Depuis des cycles et des cycles, une légende hante le Palais. Cette légende clame qu'il y a, réunie dans une petite pièce circulaire sise au sommet de la plus haute tour du Palais, une bande de vieillards non-renouvelables qui s'y rassemblent pour jouer aux cartes, ou à quelqu'autre jeu hors-société. Les Sényls, les appelle-t-on. Nommés par un des premiers rois s'étant approprié le pouvoir total (une centaine de cycles après la Chute), ils sont en place depuis si longtemps que même la petite chambre haut perchée où ils se réunissent a pris leur nom: le « Sényl ».
Le roi Te-Laid, en plein milieu d'une crise de TPS, découvrit les Sényls dans leur Sényl. Il s'attendait à trouver des sous derrière cette porte massive. Il se retrouva donc plutôt abasourdi devant cette bande de vieillards trop gras pour l'espace qu'ils occupaient, à la barbe blanche si longue que plusieurs avaient dû se l'attacher autour de la tête en plusieurs noeuds, à l'oeil retors (ou tout simplement torve), aux pieds souffrant d'une goutte de laquelle s'échappait une brume malsaine. La bonne Tête fut si médusée, en fait, que la crise aiguë de TPS qui L'agitait se calma aussitôt.
Le souverain ayant quelque peu retrouvé son aplomb, et constatant que nul ne s'occupait de Son entrée royale, questionna, haut le ton:
Deux ou trois têtes blanches Le fixèrent soudain pleines de surprise. Une autre, un peu sourde, gueula:
Ne constatant, du coin de son oeil torve, aucune réaction de ses confrères, la quatrième tête fixa le roi à son tour. Quatre autres têtes blanches ou chauves à l'oeil éteint ou à l'oreille morte se joignirent enfin au groupe.
Après quelques instants où l'ébahissement meubla la pièce, le plus grand et le plus gros
d'entre les Sényls se fit entendre:
- Tu dis, Ran Bourré?
- Je dis que nous avons de la visite, cria-t-il.
- Qui est-ce, cher?
- Une bonne tête, me semble-t-il. Une bonne tête couronnée.
- Moi aussi j'ai une couronne ceignant ma tête chauve, ce qui ne la rend pas bonne pour autant. Je dirais même que j'ai plutôt une sale gueule, ajouta le voisin de droite qui tricotait avec le rond d'aile.
- Ça, on le sait, reprit Ran Bourré. De toute façon, ce n'est pas de toi dont il s'agit, Agit Tateur.
- En effet, clama le roi. C'est de Moi dont il est question. Moi, Notre Majestueuse Majesté, le roi Te-Laid! Et, parlant de question, je remarque, comme ça, tout de go, que vous n'avez pas encore daigné répondre à la Mienne.
- Veuillez nous mille-excuser, Majesté... Serait-ce trop Vous demander que de nous la répéter aimablement?!
Le roi Te-Laid grimaça d'envie de leur lancer de pleines bouchées d'injures, faute de mieux. Il dévisagea les vieillards et se força au calme en songeant qu'Il pourrait peut-être leur taxer l'espace qu'ils occupaient.
- Ah, oui! C'était là Vos questions!
- En effet!... Eh bien? s'enquit le roi au bord de l'impatience en constatant que l'autre ne faisait mine de répondre et qu'il s'était remis à ses cartes d'un air songeur.
- Pardon?
- Qui êtes-vous? cria le roi, perdant du coup toute majesté.
- Les Sényls, répondit enfin Ran Bourré, distraitement. Dites, ça Vous dirait une petite partie de cartes?
- Pardon?
- Jouer aux cartes.
- Euh... Je ne sais pas... Vous êtes les Sényls?
- Pour sûr! Vous savez jouer aux cartes?
- Oui. Enfin, un peu. Comme tout le monde... Je ne vous crois pas. Vous ne pouvez êtres les Sényls! Ceux-ci ne sont que légende!
- Et pourtant, monarque adipeux, je vous l'assure, nous sommes bien les Sényls, en gras et en os. Combien de jeux connaissez-Vous?
- Euh... Je ne sais pas. Quelques-uns. Et que faites-vous ici?
- Nous discutons, nous palabrons et nous jouons, aussi. Nous veillons au grain, et au beau temps, et à celui du paysan qui en prend de la graine. Du haut de cette chambre haut perchée, nous veillons sur le Peuple et à notre bien. Quels sont Vos jeux préférés?
- Les coups de pieds au c..., à la condition que je sois le donneur. Mais c'est Mon rôle, ça, que de veiller sur le Peuple et sur Mon bien! Et non le vôtre! C'est Moi, le roi!
- Certes! Mais nous sommes les Sényls de la chambre haut perchée. À nous la gouverne, à Vous l'illusion de la gouverne. Vous connaissez le pot-coeur?
- Non! C'est impossible! Vous ne pouvez pas exister! Et d'abord, comment faites-vous pour vivre si gras, puisque vous n'êtes que le fruit d'une légende?
- Nous nous nourrissons de l'énergie des effluves du travail du Peuple, d'où l'embonpoint. Le Peuple est très vaillant, vous savez!
- Et vous, gras-double, et même triple, si Ma vue sous verre ne Me trompe!
- En effet! Mais le gras, ça Vous connaît aussi, non?!
Alors que le monarque monoclé lorgnait de Sa lorgnette vers Sa majestueuse ventripotence, le Sényl poursuivait:
Le souverain chancela légèrement.
- Pour sûr!
- Alors, montrez-moi. Montrez-moi vite comment l'on joue pour des sous!
Et le roi sentit monter en Lui une nouvelle crise de TPS qui L'enflamma de plus en plus à mesure que la partie s'échauffait. Bien sûr, confronté à des adversaires qui avaient le jeu comme principale occupation depuis des cycles, Il fut battu, plumé. à sec la bourse de peau de porc portée à la ceinture fléchée! À l'eau le trésor du coffre royal à sec! Et hop! Billet doux pour les Sényls, augmentation des taxes sur le crottin de lama, et reconnaissance de dette pour le roi dont l'orgueil, crevé comme un ballon, dessouffla bruyamment. On L'accusa alors de se dégonfler.
De retour dans sa cour, prostré sur son trône, le roi Te-Laid tomba en dépression économique. Les midesaints, alertés, s'inquiétèrent car ils voyaient poindre à l'horizon le museau froid et plat de l'horrible monstre DéphfiScit. La Bête approchait rapidement du Palais, appauvrissant les champs de son, empoisonnant les cours à la baisse, écrasant le Peuple. Elle approchait d'autant plus rapidement que le roi, dépressif, sur le bord du « crash », dépensait toute Son énergie à lancer par les fenêtres les sous qu'IL n'avait plus. Les midesaints désespérèrent. La bonne Tête l'avait perdue, pour sûr! Et pour sauver le Peuple de plus en plus inquiet, soupçonneux, et paniqué, il allait falloir se résoudre à la Lui couper, la tête, puisqu'on ne pouvait plus Lui couper les vivres.