Extrait de Instincto Magazine n° 43-44, juillet-aout 1991, Editorial par G.-C. Burger
Tout près de l'hôpital de Provins - le fameux hôpital qui nous veut tantt de bien...- il y a un carrefour, construit depuis quelques années, où ont été plantés quelques arbres d'ornement comme on en plante au bord des échangeurs d'autoroutes.
Ces feuillages m'avaient toujours paru sans intérêt, en général on plante là des arbres feuillus dont les branches dénuées de fruits pourraient tout au plus attirer les chèvres ou les punaises des champs, mais en aucun cas des instinctos de bonne souche (il est vrai que certains dissidents déclarent préférer les feuilles aux fruits qu'ils considèrent comme dangereux pour la santé, mais ne revenons pas sur ces vieux litiges).
Pour ma part, j'ai toujours regretté que les responsables des aménagements ne profitent pas de ces surfaces non négligeables pour y planter des arbres fruitiers ou des buissons porteurs de baies mangeables. II y en aurait pour tout le monde, pour les pauvres, pour les pique-niqueurs, pour les conducteurs tombés en panne, pour les enfants sur le chemin de l'école, sans compter le problème de l'approvisionnement de la population en période de guerre ou de disette.
Des fruits gratuits sur le bord des routes pourraient constituer une base de nourriture précieuse quand les importations de produits alimentaires sont interrompues. Mon père, qui a connu les rigueurs de la guerre de 1914-18, me racontait souvent comment il grimpait aux arbres pour y cueillir des pommes vertes, qu'il trouvait délicieuses après les avoir lancées à plusieurs reprises contre le tronc pour les ramollir, tant son estomac criait famine (au point de manger même les mouches, délicieux insectes dont *****(1) n'a pas encore songé à vanter les mérites et qui faisaient pourtant partie du menu journalier dans les régions les plus touchées par les pénuries de l'époque).
Il est vrai que depuis des années, voire des décennies que je scrute réguliérement les arbres et les buissons plantés aux abords des routes nouvelles, espérant rencontrer du regard quelque fruit ou quelque baie de couleur appétissante, je n'ai jamais rien vu d'autre que le vert désespérant de frondaisons stériles, qu'agitaient les turbulences des bolides de passage, euxmêmes trop pressés pour s'arrêter même si les plus attirantes merveilles de la nature avaient été là pour les séduire.
En apercevant ce petit bosquet où s'alignaient un cortège de troncs plutôt maigres, que j'ai dû croiser en moyenne une fois par jour depuis huit ans, je ne me doutais pas que j'allais faire l'un des plus merveilleux repas de ma carrière instincto. Un paysagiste bien inspiré avait en effet agrémenté ce lieu désert d'une douzaine d'arbres, dont une bonne moitiéde cerisiers sauvages. Les branches chargées d'innombrables petits points rouges ou noirs, brillants dans le soleil, me firent appuyer sans hésitation sur le frein. Le temps de ranger lavoiture sur l'accotement, c'était la révélation. Ces fruits, petits par leur géométrie, allaient se révéler gigantesques par leur saveur. La pureté, la profondeur, la puissance du sauvage; la diversité des sensations, l'onctuosité, le croquant, le juteux; la plénitude, la légèreté, l'arrêt instinctif précis, la satisfaction totale sans la moindre composante négative, tout cela était vraiment sans comparaison avec les cerises courantes, greffées selon les règles de l'arboriculture traditionnelle. Les bigarreaux Napoléon de notre propre verger que je goûtais à l'arrivée pour faire la comparaison, n'étaient plus qu'une pâle imitation de la nature. Comme si la saveur s'était morcelée, disloquée, diluée dans une masse inutile et compliquée d'acidités parasites du plus désagréable effet.
Cette petite expérience, répétée bien des fois, m'a convaincu mieux que jamais que la sélection artificielle a des conséquences plus graves qu'on ne l'imagine. D'abord sur l'équilibre alimentaire. On absorbe facilement trois fois plus d'un fruit greffé qu'on ne peut le faire avec son ancêtre sauvage. Quand on connait l'importance d'une régulation précise des quantités, par exemple sur la tendance inflammatoire qui s'emballe pour quelques bouchées de trop, on mesure aisément les conséquences de la sélection artificielle.
