Ce soir-là, les discussions allèrent bon train à l'Auberge du Vieux Têtu. Tenance Sierre possédant une langue fort longue et bien pendante, la confidence de sa bonne de fille se répandit comme une traînée de poudre à priser et alimenta discours, monologues, dialogues et brouhahas. On parla, on commenta, on se souvint.
Il y eut d'abord cette fois où le roi Te-Laid s'était mis en tête de réunir tous les membres disparates, envieux et colériques de Sa grande famille sous un même toit, afin de banqueter grandement. Même le plus idiot des fous du roi aurait pu Lui dire que c'était là tâche impossible, comme l'assemblage de casse-tête différents. L'entreprise coula à pic. Le roi Te-Laid eut beau s'entêter, proposer, contre-proposer, mettre de l'eau dans Son vinaigre qui, dit-on, est un excellent afrodisiaque, rien n'y fit. Les nombreux frères et soeurs du roi finirent par s'engueuler à tue-tête au cours des négoces et refusèrent tout net d'assister au grand banquet, surtout si le petit noiraud - que l'on soupçonnait être né d'une autre mère - s'acharnait à vouloir y faire acte de présence. Et comme le roi Te-Laid tenait mordicus à voir siéger le plus jeune à sa droite, tout le louable projet finit en queue de poisson.
- Pour sûr! crièrent certains.
- Évidemment! clamèrent d'autres.
Personne ne tenait à entendre Costaud Cuistot raconter quoi que ce soit pendant des heures. Sa voix haut perchée avait le don de tendre le nerf de la guerre à la limite de sa résistance. Personne ne tenait à entendre l'histoire de l'armée de l'air sauf Backu, le mousse savonneux - du fait de la texture de ses cheveux en brosse - qui dit, plein d'innocente inconscience:
Aussitôt, comme un malin marin apercevant une fille, Cuistot se retourna vers lui, au grand dépit des confrères qui injurièrent et bougonnèrent, avant de commander une bière, résignés; la veillée était jeune et les brumes pas encore suffisamment épaisses pour y voguer et y prendre la fuite.
- Non, fit Backu, d'une toute petite voix alors que son regard se hasardait sur les visages fermés de sa tablée.
- Fort bien! C'était à l'époque où je boulotais dans les cuisines du Palais. Un jour, un matin, pour être précis, sans devenir concis pour autant, entre Sa crème de maranthe à l'extrabon et Ses nouilles à l'épiphyse de rats d'eau musclés, le roi, que je trouvais personnellement un peu bizarre, quoique toujours vénérable, décida, après la lecture d'un vieux recueil retrouvé dans les combles du Palais, qu'il Lui fallait une armée de l'air.
- Mais, qu'est-ce qu'une armée de l'air? questionna hardiment Backu en croquant un afromage.
- Voilà justement la question que se posa le Peuple de P'tite Tête qui, vivant depuis 350 cycles sous la coupe d'une série de monarques qui, s'Ils n'étaient pas vraiment généreux envers leur Peuple, étaient-Ils, du moins, suffisamment malins pour que le dit Peuple n'en sache rien, - le Peuple, donc, qui vivait depuis 350 cycles sous le même régime, pépère, ignorant, inconscient, avait presque tout à fait oublié la notion de guerre. Alors, quand un messager du roi lui dit que c'était pour se défendre contre l'ennemi, il demanda: « Quel ennemi? » Et quand on lui parla de l'ennemi venu de l'espace, à lui qui couvrait encore les faibles distances de son monde d'accueil à dos de boeuf, il fronça les sourcils, inquiet et sceptique à la fois.
- Est-ce possible? questionna Backu, un frisson coulant dans son dos.
- Pour sûr! Ce qui n'empêcha pas le roi Te-Laid de passer outre à l'inquiétude de Son bon Peuple. Il accorda à deux de Ses 14 frères et soeurs: le prince Montario, celui dont les bajoues retombaient sur ses épaules à chaque syllabe, et la princesse Mâl-Bertha aux attributs plus masculins que féminins, l'insigne honneur de dompteurs de l'armée de l'air.
- Dompteur d'une armée? interrogea le mousse savonneux.
- As-tu déjà vu les Grands Faucons vivant sur les plus hauts sommets de P'tite Tête?
- Bien sûr! Il en passe parfois au-dessus du village.
- Tu sais qu'ils sont de taille imposante, les plus gros faisant plus de six hommes par quatre?
- Si gros que cela?!
Costaud Cuistot, d'un air savant, fit un signe d'assentiment, fier de l'étonnement peint sur le visage du mousse. Ce dernier reprit:
Les marins soupirèrent devant cette nouvelle question. Dépités, ils secouèrent la tête et commandèrent une autre tournée à Tenance Sierre, espérant noyer la voix du Cuistot dans la bière.
- Il y eut donc une guerre?
- Certes non! Grand Cerveau! que dis-tu là!?
Le mousse, savonné, rentra la tête dans ses épaules. Cuistot poursuivit après avoir laissé mijoter Backu un moment:
- Bravo! cria Backu. Il se calma très vite sous les regards courroucés des marins qui commençaient sérieusement à surchauffer.
- Mais tout n'allait pas pour le mieux au sein de la redoutable armée, reprit Costaud Cuistot de sa voix de soprano. De plus en plus, on se demandait qui devait la redouter: l'inexistant ennemi, ou les pilotes qui s'écrasaient au sol, ou se faisaient tout simplement bouffer. Finalement, après le troisième spectacle aérien, au cours duquel un des Grands Faucons faillit becqueter la tête du roi Lui-même, la redoutable armée, que l'on s'était mis à appeler les F-18, fut dissoute faute de pilotes suffisamment stupides pour se porter volontaire. C'est pourquoi la nouvelle que vous répandez aujourd'hui - consistant à douter effrontément de la santé mentale du roi - ne me surprend goutte, frères marins. Car, dès ce moment, une puce détestable et piquante me fut mise à l'oreille. Et...
C'en fut trop pour les malins marins qui, un coup dans le nez, se mirent à en donner joyeusement. Habitués, qu'ils étaient, à rouler leur bosse, ils n'en ménagèrent aucune. Il finirent par balancer Costaud Cuistot et sa brosse de mousse dans le ruisseau ponté, avant de partir en bande voguer sur les brumes...