Cet extrait, une tirade argumentative d'Egisthe, se situe dans la
scène 3 de l'acte I. Egisthe veut convaincre le Président
de la nécessité du mariage d'Electre avec le Jardinier, mariage
que réprouve le Président, cousin du Jardinier.
Cette troisième "scène d'exposition" donnera lieu à une présentation d'Electre par Egisthe, le régent d'Argos, amant de Clytemnestre et complice-exécutant du meurtre d'Agamemnon, qui est sur scène pour la première fois.
Le Mendiant, dont c'est la première apparition sur scène, écoute Egisthe (et l'applaudit même). Personnage nouveau, son identité n'est pas encore très claire pour Egisthe (ivrogne ou dieu ?).
L'on peut donc estimer que le discours d'Egisthe s'adresse au Président (explicitement), au Mendiant (peut-être pour qu'il se dévoile) et bien évidemment au public et au lecteur.
Egisthe, en cette tirade agumentative fondée sur une rhétorique
binaire et oppositive, expose sa conception de l'action divine sur l'humanité,
et en déduit une conception du rôle "royal". Nous examinerons
donc, en trois "axes", comment Egisthe présente le divin, puis la
vision de l'humanité qu'il expose, et enfin sa conception de son
rôle.
[C'est principalement sur l'examen du lexique que se fonde cette
observation]
A- Le plan divin n'est perceptible qu'à travers son action dans le monde humain.
Procédant de façon presque rationaliste, voire méthodique, Egisthe n'affirme pas nettement l'existence d'un plan divin :
"il est incontestable qu'éclatent parfois dans la vie des humains des interventions dont l'opportunité peut laisser croire à un intérêt ou à une justice extra-humaine"La tournure impersonnelle, "il est incontestable que" semble fondée sur la négation de l'idée de divinité : Egisthe part d'un constat impersonnel et universel (présent de vérité générale), non pour affirmer l'existence divine, mais, à l'aide d'une périphrase hypothétique ("peut laisser croire") mais pour constater l'origine de la croyance en la divinité. En fait, la présence de la divinité se résume à des "interventions" analysées, perçues plutôt comme des manifestations "extra-humaine[s]" : il faudra attendre la phrase suivante pour que le discours d'Egisthe juxtapose au qualificatif d'extra-humain celui de divin. Le doute sur l'existence divine voire sa perception par les hommes est sensible aussi à l'indécision entre intérêt et justice, coordonnés par un ou plutôt inclusif : les deux notions sont placées sur le même plan, alors qu'elles diffèrent profondément !
B- Les exemples donnés de ces interventions.
Par les exemples qu'il donne
des interventions divines dans la vie humaine, Egisthe dévalorise
celles-ci. Quelles sont-elles :
la peste, la guerre, un volet (qui assomme qn) par grand vent, l'accident
(qui) s'acharne sur..., des épidémies inexplicables, le coup.
Il s'agit uniquement
d'événements néfastes, mortels ou dolosifs : ce dont
témoignent aussi les verbes employés : éclater,
se déchaîner, payer, assommer, s'acharner sur, "destiner un
coup". Il n'est pas surprenant que cette action soit résumée
par le terme de dégâts, à la fin de la tirade.
Mais leur caractère
disparate contribue également à leur discrédit : ainsi
la démonstration d'Egisthe place sur le même plan le fléau
de la peste, une maladie que l'ignorance médicale de l'Antiquité
assimilait à un châtiment, et la guerre, décidée
pourtant par les hommes (au moins par leurs gouvernants). Voire le mouvement
d'un volet par grand vent ... Ce caractère disparate des interventions
divines, en elles-mêmes, illustre leur aspect mal ajusté,
et cette illustration est renforcée par la mention des destinataires
de l'intervention divine.
Ainsi la rhétorique
d'Egisthe associe comme destinataires de l'intervention divine des "couples
antithétiques" : une ville [qui] a péché, par impiété
ou par folie versus la ville voisine, particulièrement sainte
; un peuple [qui] dégénère et s'avilit, les plus
lâches versus les derniers justes, les derniers courageux
; la femme du juste versus celle du parjure ; les pèlerinages
versus les bandes (le terme, ambigu, peut référer
aux voleurs de grand chemin de la fin du Moyen Age, souvent composés
de mercenaires démobilisés, et simultanément aux voleurs
de la Grèce Antique, qui détroussaient les marchands et voyageurs
: Hermès, dieu des voyages, était aussi bien le dieu
des voleurs que celui des commerçants itinérants) ; voire
les daims, ruminants gracieux, versus les corneilles, oiseaux
de sinistre présage, et plutôt communs. Par la mention de
destinataires ainsi opposés, le discours d'Egisthe joue sur deux
acceptions de l'adjectif juste : la justesse et la justice. L'intervention
divine n'est nullement ajustée en ce qu'elle frappe n'importe
qui, et de ce fait elle est injuste car elle est arbitraire
: la causalité ne l'explique pas.
