtront pas tous dans ce que je viens de raconter. Il y a parfois, dans leurs souvenirs d'enfance, des épisodes où ils se rappellent avoir osé jouer en public ce rôle de petites filles avec leurs soeurs ou leurs voisines, soit en leur empruntant des vêtements pour s'habiller comme elles, soit en préférant leurs activités à celles qu'on attribue d'ordinaire aux garçons. Ils jouaient à la poupée, à l'infirmière, et si peu à la guerre! Et même pour ceux qui ont vécu leur fantasme dans le secret, le travestissement a souvent joué un rôle beaucoup plus important que pour moi, dans la prime enfance, au point de se sentir très tôt malheureux de leur sexe mâle, ce pénis qui les «défigurait». Voilà pourquoi certains d'entre nous se perçoivent comme transexuels véritables, des filles psychologiques enfermées dans un corps étranger.
À l'autre bout du spectre, j'ai aussi rencontré des travestis qui n'ont connu ce fétichisme du vêtement et du rôle féminins qu'à leur adolescence. Et même plus tard parfois, comme chez certains homosexuels qui n'ont développé le goût du travestissement que sous la pression du milieu ou dans le contexte d'une relation de couple. Il ne semble pas y avoir de processus commun, en somme. Mais on pourra toujours y trouver une période où se construit par renforcement cette association entre la jouissance et le port du vêtement de l'autre sexe.
Une image de soi dévalorisée
Mon histoire personnelle a une particularité: l'association très hâtive entre le travestisme et la soumission. En fait, ce fantasme de la domination est très fréquent chez les travestis, mais il n'apparait pas souvent comme déclencheur du phénomène comme ce fut le cas pour moi. Il en devient plutôt la conséquence. En effet, parce que les hommes font partie du groupe dominant dans notre société, le choix de se féminiser est perçu, au plus profond de l'inconscient, comme une abdication, une déchéance qui mérite un châtiment. Parce que les efféminés sont rejetés par leurs camarades, ceux qui font ce choix savent qu'ils s'exposent à l'opprobe.
Que l'ordre des éléments fût inversé dans mon cas n'est pourtant qu'anecdotique. L'essentiel est dans cette seconde constatation générale que je me permets d'avancer: le travestisme se vit presque toujours dans la honte, au début du moins. Cela s'accompagne d'une dégradation de l'image de soi qui conduit souvent à la passivité, à la soumission.
Cette fantasmatique de la soumission chez la transexuelle ou le travesti n'est pas universelle, heureusement! Sa prévalence s'explique peut-être simplement par l'identification au modèle mythique de la femme, comme être désirable et passive. Mais comment expliquer autrement que par un désir inconscient d'être puni, cette expérience que tous les tra vestis ont connu à leur adolescence ou plus tard, lorsqu'ils ont osé la première fois s'aventurer hors de leur chambre, jusqu'à marcher dans les rues parfois, dans l'horreur (et le désir paradoxal, en même temps) de rencontrer quelqu'un, d'être reconnus, d'être dénoncés! Expérience angoissante, qui défie en apparence toute rationalité, mais qui se vit dans une tension oh combien excitante! Les magazines destinés aux travestis sont remplis de tels récits de «premières excursions».
Voilà sans contredit les expériences les plus stressantes que j'ai connues dans ma vie. Quelle terreur je vivais, lorsque je marchais seul la nuit dans les corridors du pensionnat, les yeux et les lèvres maquillés au stylo, dans une jupe courte que je m'étais taillée dans une serviette de bain, avec une blouse rose achetée clandestinement aux rayons des filles! Et comme mon coeur s'est mis à battre en folie, les deux ou trois fois que j'ai entendu venir les pas d'un surveillant, que je me suis engouffré en retenant mon souffle dans une salle de toilettes, y attendant quelques minutes qui me paraissaient des heures, avant de me risquer à nouveau dans le corridor désert!
De la sexualité narcissique...
