L'ATLANTIDE

par Georges Poisson

 

Les légendes relatives à l'Atlantide ont été longtemps méprisées par les hommes de science. Si certains géologues acceptaient qu'il eût existé un continent au milieu de l'océan Atlantique, ils en faisaient remonter l'existence à plusieurs millions d'années, c'est-à-dire avant même l'apparition de l'homme sur notre planète. Puis, récemment, quelques découvertes archéologiques ont redonné de l'intérêt aux célèbres dialogues contenus dans le «Timée» et «Critias», oeuvres du philosophe grec Platon (427-347 av. J.-C.) et où notamment il déclare à Socrate : «Dans le delta du Nil se dresse la ville de Saïs qui fut la capitale du pharaon Amasis. C'est la déesse Neith, l'Athéna des Grecs, qui fonda la ville. Les habitants de Saïs sont les amis des Athéniens qui ont avec eux, pensent-ils, une origine commune. Aussi, recevant le philosophe grec Solon, la population de Saïs l'accueillit-elle avec les plus grands honneurs. Les prêtres, les plus savants de la déesse Neith l'initièrent aux plus anciennes traditions relatives à l'histoire de l'humanité... Il apparut aussi à Solon que lui et les autres Grecs ignoraient tout des périodes les plus reculées de l'histoire. Les prêtres expliquaient cette ignorance par le fait que «diverses catastrophes, inondations et tremblements de terre avaient détruit les souvenirs du passé». L'ethnologue Georges Poisson, qui fut longtemps président de la Société préhistorique française, a fait le point des travaux sur cette énigme passionnante dans son ouvrage : «L'Atlantide devant la science». Mais voyons ce que nous offre une confrontation sérieuse des données de la tradition et de la science, et si l'Atlantide présente une réalité.

Si nous comparons les résultats auxquels on peut parvenir en s'appuyant d'une part sur la tradition, et d'autre part sur diverses sciences, voici ce que nous constatons :

En ce qui concerne les données de la tradition, elles établissent, en négligeant les détails trop précis dont le fond du récit a été embelli dans le Critias par l'imagination de Platon :

1o Qu'il aurait existé dans l'océan Atlantique une grande île où se serait développé, à une époque très ancienne un peuple puissant, mais dont le degré de civilisation n'est pas précisé dans la véritable tradition telle que nous la trouvons dans le Timée.

2o Que ce peuple se serait étendu sur les régions occidentales de l'Europe et de l'Afrique du Nord.

3o Que dans cette extension il se serait heurté à un autre peuple existant dans l'est de l'Europe et serait entré en lutte avec lui.

4o Qu'au cours de cette lutte, une catastrophe aurait englouti l'île d'où sortait le premier peuple, et que les survivants continentaux auraient cessé leur lutte avec leurs adversaires orientaux.

Or, voici ce que nous révèlent les Sciences naturelles : Géologie, Biologie, Physique du globe. Elles nous rendent probable l'existence d'une grande terre dans l'océan Atlantique, soit comme une île, soit tout au moins comme une presqu'île se rattachant à un continent nord-atlantique. Elles admettent que la disparition de cette terre a pu se produire en plusieurs étapes, dont la dernière pendant le Quaternaire, c'est-à-dire après l'apparition des plus vieilles races humaines.

Or, la Préhistoire établit qu'à la période finale du Quaternaire, consécutive au maximum de glaciation de Wurm, il était apparu dans les régions occidentales de l'Europe une race d'un type moderne, localisée dans ces régions, et possédant une civilisation particulière, encore primitive, mais remarquable par des aptitudes artistiques très développées : c'est la race dite de Cro-Magnon.

La Préhistoire nous montre en même temps dans l'est de l'Europe une autre race bien distincte, dite de Combe-Capelle. On constate en outre que ces deux peuples ont été en contact plus ou moins violent, et ont même subi des influences réciproques sans cependant perdre leur individualité dans leurs domaines primitifs, si bien que cette individualité se révèle encore aujourd'hui, en opposant dans le nord de l'Europe la race phalique (nom donné par les Allemands à une variété de la population nordique) à la race nordique, et dans le sud de l'Europe la race atlanto-méditerranéenne à la race ibéro-insulaire.