Cet arbitraire est particulièrement sensible
dans les propos d'Egisthe :
"Ou bien, quelle que soit la faute, où qu'elle soit commise,
c'est le même pays, ou la même famille qui paie, innocente
ou coupable."
L'alliance entre rythme binaire et rythme ternaire confère à
cette phrase sa portée singulière : l'absurdité arbitraire
de l'action divine y est condensée :
Par de tels propos, Egisthe remet en cause la conception même d'une justice divine, car l'action divine, telle qu'il la présente, manque de justesse (d'à propos) par son arbitraire, et donc de justice. C'est ce qui lui permettra de comparer les épidémies animales avec les calamités qui affectent les humains...
- par l'association entre détermination généralisante et actualisation particularisante : quelle que, où que VS le même, la même;
- par l'association d'un terme référant à une collectivité nombreuse et complexe, mais géographique : pays, avec un terme référant à un groupe humain identifiable par les liens du sang et de dimension sans comparaison avec le précédent : famille ;
- par la coordination, avec un ou que le contexte rend inclusif, de deux adjectifs antithétiques : innocent et coupable.
C- Les dieux présentés par Egisthe.
Non content d'avoir présenté ainsi l'exercice de la justice divine, réfutant par avance ce qu'Electre pourrait dire, Egisthe donne des dieux une vision fort négative.
Il les qualifie d'abord,
en une phrase attributive, de boxeurs aveugles, fesseurs aveugles après
unecomparaison avec une mère de sept enfants qui, arbitrairement,
avait l'habitude de fesser toujours le même,attitude condamnable
qui donne lieu au contraire à l'appréciation : c'était
une mère divine. L'appréciation emprunte ici la forme
de la définition et vaut qu'on s'y arrête. La "mère
divine" n'est pas une figure de l'Antiquité gréco-romaine,
où le panthéon est surtout masculin. Faut-il voir là
une allusion, humoristique et anachronique (un développement sylleptique
de l'antithèse) à la figure mariale, faite de douceur et
de compassion? En tout cas, la comparaison avec une mère de sept
enfants (pourquoi sept ? les sept nains de Blanche-Neige ou les sept mouches
du petit tailleur ?) est peu valorisante : la mère de famille nombreuse,
malgré un discours nataliste et moral qui atteindra son apogée
sous Pétain, n'est pas une figure sociale très valorisante
(on l'assimile aussi à la misère). La trivialité est
très présente aussi : l'acte de "fesser" mentionné
par un régent peut surprendre, car il évoque des réalités
"peu convenables", et surtout, l'assimilation des dieux à des "fesseurs",
néologisme formé pour l'occasion, et associé à
"boxeurs", fait de la fessée non une punition qui a un sens,
mais une activité physique de "défoulement". Nommer les dieux
boxeurs est aussi dégradant, dans la mesure où la
boxe était considérée comme un sport populaire, dangereux,
suspect par sa violence et par la faune qu'il attirait (il suffit de voir
des films de cette décennie : la boxe ne figure que dans les films
évoquant le monde du crime) - même si le champion Cerdan connaissait
à l'époque un grand succès de popularité. Qui
plus est, l'adjectif aveugle, deux fois en épithète,
acquiert par syllepse plusieurs sens : les dieux frappent arbitrairement
("à tort et à travers"), sans voir (ce qui est contraire
à un sport de combat, comme la boxe), n'importe qui ou n'importe
quoi...
Plus encore, l'état
de béatitude, qui selon les mystiques de plusieurs civilisations
caractérise la divinité, est rabaissé par le lexique
qu'emploi Egisthe à fort peu de choses. Il le nomme léthargie,
ce qui signifie, médicalement (car il s'agit d'un terme médical
"état pathologique caractérisé par un sommeil profond
et prolongé dans lequel les fonctions de la vie semblent suspendues".
Les termes analogues seraient : "torpeur", "catalepsie"... et par analogie
le même mot désigne l'état de l'animal en hibernation...
Nous voici bien loin de la béatitude de la conscience divine, ici
ramenée à un état d'inconscience et d'immobilité.
Dormeurs dit aussi Egisthe des dieux, niant encore la conscience
omnisciente et douée d'ubiquité qui, au moins pour les mystiques,
relève de la divinité. Enfin, leur "éveil",
alors que ce terme désigne dans nombre d'emploi l'accès à
un niveau supérieur de la conscience, provoquerait l'ahurissement,
état proche de la stupéfaction, et fort loin de la conscience
lucide, plus encore de la béatitude omnisciente... Ainsi même
l'attribut de Zeus, la foudre qui frappe et tue, est ravalée
métonymiquement au "tonnerre", bruit effrayant mais sans danger,
lui-même trivialement assimilé au "ronflement", cette respiration
sonore et inconvenante qui caractérise un sommeil profond, inconscient.