Certains travestis affirment que la composante sexuelle n'est pas très importante dans leur comportement trans- gendrique. C'est qu'avec le temps, elle le devient de moins en moins, en général. Avec les traitements hormonaux, certains travestis d'âge mûr sacrifieront même parfois toute libido, sans perdre ce besoin de se travestir.
Pourtant, chez le travesti hétérosexuel du moins (je ne peux pas parler pour les autres), c'est à peu près toujours une pulsion fortement sexualisée qui est à l'origine de ce comportement à l'adolescence. Une scène typique, dans le quotidien secret du jeune travesti: il se place devant son miroir, revêt des dessous féminins, des bas de nylon, une jupe... Il bande. Et la vue de ce pénis en érection l'excite. Au début, il n'arrive même pas à contrôler l'excitation. C'est l'éjaculation, toujours trop hâtive parce qu'elle annonce la honte, le mépris de soi. Car une fois l'orgasme passé, le travesti redevient un garçon conscient du ridicule de cette image que lui renvoie désormais le miroir. Le charme est rompu.
Pour expliquer cette pulsion déroutante, c'est du côté du mythe de Narcisse qu'il faudra chercher. Le jeune homme se prend pour objet sexuel. Mais au lieu de trouver excitation dans le regard de son propre corps, il se crée un objet fantasmatique, une femme imaginaire avec laquelle il apprend à découvrir l'excitation sexuelle. Dans une société qui ne favorise pas (avec raison peut-être, là n'est pas la question) une expression libre de la sexualité chez l'adolescent trop jeune, cet objet fantasmatique a l'avantage d'être facilement disponible. C'est, comme la masturbation, une activité d'éveil à caractère auto-érotique; mais le jeune travesti, celui qui n'est pas homosexuel du moins, peut se rassurer en se disant que ce qui l'attire, ce n'est pas son propre corps mâle mais les attributs féminins qu'il y superpose.
Pendant toute mon adolescence, je me rassurais en me disant que ce fantasme allait disparaître de lui-même dès que j'aurais la chance de partager mes nuits avec une vraie femme. J'étais fasciné par une image fictive, objectivement ridicule peut-être, mais mon érotisme était «normal» par ailleurs, puisque dirigé vers l'autre sexe. Or cette conviction que «tout est sous contrôle», qu'il suffira de le vouloir un jour pour que disparaisse le double, je l'ai retrouvée dans la quasi totalité des récits que les travestis font de leur jeunesse. Et c'est aussi pourquoi, lorsqu'ils se marient, les travestis vont presque toujours jeter aux vidanges leurs sous-vêtements et leurs robes de nuit, leurs bas de nylons et trousses de maquillage, croyant laisser définitivement derrière eux cette féminité d'emprunt, perçue alors comme une errance passagère. Je l'ai fait, moi-aussi!
Le problème, c'est que le pairage établi très tôt entre l'excitation sexuelle et le fétichisme du vêtement féminin (ou plus généralement le mimétisme de l'attitude féminine) survit à ces guérisons illusoires, et même à une sexualité normale et pleinement satisfaisante. Tôt où tard, le désir de devenir femme, de se voir en femme, reprend le dessus. La tension devient de plus en plus obsédante au fil des jours, jusqu'à perturber notre capacité de nous concentrer. Le travesti se convainc alors qu'après tout, ça ne fait de mal à personne si ça se vit dans le secret. Que ce n'est qu'un élément d'érotisme comme un autre. Et qu'il ne s'agit de toute façon que d'un court moment à passer. Il suffit alors d'une occasion où il se retrouve seul à la maison pour qu'il emprunte discrètement quelques pièces de vêtement, assouvisse sa pulsion, et range tout au plus vite. Ni vu ni connu.
