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M. Octavio Paz ancien secrétaire à l'ambassade des
Indes et prix Nobel de littérature –
concernant
ses commentaires sur les instructions de Krishna dans la Bhagavad-gita.
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Par hasard, j'ai mis la main sur votre livre Lueurs de l'Inde, et
après l'avoir lu je me suis senti bête de ne pas connaître
l'existence d'une oeuvre dont l'auteur a mérité le prix Nobel
et parle si bien de l'Inde, entre autres.
J'en arrive tout de suite au fait. Vous me pardonnerez d'être aussi direct mais un intellectuel comme vous peut se passer de formalités et ne prendra pas ombrage quant à la critique. J'ai aussi voyagé en Inde ; et ce pays m'a tant charmé que j'y suis retourné une dizaine de fois. Il m'a transformé spirituellement ; partant, j'ai fait une toute autre lecture que vous de la Bhagavad-gita, qui a été votre « guide spirituel dans l'univers indien ». Vous posez une question, p.199, « Mais comment l'action peut-elle être légitime, comment peut-elle devenir le chemin du salut ? » et vous rajoutez, sceptique : est-ce de la « philanthropie ? ». Votre réponse : « Pas tout à fait : Krishna parle ici sous son aspect de dieu conservateur du monde [...] Krishna ne se propose pas la rédemption, mais la préservation de l'ordre universel. » Il me semble pourtant normal que l'action devienne le chemin du salut tout simplement parce que Arjuna suit l'ordre de Krishna. Je ne vous comprends pas ici, l'ordre personnel de Dieu n'est-il pas suffisant pour rendre l'action légitime ? Vous mettez en doute que la mission de Krishna soit philanthropique ! Avant d'être philanthropique, elle est spirituelle. L'action spirituelle englobe automatiquement la philanthropie, la charité et la morale. C'est la pierre d'achoppement. Krishna n'a rien à voir directement avec le mécanisme de ce monde, c'est un Avatar. À supposer qu'Il le maintienne, c'est pour notre bien uniquement, sans aucun profit ; n'est-ce pas là une bien grande marque de bonté, de miséricorde, de pourvoir et de conserver un lieu où l'homme peut se racheter, malgré ses réticences et ses rebellions ? « Krishna ne se propose pas la rédemption » ? Que faites-vous donc de Son conseil ultime : Laisse-là toute autre forme de religion ( matérielle s'entend ), et abandonne-toi simplement à moi. Toutes les suites de tes fautes, je t'en affranchirai. N'ai nul crainte. ? Si par contre vous entendez par rédemption, le rachat du genre humain par la souffrance, c'est du dogmatisme chrétien, fort discutable d'ailleurs si l'on veut en faire un archétype universel aux dépens des autres religions. Non, M. Paz, Krishna ne s'adresse pas à Arjuna « sous son aspect de dieu conservateur du monde ». Dans le dixième chapitre Sa position est clairement définie. Il lui montre Sa forme cosmique, puis Celle de Narayana et termine par Son aspect le plus intime : Celui de Krishna. Ce n'est pas à proprement parlé Krishna qui maintient le monde, mais Vishnou. Où sont les dites activités de conservation qu'accomplit Krishna ? Krishna est un lila Avatar, et non un guna Avatar. Guna signifie mode matériel. Vishnu, le guna Avatar, est la Déité du mode de la vertu, Il maintient ; Brahma, de la passion, il crée ; et Shiva, de l'ignorance, il détruit. C'est pour rétablir les principes de la religion que Krishna descend en ce monde, précise-t-Il, chaque fois que l'irréligion s'élève, mais surtout pour délivrer Ses dévots**. Et - pour leur donner du plaisir. Pour délivrer Ses dévots, n'est-ce pas là encore une marque suffisante de rédemption ? Rendez-vous compte, Krishna, le Seigneur suprême, la Déité de tant de fidèles, apparaît