Extrait de Instincto Magazine n° 42, juin 1991, Editorial par G.-C. Burger
Manger est, dans notre culture, profondément lié à la culpabilité. Cette culpabilité ressort sous mille formes inattendues, d'autant plus fort qu'on essaie de s'en libérer. La plus fondamentale, c'est le sentiment de honte que nous mettons dans le plaisir.
Chez certains prédisposés, ce sentiment prend une telle ampleur que toute prise de nourriture devient impossible. On appelle ces gens des anorexiques et on les enferme dans des asiles. Le psychiatre leur intime alors l'ordre se bourrer de pâtes et de patates et ne les laisse ressortir qu'à la seule condition d'avoir engraissé d'un certain nombre de kilos. Ces procédés ont généralement pour effet de les traumatiser davantage, en ajoutant à la culpabilité de manger celle de ne pas manger, contradiction fâcheuse qui n'est évidemment pas faite pour diminuer leurs conflits intérieurs.
Chez les gens réputés normaux, cette culpabilité existe aussi. A cet égard, nous sommes tous un peu des anorexiques, sauf que les symptômes apparaissent de manière moins visible. Nous savons masquer nos contenus coupables par toutes sortes de rationalisations et de lieux communs.
En fait, nous perpétuons malgré nous une culpabilité très ancienne, qui remonte aux origines de l'artifice culinaire et imprègne encore profondément notre culture et nos inconscients d'aujourd'hui. Nous évoluons sous son emprise comme le poisson dans l'eau et ne savons même plus la reconnaître. Chaque fois que nous parlons d'alimentation, que nous recommandons un aliment, que nous en interdisons un autre, que nous inculquons les manières de table à nos enfants, que nous vantons les mérites de la gastronomie, que nous nous inquiétons de nos apparentes boulimies, nous obéissons sans le savoir à cette culpabilité (peutêtre faisonsnous des boulimies pour lui trouver un justificatif...). Les formules de langage, les croyances populaires, les lieux communs de la diététique, nous offrent des structures de pensée qui sont elles-mêmes construites sur son modèle et nous y maintiennent au point que nous ne pouvons pas penser autrement. Et si nous cherchons à penser autrement, nous tombons de Charybde en Scylla, n'ayant d'autre voie que de nous défendre contre nos culpabilités profondes par toutes sortes de justifications, qui nous empêchent à leur tour d'être objectifs face au problème alimentaire.
La mise en évidence de l'instinct alimentaire et de ses mécanismes alliesthésiques nous permet de voir un peu plus clair dans les origines du phénomène. Une partie de cette culpabilité est parfaitement justifiée : s'écarter des lois de la nature pour se procurer du plaisir, fondement de tout art culinaire, apparaît, une fois qu'on a compris le fonctionnement de l'instinct, comme une erreur, inévitablement source de nuisances. L'aliment qui parait mauvais à l'instinct ne correspond pas aux besoins ni aux possibilités d'assimilation de l'organisme ; recourir à l'artifice culinaire pour le rendre plaisant malgré tout, c'est aller tout droit contre la logique fondamentale des lois de la vie ; c'est détruire un aliment qui pourrait être utile à d'autres, tout en se détruisant soi-même.
Les premiers inventeurs de la cuisine se sont-ils sentis coupables en constatant les méfaits de leur apprenti-sorcellerie sur leur santé et sur celle des autres, au point de léguer leur malaise à la tradition ? Notre psychisme estil programmé génétiquement pour manifester un sentiment de culpabilité dès que nous trichons avec des lois naturelles et que nous nous mettons en danger ? Le fait même que la mère doive dire à l'enfant : mange ceci sinon tu n'iras pas bien, ou ne mange pas cela sinon tu vas te faire du mal, induit, à chaque instant de l'éducation alimentaire, des éléments de culpabilité dont la seule sommation suffirait à expliquer la situation actuelle. L'enfant, devenu grand, induira automatiquement les mêmes culpabilités à ses propres rejetons et, avec les générations, la façon dont la société pensera son alimentation s'en trouvera modifiée. On constate par exemple que tout effort fait pour améliorer l'hygiène alimentaire est à priori sous-tendu de culpabilité : les notions mêmes de régime ou d'alimentation de santé sont traversées par celles d'ascèse et de privation. Alors qu'aucune loi fondamentale de la biologie ne le veut ainsi : dans la nature, c'est plutôt l'opulence du milieu alimentaire qui garantit la santé de ses prédateurs. En dernière analyse, c'est aller contre la nature que d'émettre des interdits (eux-mêmes encore une fois culpabilisants) dans le but d'améliorer la santé. Hélas, le monde de l'artifice ne nous laisse d'autre recours que l'interdit pour nous préserver contre ses multiples tentations.
L'artifice fait surgir le faux plaisir ;
le faux plaisir induit la tentation ;
contre la tentation, il faut poser des interdits ;
et les interdits font naître les frustrations.
Cette inéluctable mécanique fonctionne comme un générateur permanent de culpabilité, car notre seule défense contre la frustration consiste à fantasmer ou à survaloriser les plaisirs défendus.
Dans les conditions alimentaires que définit l'instinctothérapie, qui sont, par définition les conditions naturelles, les interdits n'ont plus aucun sens. Tout au plus pourraient-ils corriger les distorsions entraînées par le fait que les conditions naturelles que l'on est en mesure de réaliser ne sont précisément pas tout à fait naturelles : il faut, par exemple, savoir que les fruits sélectionnés déportent la barrière instinctive, que la viande ne se trouve pas tous les jours dans la nature, etc. Mais à part ces quelques corrections de détails, l'expérience montre effectivement que le plaisir à l'aliment naturel est le chemin de la santé.
