Marc
Labelle
mlabe093@uottawa.ca
À Monsieur
Manuel de Diéguez,
Philosophe
Gatineau,
ce 20 mai 2003
Monsieur
de Diéguez,
C'est dans la sérénité que j'écris les prochaines lignes.
Les joies et les peines ponctuent la destinée.
Cependant, la disparition d'un proche ne peut juguler la poursuite de la
quête et de la découverte existentielles.
De l'exemple paternel, je conserve l'essentiel : la volonté de
cheminer. Je précise :
sur la voie que j'ai librement choisie.
Le rôle de l' « imaginaire » semble au fondement du
différend philosophique révélé par notre deuxième échange épistolaire.
En tout respect, il m'apparaît excessif - en l'opposant au dit « réel »
-
de rejeter en bloc l'imaginaire pour la raison qu'il serait le terreau fertile
des divinités. Certes, celles-ci
ont à être dénoncées à titre de représentation simianthropomorphique
illusoire de l'absolu. Vous écriviez
que chez les saints,
la
destruction des formes fétichisées de l' « absolu »,
exprimait déjà l'activité spirituelle propre à l'intelligence critique, qui
est nécessairement iconoclaste et « sainte » à sa manière,
puisque l'homme, au plus secret de sa vie virtuelle, est à lui‑même
« détaché de tout », absolutus
(Jésus, p. 427).
Et vous ajoutiez :
La
vitalité véritable des prophètes est dans la virtualité infinie de l'homme
à venir (ibid., p. 435).
Cependant, afin de faire oeuvre libératrice, la raison est-elle condamnée
au seul dépouillement d'une imagination trop féconde ?
Les deux facultés peuvent-elles animer autrement le cerveau de l' « humain
en développement » ? L'absolu
ou l'infini ne sont-ils pas eux-mêmes illusoires ?
Aux fins de la démarche philosophique, vous proposiez dans Science
et nescience de récupérer la quête mystique en y remplaçant la notion de
Dieu par celle d'Intelligence humaine. Davantage,
vous vous appuyiez sur la nescience qui réalise « l'hypostase du néant
en une intelligibilité propre à la philosophie, et
sur la nécessité, pour cette dernière, de se donner la poésie comme lieu du
sens » (p. 448) [c'est moi qui souligne].
Inspiré par l'allégorie d'Empédocle, vous faisiez valoir que l'opération
de l'esprit aboutit au suspens produit par la prise de conscience qu'apporte
chaque tour de ce qu'on pourrait appeler la pensée hélicoïdale.
Chaque spire s'avérant une trace de la précédente, le retour de l'éveil
est inévitable.
J'en tire la conclusion que la poésie - c'est-à-dire l'art de produire
des images ou des sons - et la philosophie naviguent globalement de conserve, même
si l'adoption d'une perspective particulière attire l'attention sur l'une plutôt
que l'autre. Puisqu'on peut la définir
comme une empreinte de passage ou une impression dans l'esprit, une « trace »
serait, à des degrés divers, à la fois concrète et abstraite.
Elle serait plus ou moins concrète ou abstraite par rapport à une autre
trace. La rupture de niveaux
paradoxalement provoquée par cette dichotomie enchaînée dynamise ou exténue
la conscience en mouvement, dans ses élévations ou ses descentes.
Comparées entre elles, les traces concrètes ou abstraites sont imagées
ou invisibles, selon la perspective. Néanmoins,
ni les unes ni les autres ne parviennent à occuper ou à évacuer tout
l'espace, le temps ou la pensée. D'où
l'impossibilité d'un plein ou d'un vide entiers, quelque soit la douceur ou la
violence que l'on consacre à leur atteinte.
L' « idéal du moi », que j'appelle aussi le « moi
ascétique » (le surmoi), et celui que je nomme le « moi rêveur »
(le ça) deviennent extrémistes dès qu'ils se prétendent la destination
finale d'une piste. C'est alors que
le surmoi absolutiste vise la totalité par le vide, tandis que le ça « compactiste »
vise la totalité par le plein. L'équilibre
rompu de la biopsychie humaine évidée ou écrasée livre momentanément un
griffon aptère.
Une autre illusion consiste à croire que le concret étant passager,
l'abstrait serait, lui, impérissable. Paradoxalement,
l'attachement excessif au concret entraîne le sujet dans l'anarchie du
dispersement, tandis que l'évaporation fugitive dans l'abstrait projette le
sujet dans la tyrannie de la fixation. Ainsi,
la fausse immanence du concret avec le geste inlassablement répété de sa
prise ou la fausse transcendance de l'abstrait avec son recul à l'infini ne
peuvent nous convier au rendez‑vous d'une saine métamorphose.