en personne ! N'est-ce pas un acte merveilleux ? La nature matérielle agit sous Ma direction, d'affirmer Krishna, ( Il fait alors allusion à Vishnou ). Dun simple regard, Il manifeste les univers. Peut-on croire alors qu'Il ait besoin de Se déplacer pour conserver ce monde ? Puisqu'Il le dit ! Si Krishna Lui-même descend en ce monde, c'est par amour pour Ses créatures. Mais ce n'est jamais Krishna qui tue, où qui s'occupe de politique, de conservation, malgré les apparences. Les Ecritures décrivent, à ce moment, Narayana, Krishna à quatre bras, qui n'a pas les mêmes caractéristiques. Elles font une distinction entre le Krishna de Dwarka et de Mathura, Vâsudeva, adoré avec faste et vénération, d'avec Celui de Vrindavane, Govinda, le garçon vacher. Quand, après avoir été prié, Krishna montre Sa forme universelle, Arjuna, effrayé par cette terrible vision, L'implore de revenir à Sa forme de personne suprême, Govinda. Krishna lui dévoilera alors Sa forme à quatre bras, Celle de Narayana ; mais c'est seulement lorsqu'Il reprendra Sa forme originelle, à deux bras, qu'Arjuna se calmera. On en conviendra : la nature de Dieu, Krishna, est insaisissable. Même aux yogis et aux devas, Il demeure inaccessible, que dire du profane. C'est la dévotion qui permet de pénétrer Son mystère. Réalité universelle, seule la foi ouvre les portes de cette connaissance. Krishna dixit. M. Louis Gardet a remarqué ce point dans son Que sais-je ? C’est à l’obstention d’un Dieu personnel que s’ouvre le dévot, un Dieu suprême « bien que non créateur au sens strict... » Je joins en appendice un court chapitre de mon livre sur ce sujet délicat et ésotérique, Krishna-Chaitanya, Le monothéisme dans toute sa splendeur. Il montre que depuis toujours la question de savoir qui vient de qui, Vishnou de Krishna ou Krishna de Vishnou, à fait couler beaucoup d'encre. En résumé, Krishna-Chaitanya prouve que Krishna peut agir au Nom de Vishnou mais que le contraire ne soit pas envisageable. Krishna possède les plus grandes qualités. Je ne comprends pas non plus l'affirmation « Cependant, jamais les hindous n'ont déduit de ce principe l'existence d'un Dieu créateur du monde et de l'humanité. » 2 Krishna précise clairement pourtant dans le dixième chapitre que De tous les mondes, spirituels et matériels, je suis la source, de Moi tout émane. Encore vous aurait-il fallu définir sur ce point la position de Krishna. Il apparaît par vos commentaires que chez les hindous « C'est le divin - non une divinité - qui est la force créatrice, la matrice du cosmos. » C'est de l'Aristotélisme ça ou une présentation impersonnelle des Upanishads. Rien à voir avec la Bhagavad-gita. Ni avec la Sri Isopanishad où je lis : O mon Seigneur, Ta radiance m'éblouit et me cache Ton vrai visage. Enlève, je T'en prie, ce voile de lumière, et révèle Toi à Ton pur dévot. En premier lieu, il s'agit de reconnaître que, d'après la perspective de la Bhagavad-gita, Krishna est l'Être et le Dieu originel et personnel, ce que nous confirme Arjuna par les expressions purusam sasvatam et adi devam. 3 Je ne voudrais pas m'étendre sur ce sujet mais il est primordial d'admettre que la relation entre Arjuna et Krishna est personnelle, que Krishna est Dieu et que leur individualité est éternelle, Jamais ne fut le temps où nous n’existions, Moi, toi et tous ces rois; et jamais aucun de nous ne cessera d'être. 4 Votre phrase déductive, « L'univers ( dans la tradition indienne ) n'a pas été créé ; par conséquent, là où il n'y a pas de seigneur et maître, il ne peut y avoir commandement ni désobéissance » est donc à reconsidérer. Il est vrai cependant que vous faites exception du cas de Krishna, ce qui n'est pas aussi évident dans votre présentation. Son enseignement a toujours plus ou moins existé : J'ai donné cette science impérissable, la science du yoga, à Vivasvan, le deva du soleil, et Vivasvan l'enseigna à Manu, le père de l'humanité. Et Manu l'enseigna à Iksvaku. Savoir suprême, transmis de maître à disciple, voilà comment les saints rois l'ont reçu et réalisé. Mais au fil du temps, la succession disciplique s'est rompue, et cette science, en son état de pureté, semble maintenant perdue. 