L'héritière
D'ici, la nuit, on ne voit ni n'entend la mer.
On la sent, pourtant. On sait qu'elle est là, toujours, et qu'elle veille.
Sa présence a formé les villages à son image; les pêcheurs peuplent les
vallées. On devine l'odeur des embruns dans le vent du large, lorsque
se prépare la tempête, et on sait alors que ses crêtes se couvrent d'écume.
Le lendemain, on trouve sur la plage tous les cadeaux secrets, arrachés
aux profondeurs, qu'elle rejette comme une infection hors de son sein.
Je pars alors toujours en quête d'un trésor.
À l'aube, les marins partent en mer pour remplir
leurs filets. Ou plutôt ils partaient. Le poisson est rare, les Hommes
ont été trop gourmands. Les pêcheurs se font vieux. Leurs enfants sont
partis vers d'autres villes, plus grandes et plus sales. Mais les autres
viennent toujours à moi, sur la colline, me conter leurs histoires. Ce
sont les mêmes visages qui, soir après soir, défilent sous mon toit, toujours
un peu plus abîmés par le temps et le sel. Ils racontent les mêmes histoires
toujours embellies par la nostalgie. Et parfois, un visage absent ne revient
jamais plus.
Notre village se meurt. On a dompté la mer avec
de gros paquebots, et les dresseurs de chevaux sauvages ont perdu leur
prestige. Peu à peu, les enfants de la mer disparaissent et, avec eux,
toute leur histoire et toute leur sagesse. Il ne reste que moi, héritière
solitaire d'un monde en déchéance, pour garder le savoir de tant de générations.
Le sang de la mer bat en moi. Son appel puissant
rugit à mes oreilles lorsque, la nuit, seule dans la vieille auberge,
tout est silence autour de moi. D'ici, la nuit, je ne vois ni n'entends
la mer. Mais, porteuse de ses secrets, je veille sur son sommeil.
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