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La chanson d'Émilie

Mon frère... Il était grand, blond. Il avait les yeux verts avec une bordure brune. Ils changeaient de couleur dépendant de ce qu'il portait ou de comment il se sentait. Quand il avait de la peine, ils devenaient verts, verts comme la mer pendant l'orage. Je l'aimais, mon frère. Pendant des années on s'est tenus ensemble, et même si j'avais deux ans de moins que lui, ça ne nous a jamais posé de problème. Même que j'avais l'air plus vieille, puis que des fois les gens me demandaient si c'était mon petit frère. Ça le faisait enrager ! On se ressemblait trop pour que la plupart des gens pensent que j'étais autre chose que sa sœur, mais quand il a eu 18 ans, je me faisais passer pour sa blonde pour rentrer dans les bars. Sa blonde ! Il en a eu, quelques-unes, des blondes, mais ça n'a jamais duré longtemps. Puis on recommençait à aller voir toutes sortes de spectacles et à essayer des restaurants flyés. On a même fait des voyages. On est allés en Nouvelle-Écosse, à New York, on est allés skier dans les Rocheuses, on est allés en Floride, en Angleterre, aux Îles de la Madeleine...

Ça a été un beau voyage, les Îles. On a pris le traversier à l'Île du Prince-Édouard, puis on s'est pris une chambre, face à la mer. On est allés en randonnée pédestre et à la pêche aux moules. Puis on a suivi des cours de voile. Je pense que c'est là qu'il est vraiment tombé en amour avec la mer. Il allait au port, tous les jours, pour suivre ses cours. Moi aussi, j'aimais ça, mais il était bien meilleur que moi. Comme s'il était né pour être marin. Quand il est revenu, cet été-là, il a décidé de ne pas terminer ses études. Il lui restait seulement un an à faire avant d'avoir son diplôme en médecine. Il est allé suivre toutes sortes de cours sur les bateaux, la voile, la navigation, la mer... et plein d'autres choses. Puis, au bout d'un an, il a décidé de se construire un bateau. Il s'est monté un grand hangar dans la cour, et il a commencé. Il travaillait bien. J'allais l'aider quand je pouvais, mais le génie c'est pas une branche facile. On l'a bâti, on l'a sablé, peinturé, on a posé les voiles et le moteur d'appoint, on l'a baptisé et on l'a mis à l'eau nous-mêmes. Il devait faire huit mètres de long. Il s'appelait le Goéland, en l'honneur de Jonathan Livingston le goéland, le livre préféré de ma mère. Il n'a pas voulu lui mettre de composantes modernes, sauf le moteur en cas d'urgence et la radio.

Il a fait voguer le Goéland pendant des années. L'hiver, il prenait des touristes en ballade dans le Sud, et l'été il remontait dans le Nord pour nous voir. Il était tout brûlé par le soleil et le vent, il avait pris une démarche carrée, ses mains étaient toutes rugueuses à force de manipuler des cordages. Mais il était heureux. Et c'est ça le plus important. Même si on l'a perdu à cause de son amour.

Une nuit, il est sorti même s'il y avait un peu trop de vent. Ça a viré en tempête. On a retrouvé les morceaux de son bateau, mais lui, on ne l'a jamais revu.

Il est mort comme il aurait voulu mourir : sur la mer. Ils nous ont appelés, ma mère et moi, pour nous dire qu'ils avaient retrouvé le bateau. On était là quand ils l'ont sorti de l'eau. Le ciel était gris, fâché. Il nous lançait des grêlons. Et la mer était verte. Verte comme ses yeux.

Audrey Bergeron-Morin

Texte écrit en 1997 pour une pièce de théâtre.

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