5 Vous avez donc raison quand vous affirmez que Krishna ne propose rien d'autre que ce qu'on connaissait déjà ; Il n'a rien à inventer, tout est déjà dit et Il cite spécifiquement le Vedanta. Ce qui porte à confusion c'est le fait que vous tranchiez si catégoriquement la culture védique avec Son enseignement. Puisque pour vous « Le samnyasin n'est pas un rédempteur : il ne veut pas sauver le monde. Il sait que le monde est condamné d'avance...» Pourtant, il y a une pléthore de sannyasis rédempteurs notoires : les Alvars, dont la tradition a engendré le fameux ordre des Ramanuja, ce dernier étant lui-même un sannyasi qui initiait des êtres de très basse extraction ; sans omettre bien sûr Vyasa qui a offert au monde non brahmanique une littérature prodigieuse, et par surcroît supérieure ; Narada, qui sans cesse ni repos, sannyasi par excellence, prêche les gloires de Narayana, Madva, Visnuswami, Chaitanya, et tutti quanti. Vous n'êtes pas sans savoir qu'un sannyasi, ou le guru, lorsqu'il prend des disciples, il les délivre de leur lourd karma en recevant leurs péchés. L'Inde n'a pratiquement pas connu l'intolérance religieuse. Elle a accueilli à bras ouverts juifs, chrétiens, zoroastriens, etc., quand ils furent persécutés dans leur pays. Par conséquent, différents courants de pensée se sont côtoyés et se côtoient encore. L'impersonnalisme et le personnalisme sont deux fortes tendances qui se sont toujours confrontés, philosophiquement. Malencontreusement même lorsque vous parlez de Krishna ou de la Bhagavad-gita, vous vous referez aux vues de Shankara, à l'impersonnalisme, à l'inconditionné : « La doctrine de Krishna est celle de l'action/non-action. » La doctrine de Krishna est celle de la bhakti M. Paz, de la dévotion, de l'amour. Le neuvième chapitre, entre autres, n'enseigne que ça. Pour expliquer « qu'est-ce qui fait tourner la roue des réincarnations ? » p.190 vous vous servez d'un texte bouddhiste, dont l'enseignement est aux antipodes des Vedas, et, sans crier gare, vous enchaînez avec le concept hindou : « La libération ne signifie pas le salut au sens chrétien du terme. Il n'y a pas d'âme ou de personne à sauver : le libéré se délivre de l'illusion du moi ; son être est l'Etre. » À la lumière du verset cité plus haut ( Jamais ne fut le temps où nous existions, Moi, toi et tous ces rois; et jamais aucun de nous ne cessera d'être ) il est clair que vous exposez une opinion fausse et fâcheuse pour la tradition vaishnave, la tradition théiste. Par une explication biaisée vous mettez le jaïnisme, le bouddhisme et l'hindouisme dans le même sac. Plus loin vous continuez ainsi : « Le libéré s'affranchit de l'existence dans le flux temporel et pénètre dans l'inconditionné. [...] La différence avec l'idéal chrétien est radicale : le salut, pour le chrétien, se confond avec l'entrée au royaume des cieux. Un royaume est une entité collective, et le ciel une société parfaite peuplée de bienheureux et de saints. Tout le contraire de la libération solitaire en Inde. » Ici vous m'étonnez franchement. Il n'y a pas de comparaison aux descriptions du monde spirituel que l'on retrouve dans les textes hindous ; Ils