Date de la guerre des Atlantes

Le dialogue du Timée, celui dont le témoignage a le plus de valeur, nous dit que la fondation de la première Athènes remonte à

9 000 ans avant l'époque de Solon, soit à 9 6000 ans avant notre ère. Il n'indique pas la date à laquelle les Athéniens furent attaqués par les Atlantes, mais ce fut évidemment assez longtemps après la fondation d'Athènes pour que cette cité eût pris le développement nécessaire pour résister à ses puissants ennemis. Le Critias donne au contraire la date de 9 600 pour celle de la guerre elle-même. Malgré ce désaccord sur une chronologie certainement très vague, le chiffre serait de 9 600 ans avant notre ère pour la date de l'effondrement de l'Atlantide.

Mais à l'époque de cette catastrophe l'État atlantéen devait avoir eu une assez longue existence pour avoir acquis une civilisation même aussi réduite en l'assimilant à celle de la race de Cro-Magnon.

Voyons donc à quelle époque s'est développée cette dernière race. Nous ne pouvons le constater que dans apparitions sur le continent, puisque l'île où elle a pu surgir auparavant est actuellement sous les flots.

L'homme de Cro-Magnon apparaît dans la deuxième période de l'Aurignacien. Nous savons que l'étage aurignacien commence à la récurrence de Laufen, comprise entre Wurm I (18500) et Wurm II (13500), soit à peu près à 16000 ans avant notre ère. Mais on peut admettre que sa deuxième période débute seulement à 13500. En tenant compte du temps nécessaire pour que le peuple de Cro-Magnon eût conquis peu à peu le domaine que nous lui reconnaissons, avant de s'attaquer au peuple oriental de Combe-Capelle, on voit qu'on se rapproche assez de la date de 9600 donnée par la légende pour cette attaque et pour la catastrophe consécutive.

Les sciences naturelles tendent à justifier cette date traditionnelle, et la Préhistoire nous apporte la même confirmation. La date fournie par les dialogues de Platon n'est donc pas purement imaginaire, et ne jette aucun soupçon sur la véracité de ce philosophe, de même que sur celle de ses informateurs, les prêtres de Saïs. Il reste à savoir comment ceux-ci avaient pu connaître des faits aussi anciens, et par quelle voie ils avaient reçu cette tradition.

Existence d'une tradition

égyptienne concernant l'Atlantide

Les prêtres de Saïs pouvaient-ils connaître une tradition remontant à la date admise pour la disparition de l'Atlantide?

Nous avons vu que cette date s'accordait avec les données des sciences naturelles et de la Préhistoire aussi bien qu'on peut l'admettre en pareille matière. En est-il de même avec ce que nous connaîssons de l'histoire la plus ancienne de l'Égypte, ce qui est nécessaire, pour qu'une telle tradition ait pu s'établir et se transmettre? Il fallait qu'il existât déjà un peuple égyptien vers 9600 avant notre ère.

L'histoire de l'Égypte ancienne, crée par Champollion et ses successeurs, a été longtemps considérée comme ne présentant de caractère scientifique qu'à partir du règne de Ménès, daté de 4 600 avant notre ère. La période antérieure dont parlaient quelques textes anciens était considérée comment purement mythique.

Des études ultérieures ont d'abord rectifié la chronologie de l'époque historique. La chronologie dite courte a ramené la date de l'avènement de Ménès à 3 315 ans avant notre ère. Mais en même temps on est arrivé à considérer comme réelle une période antérieure dite prédynastique. On a enfin reconnu des civilisations encore plus anciennes, et on est remonté ainsi jusqu'à une industrie aurignacienne constatée à Kom-Ombo. C'est alors que la vallée du Nil , jusqu'alors envahie par les eaux, commence à se dessécher, et qu'elle reçoit une population refoulée du Sahara par le desséchement de cette région. La vallée du Nil a également reçu à la même époque aurignacienne des émigrants venus de l'Éthiopie précisément avec la civilisation de l'aurignacien inférieur.

Les traces de cette première couche de population sont encore assez rares. Une première évolution fait apparaître la civilisation dite Sébilienne qui est à l'origine du Tardenoisien, avec son industrie microlithique.

On trouve ensuite à Deir-Tasa, dans la moyenne Égypte, une population qui se livrait déjà à la culture, comme le prouvent les meules à grain. Elle avait des haches polies en pierre dure, et une poterie grossière noire en dedans et rougeâtre à l'extérieur, ainsi que des palettes en pierre et des têtes de massue perforées.