« Le néant est-il un Graal, un " Sésame ouvre-toi "
de la connaissance, une forteresse, une nuit dont nous surgissons armés ? »
(Une histoire de l'intelligence, p. 291).
Serait-ce donc une dérobade que « de lâcher prise dans le néant »
(ibid., p. 289) ?
Oui, lorsqu'il s'agit d'oublier le sang de l'histoire, tel Heidegger face
à la Shoah, affirmiez-vous. Que
dire de l'Holocauste hiroshimien ? Cependant,
n'y a-t-il pas danger d'absolutiser ces désastres en « péché originel » ?
L'irréparable aurait-il été commis, la tache serait-elle indélébile ?
La culpabilité serait-elle un héritage permanent, transmissible de génération
en génération ? Ne peut-on
espérer le rejet non seulement du meurtre, mais surtout de son aspect débiteur
à répétition ? Comment
choisir entre le devoir de mémoire ou le devoir d'oubli réclamés par les uns
ou les autres ? Je dis que le
premier est nécessaire tant que notre espèce ne s'est pas libérée des extrêmes
totalitaires, et que le deuxième sera approprié lorsque cette libération sera
accomplie.
À l'évidence, le meurtre a des racines profondes, préhistoriques.
Et probablement plus profondes encore : nos vieux cousins les
chimpanzés ont désacralisé le paradis d'une forêt africaine, le parc
tanzanien de Gombe, par un génocide perpétré sous le regard stupéfait de l'éthologue
(Les chimpanzés sauvages de Jane Goodall,
documentaire de David Lickley, 2002). Notre
espèce est-elle condamnée à louvoyer entre les extrêmes que sont la
soumission et la domination, tel que l'illustre, entre autres, le comportement
des femelles et des mâles chez nos coprimates ?
Continuera-t-elle d'osciller entre les pôles de l'amour et de la force,
qui ne seraient que l'expression anoblie de ces extrêmes ?
Par ailleurs, un tour de spirale au delà de l'amour et de la force
pourra-t-il effectivement nous libérer ?
Ou nous leurrer davantage en créant un nouveau paradigme « divin »,
à la puissance aveugle décuplée ?
Comment la dichotomie pourrait-elle être abolie, ou à tout le moins
canalisée vers l'affinement d'une espèce qui deviendrait authentiquement sage ?
Je crois que c'est en corrélation avec ce dédoublement fondamental
qu'il faudra étudier le lien entre l'imagination passive et la raison active,
puisqu'elles seraient les instruments du ça et du surmoi.
Le ça et le surmoi extrémistes sont complices dans la production et
l'installation des idoles.
Le jeu des atomes concrets (ceux affichés par la superpuissance nucléaire)
avec les atomes appréhendés (ceux des pays accusés d'en détenir, sans
preuves) illustre le fonctionnement actuel devenu caricatural de l'encéphale
bifide du Simianthrope extrémiste. Les
dirigeants pragmatistes de l'alliance anglo-saxonne savent faire leur miel -
pour ne pas dire leur pétrole - des atomes concrets ou abstraits.
Le champignon nucléaire n'est autre que le successeur contemporain du trône
vide du Dieu apocalyptique, qui fascine les candidats à l'obéissance.
Paradoxalement, ce nouveau vide est un réel théâtral dans la mesure où
il est aussi un réel réel. Ainsi, dans l'esprit autoleurrant d'un George Bush, le nouvel
Absolu essentiellement concret est l'incarnation légitimante de son pouvoir,
tandis que le vieil Absolu essentiellement abstrait en est la crécelle médiatique
bénisseuse. Cette nouvelle version
de la vacuité dédoublée suscitera-t-elle la venue d'un nouveau couple
amour/force « post-moderne » qui conduira à la ruine post-simianthropique ?
La douleur - ou sa menace - est-elle notre pédagogue providentiel
incontournable ? « C'est sous le fouet de l'épreuve que nous avons donc
pu constater que le vide ou le rien, que nous appelions abusivement le néant,
n'était en réalité que notre armure suprême, celle qui nous permettait enfin
de tuer à distance et indirectement ; car c'est la nuit qui nous a doté
de la foudre de l'abstraction, qui tue sans voir ses victimes, et tout idéalement.
Depuis que nous affûtons nos couteaux au coeur de la nuit, nos
assassinats ont changé de nature en ce qu'ils ont cessé d'être seulement des
exploits de nos muscles » (Une
histoire de l'intelligence, p. 375).
Vous formuliez audacieusement : « L'homme est condamné à
devenir Dieu afin de tuer le Dieu-outil par excellence, celui de la rédemption
par la souffrance et par la mort » (Jésus,
p. 439).
Au delà d'un vide angoissant, « l'homme sera transcendant à
l'espace nocturne de notre mort, et aux ténèbres de notre chair » (Une
histoire de l'intelligence, p. 378).