excellent en la matière. Que de magnifiques illustrations de cours d'eau, forêts et plantes ! La variété infinie des âmes, leur dévotion pour un Dieu suprême, qu'on désigne sous de millions de Noms comme Rama, Govinda ou Krishna, les activités, les émotions, les couleurs, et tant d'autres aspects de cette réalité sublime figurent avec force détails dans le Bhagavat-Purana par exemple. Ce maître-livre de Vyasa, l'auteur du Vedanta, est également considéré par les vaishnaves, les théistes, comme l'apothéose de la littérature spirituelle, et même védique. Évidemment vous avez une bien piètre opinion des Puranas alors qu'ils représentent une manne inestimable de connaissances et de révélations. Encore faut-il savoir en profiter. Bref, à aucun moment Krishna nous encourage à nous fondre dans le brahman pour perdre notre individualité. Au contraire, Il nous incite aux actes de dévotions, intrinsèques à Son royaume. M. Esnoul, dans son livre Ramanuja et la mystique vishnouite fait la remarque suivante : « L'une des caractéristiques des milieux bhakta est le sentiment de la collectivité religieuse. Les textes classiques et plus encore les textes épiques, font une place considérable au « renonçant », […] Chez les bhakta le comportement se révèle diffèrent : on reconnaît comme l'un des moyens de sanctification, et non des moindres, la fréquentation d'autres dévots avec lesquels on chantera en commun et on louera sans cesse la divinité. ( p. 18 ) Étrange également cette affirmation « Aucun des grands textes indiens qui abordent la question ne mentionnent les autres : la majorité des humains. C'est un trait qui sépare nettement l'hindouisme du christianisme. [...] L'idée d'une société juste n'apparaît pas dans la tradition philosophique hindoue. » Une seconde fois vous prenez soin de préciser l'exception, le Krishnaïsme. Et que faites-vous du varnashrama qui existait avant Krishna ? Dans la Gita Il déclare ainsi son importance : J'ai créé les quatre divisions de la société en fonction des trois gunas ( les influences de la nature matérielle, vertu passion et ignorance ) et des devoirs qu'ils imposent à l'homme. Le mot varnashrama est composé de deux vocables : varna qui signifie les quatre divisions sociales ( que je ne traduirais pas ici par caste, dénomination péjorative introduite par les cruels inquisiteurs portugais ) et de ashrama qui désigne les quatre ordres spirituels. Selon Bhaktivedanta Swami Prabhupada, qui a défendu le théisme partout à travers le monde et écrit un commentaire, unique en son genre, de la Bhagavad-gita, dont il précise en titre Telle qu'elle est : « Rien ne distingue la société humaine de la société animale si ce n'est cette organisation en quatre varnas, instituée par le Seigneur pour favoriser l'épanouissement systématique de la conscience de Dieu. 7 » M. Esnoul fait une autre remarque pertinente : « Nous rencontrons là un exemple d'un trait qui a toujours caractérisé les cultes de bhakti : l'appartenance au dieu brise les barrières dressées par les castes ; le dévot peut appartenir à n'importe quelle couche de la société. » ( p.35 ) Que de critiques à l'égard de ces divisions ! Critiques basées sur l'état actuel de l'Inde, après que les musulmans et toutes sortes d'invasions et de colonisateurs ont essayé - et plus ou moins réussi - de détruire sa richesse culturelle et spirituelle. Sans compter l'effet pervers du temps, du soi-disant progrès, - dont je partage votre critique -, et la tendance barbare en l'homme, des brahmanas en l'occurrence, qui ont perverti ce système. Nous ne discuterons pas ici de sa validité, à tous les niveaux, et qui a été magnifié par de grands sages et philosophes. Ceci