La
vision très péjorative que donne Egisthe des dieux ne relève
pas de l'athéisme puisqu'il admet leur existence. Mais elle se développe
à rebours de toute idée antique ou chrétienne de "l'essence
divine". Or c'est la notion de justice divine, voire de juste
appliqué à l'intervention divine, que réfute implicitement
Egisthe.
Mais
l'humanité ne trouve pas grâce à ses yeux.
Par
rapport à l'action divine, l'humanité est systématiquement
présentée en victime, en objet. mais aucunement en sujet
de son destin, à une époque (1937) où le volontarisme
et l'idée de façonner un destin nouveau sont au coeur du
débat politique.
Si l'on examine la syntaxe, les verbes pour lesquels
l'humain, perçu collectivement, est sémantiquement agent,
sont : pécher, dégénérer, s'avilir.
Trois verbes péjoratifs qui réfèrent à la dégradation
morale et semblent provenir de discours contemporains des spectateurs :
la thématique de la "décadence" du peuple français
nourrit bien des éditoriaux conservateurs voire réactionnaires.
Hormis cette allusion, il s'agit d'une vison pessismiste et sans issue
: un peuple ne peut-il que s'avilir ? Car il n'y a aucun contre exemple
: malgré son aspect général, le discours d'Egisthe
reste fort orienté. Mais dans l'ensemble, l'humain est sémantiquement
destinataire ou objet de verbes tels que : ravager, dévorer,
payer, assommer, prendre (au sens familier de "recevoir"). C'est toujours
en tant que victime que l'humanité est ainsi présentée.
Victime arbitraire... et assimilée aux daims et aux corneilles,
humanité qu'Egisthe avait auparavant nommée : cette moisissure
suprême et mobile de la terre (dans la tirade précédente).
Les références à l'humanité restent dans l'ensemble pessimistes dans le discours d'Egisthe : collectif indiscernable, voué à la dégénérescence morale, victime et objet des calamités, ... une telle présentation évoque des discours réactionnaires ou conservateurs contemporains de la montée des fascismes en Europe, mais obère deux autres discours idéologiques également contemporains : Egisthe, qui rabaissait la divinité à bien peu de choses, n'est pas ici un personnage dont le spectateur, ou le lecteur puisse suivre les conceptions.
S'isolant
de l'humanité et niant la divinité, où donc se situe
Egisthe ?
Il le signale brièvement en conclusion
à sa démonstration :
"la règle première de tout chef d'un Etat est de veiller
férocement à ce que les dieux ne soient point secoués
de cette léthargie et de limiter leurs dégâts (...)"
C'est en tant que représentant de la fonction
de "chef d'un Etat" qu'il se présente, et comme homme de devoir
: la règle première. Le devoir légitime ici
la violence d'état : veiller férocement, non
pour conduire un peuple vers d'exaltants horizons, mais pour maintenir
le statu quo de l'indifférence entre humains et dieux. C'est bien
une logique de l'ordre, qui consiste à tenir chacun à sa
place, mais aussi une logique de pouvoir qui laisse transparaître
son absolutisme : car Egisthe veille aussi bien à la quiétude
des humains qu'à celle des dieux, et méprise également
les deux entités. L'absolutisme transparaît aussi dans les
formes même de son discours, affirmatif plus que démonstratif,
organisé selon une idée unique, adoptant le ton de la vérité
d'évidence pour énoncer une perception particulière
du réel [je ne développe pas : ce n'est pas difficile à
"illustrer"].
Est-ce exagérer que de voir là une peinture de ce que sera le franquisme, tel qu'il apparaissait déjà en 1937 ? tel qu'il sera perçu comme repoussoir de toute dictature, perçue comme le maintien et l'isolement d'un peuple hors du courant du progrès ?
Du point de vue dramaturgique, cette tirade nous présente un
Egisthe trop sûr de lui, trop méprisant, et dont nous savons
déjà, malgré sa critique de la justice divine, que
son immobilisme le condamnera : le théâtre est mouvement,
or si Egisthe réussit son projet, la pièce s'arrête.
Par delà l'assassin d'Agammemnon, l'amant de Clytemnestre, le
régent d'Argos, c'est bien l'illégitimité qui caractérise
Egisthe, à travers cette seule tirade. Il ne peut légitimer
sa position qu'en réduisant "férocement" à néant
toute conception du divin ou de l'homme, à travers une généralisation
de son discours qui, s'il prend la forme d'une description inductive, n'en
a que la rhétorique car il reflète les préjugés
de celui qui le prononce au lieu d'inviter l'intelligence à s'exercer
: cette tirade apparaît en effet comme une justification, non comme
une démonstration : la réaction du mendiant en témoigne
: Bravo, c'est très clair ! J'ai très bien compris !
A laquelle il adjoindra une tirade sur les hérissons qui meurent
sur les routes...
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