Le néant sera illuminé : « L'homme - j'en mets ma main au
feu -, viendra nous délivrer du nulle part désespérant qui nous fait rêver
dans notre antre d'une vie métaspatiale et métatemporelle » (ibid., p. 379). Ni
corporel ni spirituel en totalité ? L'homme
à venir sera débarrassé de l'illusion puisque doté de « la surnature
qu'est la lucidité » (ibid., p. 380).
Et le savoir des membres de la nouvelle espèce paraîtrait étrange à
nos yeux actuels puisqu'il leur permettra de mener une vie frugale : il
« leur retirera plus de biens qu'il paraîtra leur en procurer » (ibid.,
p. 380).
Justement,
il semble que le soutien matériel à l'activité du cerveau soit
incontournable, ou que l'on ne puisse échapper à des moyens minimaux de mise
en forme de la pensée afin de la manifester au sein d'un contexte.
L'histoire de l'intelligence est marquée par les déconfitures
successives des transcendances de la pensée.
Elles sont jetées à la casse les unes après les autres par les catégories
nouvelles du sens et du non-sens qui se substituent sans cesse aux anciennes.
Chacune tenait le haut du pavé en son temps. L'histoire est le dépotoir de l'absolu (Jésus, p. 203).
Le
« sens » n'est-il pas la sublimation intellectuelle de la « direction »
inscrite dans l'espace-temps ; inversement, la direction dans laquelle on
s'engage s'avère la concrétisation d'une aspiration au sens.
L'orientation dynamique est tantôt sujette au changement des conditions
de l'environnement physique, tantôt à la modification de la conscience.
L'érosion inévitable du sens dans un monde changeant - celui-ci étant
également transformé par l'apparition d'un nouveau sens de la vie - rend
illusoires tant la tentation de l'absolu que celle de l'attachement à la matière.
Voilà pourquoi à mon humble avis, « le néant change de
proportions et de sens » (votre lettre du 13 sept. 2000) tout en
demeurant incommensurable. Je
persiste à concevoir que la mutation du néant s'articule soit sur le mode
tragique, soit sur le mode ludique ; mais j'admets aussi que le tragique
conserve sa dose de ludique, et inversement.
Néanmoins, la problématique nucléaire, malgré son aspect théâtral,
est surtout tragique.
Selon vous, la science des religions sait « que l'homme n'a pas de moi
dans l'abîme ; qu'il est le reflet de ses intercesseurs magiques ;
qu'il se les fabrique, puis qu'il reçoit d'eux, en retour, son apparence d'être »
(Le combat de la raison, p. 22).
Certes, le moi est dissous par le surmoi qui l'entraîne vers son Olympe,
mais il est recoagulé dans sa descente caïque.
Le moi serait-il le simple reflet des intercesseurs caïques ou surmoïques ?
Que le moi soit plein ou vide - selon le corps ou l'esprit -, une
espèce de micro galaxie ou de micro trou noir, la conscience oscille entre le
remplissage et le vidage. N'est-ce
pas cette oscillation qui empêche de croire que la plus récente version du néant
serait le dernier miroir ? Semblablement
à l'agrégat bouddhique (pudgala), le
moi est insaisissable parce qu'il est en métamorphose perpétuelle.
Si la valeur motrice par excellence du moi est la liberté, la « libération
du moi » en est la réalisation effective.
Le suspens de la libération n'est-il pas plus véloce que la pensée ?
La récupération efficace de la dichotomie bondissante consiste à la
faire passer sans concession sous la souveraineté du Simianthrope en mutation
sur sa pente ascendante, c'est-à-dire celle de l'Humain émergeant.
Quel oeil « kénotique » permettra de voir successivement le
Dieu « idolâtre de lui-même », le cadavre simiesque de Dieu -
signe de notre statut d'espèce orpheline - et la conscience post-divine ?
À rebours, l'on constate que la bête précède constamment l'ange
en rechute. En clignant de l'oeil,
la métaphore n'a de cesse de se voiler et de se dévoiler en alternance.
Puis, dans sa remontée orphique couronnée de succès, le poète-philosophe
découvre de nouvelles formes plus saines issues du vide parturient.
Celui-ci ne saurait donc être illimité ni immortel.
Certes, le surgissement d'une nouvelle réflexion ou la naissance d'une
vision du monde contrastant avec l'ancienne cosmologie ou le paradigme sociétal
antérieur confère à la conscience un état de grâce, celui du « spectateur
situé nulle part » (votre lettre du 13 sept. 2000) ou « u-topique ».
Et lorsque le regard intérieur, telle une flèche, se fixe inéluctablement
à nouveau sur un objet visé ou imprévu - quelque soit sa hauteur - il annonce
le temps de la régénération.
Pensées cordiales.
Marc Labelle
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