pour dire que le varnashrama existait avant l'époque où se situe le discours de la Bhagavad-gita. Reste à savoir quels sont ces « grands » textes qui ne mentionnent pas les autres ? Le Ramayana, le Mahabharata et les Puranas ne sont-ils pas de grands textes ? « L'idée d'une société juste n'apparaît pas dans la tradition philosophique hindoue... [...] Brahman, sat, et les autres entités se laissent aimer sans réciprocité. » Quelle assertion ! Je le répète, et Ramachandra ? et Narayana ? Lorsque le démiurge de l'univers et les devas vont rencontrer Vishnou pour Le prier de Se rendre à leurs désirs, reste-t-Il insensible à leur appel ? « L'absence de solidarité dans cette conception de la libération se dément quelquefois. » Excusez-moi, M Paz, si je suis insistant, mais elle se dément toujours lorsqu'il s'agit de Vishnou, d'un Dieu personnel, connu depuis les hymnes védiques : om tad visnoh paramam padam sada...8 Il est certain que brahman, si l'on se réfère à l'entité impersonnelle de Shankara, ou le sat, ne peut pas réciproquer, il est impersonnel. Dans ce cas, on ne peut parler avec justesse ni d'amour, ni de prière, ni de dialogue. Réitérons-le en le martelant, l'impersonnalisme, le monisme, le brahman n'est qu'un aspect de cette réalité, subordonné à Vishnou ; Je suis le fondement du brahman 9. Je déplore cette tendance à toujours délibérer sur l'Inde par rapport à des textes et des commentaires de cette trempe d'auteurs dont, par comparaison, chez nous, Socrate, Aristote et Platon portent le flambeau. Loin de Vyasa cette spiritualité à l'athéisme déguisé. Par son oeuvre, il s'est nettement démarqué de Patanjali, Kanada, Jaimini, ou Gautama. L'enseignement n'est pas que destiné à Arjuna dont, selon vos paroles, le détachement ne révèle aucun amour du prochain : « Arjuna ne sauve personne, hormis lui-même. Serait-ce une exagération de ma part ? Je ne le crois pas : le moins que l'on puisse dire est que Krishna prône un désintéressement étranger à toute philanthropie. Il apprend à Arjuna comment échapper au karma et comment se sauver lui-même, sans égard pour le salut des autres. » Pourtant, d'après le système social, politique et spirituel, n'importe quel soldat qui meurt sur le terrain de bataille gagne les planètes supérieures. Cela est déjà de la philanthropie, accordée en outre à des ennemis. Voyez plutôt les autres bénéfices. Pour celui qui enseigne ce secret suprême à mes dévots, le progrès dans le service de dévotion est assuré, et, à la fin, nul doute, il reviendra à moi. [...] Quant à celui qui l'aura écouté avec foi, sans envie, il s'affranchira des suites de ses actes coupables et atteindra les planètes où vivent les vertueux.10 Rappelez-vous, la Bhagavad-gita débute avec Sanjaya, disciple de Vyasa, qui, grâce à son pouvoir de clairvoyance, s'apprête à décrire et transmettre à son maître et roi, Dhritarastra, responsable de la guerre, aveugle de corps et d'esprit, le cours des événements et le dialogue entre Krishna et Arjuna. Et elle se termine par une belle pensée de Sanjaya : Où que se trouve Krishna, le maître de tous les yogis, où que se trouve Arjuna, l'archer sublime, là règne l'opulence, la victoire, la puissance formidable et la moralité. Par suite, vous, moi, et l'humanité, à l'instar de Dhritarastra, par la première question, pouvons bénéficier de ce plan divin. Le problème, c'est ce que vous entendez par philanthropie : « Les bodhisattva ne connaissent pas la véritable charité, toute d'humilité : ils nous donnent le pain et l'eau de la connaissance, non le pain et l'eau réels qui assouvissent la faim et la soif. » Thomas Merton écrit à ce sujet : « Il n'est pas exact que les