...à l'équilibre dans la dualité
On finit par s'habituer à ce double-jeu occasionnel et par le dé-dramatiser, tant au point de vue de l'excitation sexuelle que de la détresse psychologique qui l'accompagne souvent. Au cours de cette phase de normalisation, l'excitation devient peu à peu moins primitive et cette domestication du comportement s'accompagne d'une certaine forme de désinvestissement sexuel.
Dans mon cas, cela s'est fait très progressivement, au fil d'une démarche où je cherchais à mieux me comprendre, à cerner cet aspect déroutant de ma personnalité. En effet, lorsque j'ai compris que ce «travers» ne passerait pas tout seul, j'ai entrepris une recherche, d'abord du côté des ouvrages savants, très rares et très mal documentés, puis du côté de la littérature commerciale offerte dans les sex shops.
De qualité très inégale, cette littérature offre à la fois de simples «galeries de portraits» de travestis professionnels, des magazines de pornographie plus ou moins dure, des «récits de fantasme», mais aussi certains magazines à contenu éditorial plus consistant. Ce sont ces derniers que je cherchais surtout; ils me prouvaient que je n'étais pas seul dans mon cas, et ont servi ainsi comme outils efficaces d'acceptation de mon double. Grâce à ces magazines, je suis sorti de l'isolement bien avant d'avoir osé partager mon secret.
De plus en plus convaincu par ces lectures qu'il n'y avait en somme rien de coupable à vivre cette dualité, aussi bizarre fût-elle, j'ai voulu «normaliser» cette vie secrète. J'y suis parvenu vers l'âge de 25 ans environ. Le scénario compulsif du mon travestisme adolescent (une montée rapide de l'excitation suivie de l'éjaculation et de la honte) a fait place à des épisodes où je pouvais passer de longues soirées complètement «en femme», sans même rechercher l'aboutissement éjaculatoire jusque là inévitable. Lorsque je bénéficiais d'une soirée seul à la maison, il m'arrivait donc d'emprunter le maquillage et les vêtements de mon épouse, à son insu bien sûr, et de passer ces quelques heures de solitude à lire ou écouter de la musique, détendu, en essayant d'oublier pour une brève période que je n'étais pas une femme. Puis, bien avant qu'elle ne revienne, je rangeais tout ça ...sans avoir eu besoin de l'orgasme.
J'avais dépassé la honte. Je pouvais désormais me sentir bien en robe et en talons hauts, maquillé, parfumé, me sentir «belle» même, sans cette tension érotique qui avait toujours accompagné mon fantasme. C'est du reste vers cette époque que j'ai cessé de trouver ridicule l'image que me renvoyait mon miroir.
Certes, comme homme, j'au longtemps porté la barbe. Maquillé, en jupe et en blouse légère, je ne fais pas du tout femme. Mais pourquoi un homme ne pourrait-il pas être perçu comme beau, dans une superbe jupe de cuir, ou dans un «jump suit» soyeux? Et pourquoi n'aurait-il pas le droit de mettre ses yeux en valeur par un subtil jeu d'ombres? En d'autres termes, il y a quelque chose de culturel dans notre façon de juger de ce qui est ridicule et de ce qui ne l'est pas. Depuis que j'ai appris à accepter cette personne féminine qui m'habite, jusqu'à m'envahir complètement parfois, je me suis aussi mis à trouver beaux (ou belles, devrais-je plutôt écrire) les autres travesti(e)s, du moins celles qui savent se vêtir avec goût et se maquiller avec discrétion. Et quand je rencontre un homme qui ose souligner son regard d'un trait noir ou de reflets chatoyants, je suis très facilement envoûté par la beauté de ses yeux.
Alors que j'apprenais à dépouiller peu à peu mon fantasme de sa trop forte composante érotique et à accepter mon image de travesti, j'ai aussi commencé à porter, pour des des journées entières, des sous-vêtements féminins que «j'apprivoisais» de la sorte. J'essayais en somme de vivre mon fantasme au lieu de le subir simplement.
