Article parru dans la "Revue des professionels de santé" n° 38, septembre-octobre 1984, p. 27-42
INSTINCTOTHERAPIE
Essai sur l'instinct alimentaire chez l'homme et définition de l'instinctothérapie.
Par Guy-Claude Burger, physicien, licencié ès sciences de l'Université de Lausanne et ses collaborateurs
Partie 3
Chez l'enfant pratiquant dès le plus jeune âge l'alimentation pro-génétique, on observe un couplage de la vision d'un aliment donné, puis de sa représentation mentale, avec la cenesthésie du déficit momentané: la sensation d'un besoin particulier lui permet de choisir sans le goûter, puis même d'évoquer sans le voir, l'aliment adéquat.
Il semble qu'il ne s'agisse pas là d'un processus purement instinctif, mais d'un moyen terme entre l'inné et l'acquis; on pourrait invoquer la notion psychanalytique du fantasme, préexistant à l'accomplissement de l'acte instinctif, constitué par un schème inné peu différencié auquel s'incorporent les stimuli extérieurs pour structurer sa figuration définitive. Le fruit, par exemple, serait fantasmé dans le prolongement du besoin en eau, en sucres, etc., par une préfiguration diffuse de ses données générales: rondeur, couleur, consistance juteuse et savoureuse; la satisfaction organo-esthétique s'inscrivant à l'intersection entre le fantasme et la perception du fruit réel, sanctionnant leur coïncidence et sanctionnée par l'épanchement du besoin, serait la fonction chargée d'introjecter les données du fruit particulier. Ainsi se structurerait le programme instinctif alimentaire inné, de façon à permettre de savoir, en dehors de tout contact avec la nourriture, quel aliment doit être recherché. La joie que manifeste un bébé à la vue soit d'un fruit alors qu'il n'en a jamais goûté, soit d'une balle de couleur vive, par exemple, plaide pour cette thèse psychodynamique.
Après plusieurs années de pratique, l'adulte parvient aussi dans une certaine mesure à préfigurer l'image et le goût de l'aliment correspondant à ses besoins, quoique bien souvent la réponse gustative ne soit pas celle qu'il prévoyait: celui qui rêve du retour de la saison d'un fruit peut se trouver, le moment venu, dans l'impossibilité d'en absorber ; parfois l'envie d'un fruit juteux se heurte à son acidité et se révèle n'être qu'un besoin d'eau.
Il existe probablement dans l'enfance comme pour tout programme instinctif, une "période sensible" pour cet apprentissage cénesthésique, après laquelle il ne se fait plus que très imparfaitement, ce qui nécessite le recours à l'olfaction ou à la gustation directes. Cette notion de période sensible explique par ailleurs la fixation quasi indélébile de certaines habitudes alimentaires parfois néfastes prises dans la jeunesse au contact des aliments traditionnels (envies de bonbons, de féculents, etc.).
Les aliments non pro-génétiques en effet s'introjectent avec une satisfaction gustative, qui n'est pas forcément associée à une satisfaction réelle du besoin physiologique; la structuration de l'appareillage instinctif s'en trouve profondément faussée: on cherche à retrouver l'aliment dont l'image a été associée à une gratification gustative, alors que ses caractéristiques nutritionnelles ne correspondent en rien au déficit que l'aliment originel porteur de ce goût saurait compenser . Il se produit ainsi un clivage entre la satisfaction sensorielle et la satisfaction organique ou encore entre le désir et le besoin. En fait, dès les premières expériences alimentaires, l'image des parents nourriciers est introjectée avec ce même clivage: on retrouve ainsi autour de l'instinct alimentaire les mêmes mécanismes qu'autour de l'instinct sexuel, réprimé lors de sa phase oedipienne. Cela ouvre un nouveau champ de recherche à la psychanalyse quant aux troubles de la structuration précoce du Moi et permet de définir une approche freudienne du problème des perversions alimentaires (anorexie mentale, boulimie, etc.).
L'apprentissage que l'on est tenté d'invoquer pour expliquer les préférences et aversions alimentaires, ou leur réajustement éventuel, paraît peut probant dans le cadre d'une alimentation pro-génétique. Il est bien entendu possible de créer un réflexe conditionné, par une irradiation ou une intoxication accompagnant l'assimilation de tel ou tel aliment. Mais il s'agit ici d'une intervention massive qui n'est pas du même ordre de grandeur que le malaise consécutif a une ingestion mal dosée ou imparfaitement choisie. Il ne nous semble pas possible d'induire, à partir de telles expériences, la différenciation raffinée que l'on observe dans les réponses de palatabilité.
D'autre part, le malaise, s'il existe, dépend de l'état du consommateur, qui est variable. L'apprentissage des aversions devrait donc enregistrer les malaises en fonction des données de chimiorécepteurs non seulement externes, mais conjointement internes, ce qui nécessiterait un grand nombre d'essais pour incorporer toute la palette à deux dimensions des circonstances possibles.
L'apprentissage des préférences, lui, devrait s'effectuer à partir d'un mieux-être sensible; c'est-à-dire que quelques heures après le repas, le déficit comblé devrait s'enregistrer de façon perceptible, ce qui n'est guère le cas: on mange avant de souffrir du manque. Ceci exclurait en particulier un apprentissage valable à côté du lait maternel, qui comble tout déficit notable d'avance.
Et enfin, si l'on a absorbé plusieurs aliments, ce qui est pratiquement toujours le cas dans la période qui s'étend de l'ingestion du premier d'entre eux jusqu'à l'absorption intestinale, comment le conditionnement pourrait-il discriminer les actions différentielles des aliments successifs ou des substances superposées ?