saints et les grands contemplateurs n'aient jamais accordé d'attention aux choses créées, et qu'ils n'aient jamais compris ni apprécié le monde, ce qu'on y voit, ce qu'on entend, et ceux qui l'habitent. Croyez-vous que leur amour de Dieu était compatible avec la haine des choses qui de tout côté Le reflète et L'exprime ? Vous direz qu'ils étaient sans doute absorbés en Dieu et n'avaient d'yeux que pour Le voir. Pensez-vous qu'ils allaient avec des visages de pierre et n'écoutaient point la voix des hommes qui leur parlaient, qu'ils ne comprenaient point les joies et les tristesses de ceux qui les entouraient ? C'est parce que les saints étaient absorbés en Dieu qu'ils étaient véritablement capables de voir et de goûter les choses créées, et c'est parce qu'ils L'aimaient, Lui seul, qu'eux seuls aimèrent tout le monde.11 » De fait, durant mes voyages en Inde j'ai été surpris par l'hébergement ( dharmasala ) et la nourriture ( prasadam ) offerts gratuitement dans tous les lieux de pèlerinage ; et il n'en manque pas ! Le Mahabharata, le Ramayana et les Puranas font grand cas de la charité, je pense qu'il est inutile que je vous en donne des exemples, cela à cause de la longueur que prend cette lettre. Vous comprendrez que je me dresse contre votre interprétation ancrée dans la spéculation chrétienne qui a toujours cherché à dicter au monde ce qu'est l'Invisible, l'Incompréhensible et à réduire à la définition de paganisme tout ce qui n'était pas issu du judéo-christianisme. Veuillez me pardonner si je laisse aller ma frustration, mais il est désagréable de toujours entendre que seul le christianisme ait pu entrevoir, sentir, deviner, concevoir, etc., une Réalité aussi grande, un Dieu unique. Vous avez raison, dans la Bhagavad-gita il n'est pas spécifiquement question de philanthropie, de charité ou de moralité. Voyez, on y parle même pas de végétarisme, de la nécessité de protéger la vache alors que l'Inde la sacralise, que Krishna Lui-même soit un vacher. Le contexte indien érait autre ; la civilisation y était hautement développée. Krishna n'avait pas affaire à des peuples rustres qu'il était nécessaire d'éduquer sur l'importance de ne pas commettre l'adultère, sur l'honnêteté ou la non-violence. « Tu ne tueras point » commanda Jésus, et ils l'ont assassiné ! Reconnaissons avant tout la différence de culture chez les populations arabes, grecques ou romaines, d'avec celle des Indes, et l'on comprendra pourquoi Krishna n'enseigne pas ces notions élémentaires. Il faut aussi souligner que la Bhagavad-gita ne représente qu'un très cours chapitre d'une prodigieuse littérature dont la somme forme le corpus des Vedas, un A.B.C. en quelque sorte ; mais déjà la barre est trop haute. Lorsque je décidai de vous écrire, je ne me doutais pas que l'exercice me donnerait du fils à retordre. J'avoue que vos réflexions sont perspicaces et que mes réponses ne peuvent être que des ébauches. J'estime pour autant que l'essentiel y est contenu. Je vous remercie donc de m'avoir donné cette opportunité et je verrai comme un privilège de recevoir votre avis, même succinct, sur ma lettre. Grâce à des écrivains sincères et notoires comme vous un débat crucial peut être approfondi. Je profite de cette opportunité pour diffuser cette réponse sur l'Internet afin de contribuer à cette tentative complexe qu'est le dialogue inter religieux ; il me semble qu'il détient le sésame du véritable progrès. Sincèrement, et au plaisir de vous lire. Ahmed Neilli
2. p. 186 3. Bg. X. 12 4. Bg. II.12 5. Bg IV. 1, 2 6. Bg IV 13 7. Commentaire du verset IV.13 8. Rig Veda 9. Bg XIV. 27 10. Bg. XVIII 68 à 71 11. Semences de contemplation, Edition du Seuil p.14 |