C'est là tout de même une merveilleuse harmonie naturelle. Le plaisir réintègre son innocence originelle, on peut se détendre et s'abandonner en toute bonne conscience aux joies offertes par la nature.
C'est aussi, malheureusement, perdre les points de repère sur lesquels on avait construit toute une façon d'être et de penser, et enlever à la culpabilité installée au tréfonds de notre psychisme par des années d'éducation et des millénaires de tradition, ses voies d'expression habituelles. Nul étonnement de la voir, après un certain temps de latence, éclater et s'engouffrer dans les canaux les plus imprévus. Ce spectacle se répéte inlassablement, en prenant des formes différentes, depuis bientôt trente ans que j'observe les effets de mon enseignement sur mes semblables. Au début, c'est l'enthousiasme car retrouver la logique des lois naturelles dans son assiette est un grand soulagement. Puis peu à peu, les choses se gâtent, comme si quelque chose au fond de chacun lui faisait prendre en grippe les bienfaits mêmes qu'il découvre, détester l'harmonie à laquelle il aspirait, chercher toutes sortes de prétextes pour retourner à l'esclavage des contradictions anciennes. Derrière les tentations obsessionnelles, les apparences de faiblesse, les appels à la liberté, il y a en réalité cette culpabilité profonde qui interdit l'abandon au plaisir innocent, et qui finit souvent par triompher. On se sent tellement mieux quand on retourne au berceau... Ainsi s'expliquent en bonne partie les échecs auxquels ont abouti bien des vocations crudistes. Chez d'autres, le même processus se manifeste différemment : par la tendance à réintroduire dans notre système de liberté n'importe quel tabou de rencontre, autour duquel pourront se réorganiser les contenus coupables. D'où cette force extraordinaire avec laquelle mes "héritiers" brandissent, les uns l'interdit de la viande, les autres le danger des fruits sucrés, d'autres encore le spectre de la boulimie et des émonctoires bloqués, et toutes sortes de systèmes contraignants, en contradiction directe avec l'instinct qu'ils gardent pourtant comme hypothèse de départ. Si ces déviations ont parfois un facile et rapide succès, quoique généralement éphémère, c'est justement parcequ'elles fournissent à leurs adeptes un exutoire aux culpabilités inconscientes. La route est à nouveau balisée par des limites endeça desquelles on se sent rassuré, tout en donnant prétexte à crier haro, pour mieux occulter l'ancien malaise, sur ceux qui les transgressent, donc à la fois sur les instinctos et sur les noninstinctos. Il est clair que notre expérience aussi, si on l'érige en dogme, peut jouer ce rôle expiatoire. II y a d'un côté les élus, ceux qui respectent les interdits du cuit, donc les déculpabilisés, et de l'autre, les damnés, les boucs émissaires sur le dos desquels s'en iront toutes nos vieilles peurs, privées de leur support ordinaire. Une telle situation n'est évidemment pas stable, car elle nous coupe de nos amis, voire de nos objets d'amour, et il ne faut généralement pas longtemps pour que le château de cartes s'effondre. Trouver une position simple et objective dans ce domaine bourré de noeuds inconscients qui nous sert de terrain d'expérience n'est certes pas chose facile. Une petite anecdote nous donnera peutêtre un peu plus de recul par rapport aux inquiétudes que certaines croyances pourraient entretenir dans nos esprits. Plusieurs écoles d'hygiène alimentaire prétendue naturelle condamnent en effet la consommation des oléagineux comme étant trop caloriques. Selon ces enseignements, que vous connaissez sans doute, il ne faut jamais manger plus de cinq noix ou plus de cinq amandes à un repas. Une telle ascèse a sans doute quelque chose de rassurant: en me privant draconiennement, j'arriverai plus vite à la santé. Plus grand est mon sacrifice, plus belle sera ma récompense...
L' expérience de l'instinct conduisant parfois à absorber de grosse rations de ces "dangereux" oléagineux - je me souviens, dans mes propres débuts, avoir empilé des montagnes de coquilles de noix au point de vider mon assiette plusieurs fois au cours du même repas - de tels préceptes ont de quoi rraviver nos anciens conflits intérieurs et amener toutes sortes de distorsions dans notre écoute de l'instinct. Pour peu que plusieurs magnats du naturisme énoncent la même sentence, nous voilà tout ébranlés, justement parce que nous y trouvons un exutoire où fixer nos culpabilités. Je connais bien des instinctos de bonne volonté qui se sont laissés complètement déstabiliser par cette angoisse de l'amande, et qui ont préféré finalement la culpabilité du retour au massepain...
Or, voilà qu'un article, vient de paraître dans La Recherche du mois de juin : une observation récente des chimpanzés dans la nature a permis de constater que ces grand singes savent fort bien casser des noix, même très dures, en se servant d'un caillou et d'un tronc d'arbre en guise de marteau et d'enclume (le cassenoix à percussion est donc originel...), qu'ils font parfois des repas de quatre heures sans interruption, et que la moyenne des rations absorbées pendant les quatre mois que dure la saison est de 274 noix par jour ! Donc l'instinct animal conduit tout droit à l'enfer de la boulimie...
Petit clin d'oeil au diététicien de service : une telle ration représente environ 4500 calories, soit plus qu'il n 'en faudrait à un travailleur de force pesant largement plus lourd et travaillant en Sibérie. De deux choses l'une : ou bien la nature n'obéit pas aux rêgles de la diététique, ou bien la diététique n'obéit pas aux règles de la nature. Jusqu'à plus ample informé, ces chimpanzés ne souffrent pas d'obésité ni d'hyperthermie...
Quant à moi, cela me donne au moins le courage de me remettre à la fabrication de mes fameux cassenoix, que tant dtinstinctos attendent impatiemment. Avec tout ce temps de retard, je commençais à ployer sous la culpabilité...