Une civilisation analogue a été trouvée sur le pourtour de la dépression du Fayoum, et à Mérindé sur la limite occidentale du Delta. Un progrès fut réalisé par la civilisation dite badarienne, trouvée dans la région comprise entre le Caire et Assiout. Elle a de très beaux instruments en silex, non microlithiques, mais très finement taillés. La poterie est fine, à surface noire polie. On y trouve enfin des statuettes humaines en ivoire, et même quelques grains ou aiguilles de cuivre.

On arrive ensuite à la période prédynastique, où l'on distingue une première partie dite Amratienne, une seconde dite Gerzéenne, et une troisième qui est la période prédynastique proprement dite, où se prépare par la fusion de la Haute et de la Basse-Égypte la royauté unique de Ménès.

On voit donc qu'une civilisation tout au moins restreinte est très ancienne en Égypte et qu'elle présente une continuité suffisante pour avoir servi de véhicule à une tradition remontant à une époque voisine de celle de l'Atlantide.

Le nom d'Athéniens donné

aux adversaires des Atlantes

Si la tradition rappelée par les prêtres de Saïs a été réellement transmise par une évolution du peuple égyptien depuis ses plus anciens débuts jusqu'à sa phase historique, comment admettre qu'elle ait conservé le nom des adversaires des Atlantes sous la forme d'Athéniens?

Certes la tradition explique ce fait en faisant remonter l'origine d'Athènes à l'époque de la catastrophe atlantéenne. Mais c'est là une assertion absolument contraire à ce que la Préhistoire nous montre dans la Méditerranée orientale.

Ce n'est pas la race des Grecs proprement dits qui se rattache dans son type le plus pur à la race nordique, grande et blonde, et qui est comprise d'après son langage dans la famille aryenne. D'après tous les auteurs anciens, les Grecs ont trouvé dans le territoire où ils se sont installés des peuples assez mal définis qu'ils ont appelés d'une façon générale les Pélasges. Ceux-ci plus ou moins mêlés aux envahisseurs ont laissé dans les peuples grecs historiques des descendants qui présentent bien le type de la race méditerranéenne. Ils devaient donc appartenir à cette race, et se rattacher par suite à la race de Combe-Capelle.

Or, l'arrivée des Aryens en Grèce remonte tout au plus à 2 000 avant notre ère. C'est l'époque où les Aryens apparaissent nettement dans l'histoire, en Asie comme en Europe. Il s'agissait plutôt de ces Grecs primitifs dénommés Graïcoi, que les Latins ont connus sous le nom identique de Graeci lorsqu'ils étaient en contact avec eux dans le centre de l'Europe.

Il est donc absolument impossible de concevoir l'existence vers 9600 d'Athéniens d'origine grecque, et par suite d'Athéniens véritables. Il ne pouvait exister à cette époque dans le futur territoire d'Athènes qu'un peuple pélasge de race méditerranéenne.

La tradition égyptienne qui parle d'Athéniens à cette époque altère donc les faits et constitue un anachronisme en donnant aux prédécesseurs des Grecs le nom de leurs futurs successeurs.

On ne doit pas néanmoins s'appuyer sur cette déformation pour y voir une falsification volontaire. Les Égyptiens ne se sont pas toujours rendu bien compte du caractère ethnique de ces peuples des îles et des rives de la Méditerranée qu'ils désignaient généralement et globalement sous le nom d'Haoui-Nebou.

Arrivés à les mieux connaître à l'époque de Solon, ils y voyaient surtout des Athéniens, le peuple alors le plus illustre en Grèce, et pouvaient croire qu'ils occupaient depuis des siècles leur territoire. C'est sur eux qu'ils ont reporté les vagues notions qu'ils avaient des plus anciens peuples de la Méditerranée orientale, et de quelqu'une de leurs cités contemporaines de la création de Saïs en Égypte.

L"introduction du nom des Athéniens dans la légende s'explique donc assez naturellement sans y voir la preuve d'une intention politique des prêtres de Saïs. Tout au plus peut-on supposer qu'ils ont cherché à plaire leurs interlocuteurs en rattachant à leur patrie le souvenir d'un événement glorieux intéressant toutes les populations anciennes de la Méditerranée orientale.

 

[(Deuxième partie)

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