Aujourd'hui, il y a certes encore une importante composante érotique dans mon travestisme, mais elle est devenue secondaire. Narcisse, en train de s'admirer dans le miroir, a fait place à Janus, personnage au double visage, qui choisit simplement d'être l'autre, de manière occasionnelle. Plus tard, je découvrirai que, dans mes rapports érotiques avec les femmes, ces épisodes travestis ont un effet dynamisant. Ils contribuent à activer ma sensibilité, à me rendre plus facilement excitable. Mais c'est un rôle indirect que je ne comprends pas pleinement.
Ce que je sais, et c'est la troisième généralisation que je voudrais faire, c'est que chez la plupart des travestis, le comportement, d'origine sexuelle, devient bientôt une partie intégrante de leur personnalité, et dépasse le strict niveau de l'auto-érotisme pour devenir une partie intégrante de leur personnalité. C'est ce qui rend problématique la coexistence intime du travesti avec une conjointe qui ignore souvent cet aspect de la personnalité de l'homme qu'elle a épousé.
Le travesti et sa conjointe
Pour les travestis homosexuels, l'expression de leur marginalité est peut-être plus facile, car le milieu est, dans son ensemble, plus tolérant face à la «différence» (quoique pas toujours...) Pour les hétérosexuels, cela pose certes plus de problèmes encore, et rares sont ceux qui oseront dès leur jeunesse afficher leur «vice».
Résultat: le travestisme est un secret que les hommes ne partageront presque jamais avec la femme qu'ils choisiront comme conjointe. Les conséquences ne sont pas toujours dramatiques. J'ai entendu parler de travestis qui avaient vécu dans le secret toute leur vie, pour ne laisser place à leur double qu'après la mort de l'épouse, après 20, 30 ou 40 ans de vie commune.
Mais c'est bien sûr l'exception. Dans la majorité des cas, la normalisation qui s'opère progressivement entre les deux versants de la personnalité du travesti va aboutir à un désir de partager ce secret, ou alors une frustration de plus en plus grande de ne pas pouvoir en parler.
Je ne me sens pas très compétent pour parler de la réaction de l'épouse qui découvre le «secret» de son conjoint. C'est ma compagne qui devrait le faire. Mentionnons tout de même que cette réaction peut aller de l'incapacité d'accepter un comportement aussi irrationnel à l'acceptation totale de ce travers qui ne dérange personne. Cela peut même, dans les cas extrêmes, être perçu comme un point positif, une vulnérabilité qui rend l'homme plus attachant, et une ouverture vers un partage plus intime des émotions. Mais en général, le couple passe par une période très difficile. L'«autre», la femme imaginaire, est perçue comme une menace, une étrangère d'autant plus dangereuse qu'elle est immatérielle. Elle devient le signe que l'épouse n'est pas à la hauteur, incapable de satisfaire son mari, puisqu'il doit sans cesse retourner à sa sexualité fantasmatique.
Peu de gens parviennent à vivre confortablement avec une personne dont les motivations sont incompréhensibles. Le fantasme, passe encore! On peut accepter un fétichisme, perçu comme pigment à l'activité érotique. Mais quand le mari décide de se raser le corps et les jambes, quand il s'affiche avec faux cils et sourcils épilés, quand «elle» apparait dans la chambre conjugale en robe et en talons hauts, il y a comme une limite que toute épouse a peine à franchir. Et quand «elle» s'achète des robes, des robes de nuit, des dessous, des souliers, des bijoux, des perruques ou des faux seins, toutes ces dépenses futiles que l'épouse légitime n'oserait même pas se permettre, alors l'irrationel devient carrément insupportable. C'est comme de vivre avec un alcoolique; sauf qu'avec l'alcool, on peut comprendre qu'après un premier verre, le buveur ne soit plus en contrôle. Le travesti, au contraire, a l'air si sûr de lui-même lorsqu'il proclame son droit de vivre ce qu'il est que l'épouse se sent presque coupable
d'être si «conventionnelle», de ne pas tolérer un comportement aussi anodin!