Un simple conditionnement behaviouriste ne suffit manifestement pas à expliquer:
Il semble nécessaire d'admettre une programmation instinctive innée, remarquablement différenciée, coordonnant les réponses de palatabilité aux divers déficits. Cela n'exclut pas, cependant, qu'une certaine marge d'apprentissage puisse s'y surajouter, ce qui augmente la capacité d'adaptation (somatique) à l'environnement, permettant par exemple d'induire un réflexe de protection face à un aliment qui ne serait pas prévu dans la plage primitive (végétal provenant d'une région éloignée du biotope originel, aliment que l'espèce ne se serait pas procuré antérieurement, intolérance individuelle par suite d'une déficience génétique, etc.).
Or, chaque aliment innové dans l'histoire de la gastronomie, et assez différent de l'aliment brut pour échapper au contrôle des mécanismes innés, donne lieu à un tel processus d'apprentissage.
C'est pourquoi, dans le cadre de l'alimentation traditionnelle, l'apprentissage joue, ou devrait jouer, un rôle essentiel. Malheureusement, les réflexes intériorisés par chaque individu n'étant en principe pas héréditaires, l'ensemble des problèmes posés à chaque génération s'est compliqué avec le temps parallèlement à l'art culinaire: on conçoit aisément que l'enfant armé de sa seule génétique parvienne fort mal à débrouiller le problème que lui pose l'apprentissage multifactoriel de la cuisine française, par exemple. Notons au passage que l'ancienne tradition, qui voulait que l'on consommât les mets l'un après l'autre, avait peut-être l'avantage de faciliter un certain apprentissage de régulation, même si ces mets apprêtés ne suscitaient pas de «réponse de palatabilité» à proprement parler.
Dans le cadre de l'alimentation traditionnelle, l'apprentissage bute aussi sur les écueils cités plus haut: malaises peu caractérisés et disparates en fonction de l'état du sujet, mieux-être insuffisamment sensible chez un sujet relativement équilibré, indissociabilité des effets d'aliments superposés ou successifs, sans compter la projection des états psychoaffectifs et des convictions diététiques.
Il risque même de se faire à contresens: un agrément sensoriel ou psychologique, consécutif à l'absorption d'un aliment, pourra s'y associer plus directement qu'une nuisance intervenant à un stade plus tardif de l'assimilation; l'aliment nuisible sera alors enregistré comme étant utile: L'apprentissage peut ainsi intervenir à l'encontre du besoin réel.
Relevons encore un phénomène aisément observable, qui peut être mis sur le compte de l'apprentissage: lors de la première dégustation d'un mets préparé selon une nouvelle recette de cuisine, l'impression ressentie est généralement d'un niveau qu'on ne retrouve plus lors d'absorptions ultérieures; L'aliment n'aurait pas ~<tenu la promesse, donnée par sa saveur. Alors qu'avec un aliment génétique, tel un fruit exotique, on retrouve à chaque consommation le niveau d'impression du premier contact, pour autant qu'il réponde à un égal besoin de l'organisme.
En résumé, tout apprentissage ne peut en fait qu'introjecter les données de l'environnement sur les structures préexistantes de l'appareillage instinctif; si les caractéristiques des aliments disponibles s'écartent trop des limites admissibles, il est susceptible de conduire à des réactions paradoxales, par répression, déviation, confusion ou surstimulation des schèmes innés. C'est à cause des désordres dûs au milieu alimentaire inapproprié qu'on sous-estime la part de l'inné au profit de celle de l'acquis; alors que l'instinct alimentaire, observable dès la naissance, jouit de structures hautement différenciées, englobant toute la plage alimentaire originelle, et irremplaçables pour garantir un équilibre nutritionnel parfait.
Avec la nourriture traditionnelle, l'ordinateur instinctif, inadapté, ne donne guère de réponses gustatives fonctionnelles; le goût de" reste inerte, ne constituant jamais une barrière à l'excès d'un aliment, et peut être amélioré à volonté par l'artifice culinaire; le «goût pour traduit une appétence conditionnée plus par l'habitude, ou par la recherche de la satiété et de la jouissance gastronomique, que par le malaise; et le facteur hédonique pousse à retourner à des émotions organiques ou commensales, auxquelles l'art culinaire et social donne une orientation généralement dirigée vers l'agrément maximum; il ne faut donc pas s'étonner que le déséquilibre soit la règle, mais plutôt qu'un certain équilibre soit en mesure de se maintenir. L'organisme dispose de mécanismes de secours, permettant de maintenir l'équilibre calorique et même vitaminique dans des limites acceptables, indépendamment du contrôle sensoriel d'ingestion, comme l'ont montré certaines expériences sur le rat nourri simultanément par voie orale et intraveineuse. Cependant, ces mécanismes ne semblent de loin pas dotés d'une sélectivité et d'une précision comparables au contrôle sensoriel dont il est question ici, ce que l'on peut aisément mettre en évidence grâce au critère de la douleur inflammatoire. Ils garantissent un équilibre à minima.
Avec les aliments génétiques, les choses se passent tout autrement: la programmation instinctive des réponses de palatabilité limite les quantités sélectivement, en fonction des déficits et des capacités digestives; le facteur hédonique prend, à travers l'apprentissage, sa juste fonction qui consiste soit à ramener le sujet vers les aliments qui ont su antérieurement combler parfaitement un besoin, soit plus rarement à éviter un aliment associé pour une raison particulière à un malaise notable. Le libre jeu de ces mécanismes est censé tendre, pour des raisons phylogénétiques évidentes, à un équilibrage nutritionnel optimum, ce qui est bien vérifié par l'expérience dans les conditions que nous avons définies.
Suite, Partie 4 Instinctothérapie Ecrits de G-C. Burger Articles de Presse