Une première expérience, faite avec des volatiles et des lapins nourris de légumes en lieu et place d'herbe, par un ami qui voulait faire bénéficier ses animaux des mêmes merveilles de l'agriculture que sa propre famille, et qui voyait sans doute dans cette technique le moyen de rentabiliser les restes de l'instinctothérapie quotidienne, m'avait déjà mis la puce à l'oreille. Toute sa malheureuse basse-cour avait fini par crever lamentablement, contrairement à mes propres animaux que je laissais trouver leur nourriture par euxmêmes, au prix d'un effort pourtant plus dur et dangereux parmi les herbes et les buissons sauvages. Cela se passait autour de 1971, il y a vingt ans, et l'idée m'avait effleuré que les plantes alimentaires dont nous disposons sont peutêtre l'objet de dérives génétiques dont les conséquences sur la santé et la longévité humaines dépassent de loin les plus pessimistes évaluations. II est vrai que la sélection artificielle tend à faire proliférer des espèces végétales et animales différentes des espèces primitives, non seulement dans leur génétique, mais dans leur constitution biochimique : toute mutation de l'ADN entraîne par définition la synthèse de protéines nouvelles, auxquelles notre métabolisme n'est pas forcément adapté. Et qui dit inadaptation dit pathologie.
Peu après la fin catastrophique de cette bassecour, je constatais en effet l'apparition d'un nombre de tumeurs cancéreuses dépassant toutes les normes dans un élevage de souris que j'avais nourri essentiellement de blé cru (un blé nommé "Proteus" pas particulièrement trafiqué par les sélectionneurs, et cultivé dans toutes les règles de l'agriculture biologique). Lorsque je demandais à la biologiste qui dirigeait le laboratoire de l'Université de Genève, qui avait accepté de déterminer la nature des tumeurs de mes souris, à quoi pouvait s'attribuer une pareille prolifération, elle me répondit: "Certainement àce que vous leur donnez à manger !" Pour la première fois, je prenais conscience de la différence fondamentale qui sépare la médecine et la biologie, car jamais les médecins qui avaient diagnostiqué mon propre cancer n'auraient osé mentionner le facteur alimentaire.
En revanche, cette distinguée biologiste pensait attribuer la pathologie constatée chez mes souris (carcinomes de la glande thyroïde, du pancréas, etc.) au régime insolite que je pratiquais moimême (une alimentation crue, à cette époque, était perçue comme une douteuse bizarrerie). Elle ne savait pas que je leur donnais simplement du blé, céréale combien conventionnelle que nous devons aux tours de passe-passe d'osiris et à la quelle la souris est réputée parfaitement adaptée.
Jusque là, tout cela n'était que de l'ordre de l'intuition. Pour en savoir davantage, je ne voyais qu'un moyen : comparer les effets de l'instincto pratiquée soit avec des aliments sélectionnés, soit avec des aliments sauvages. Mais voilà qui n'était pas simple: comment se procurer un choix d'aliments sauvages, suffisamment variés pour assurer un équilibre alimentaire correct ? L'organisme de l'homme moderne serait-il vraiment capable de fonctionner correctement avec des fruits, des herbes et des racines disparus de sa plage alimentaire depuis des milliers d'années ?
Les expériences faites sous les Tropiques furent d'abord décevantes. Les fantasmes de jardin d'Eden, regorgeant de fruits paradisiaques, se soldèrent par toutes sortes de surprises désagréables. Des espèces de pommes tropicales qui paraissaient bonnes au premier contact, puis qui brûlaient la gorge pendant une heure à crier de douleur. Des champignons au goût plutôt agréable qui provoquaient des vomissements incoercibles. Des chirimoyas sauvages à la chair d'un rose appétissant mais d'une fadeur incomparable...
Tout cela n'était pas fait pour nous encourager à pousser plus avant les expériences de retour au sauvage, et comme l'instincts donnait déjà des rÈsultats remarquables, voire inespérés, avec les fruits et les légumes sélectionnés, nous nous contentâmes pendant bien des années des produits en vogue dans l'agriculture contemporaine. Quelque chose nous disait bien qu'il restait encore des découvertes à faire avec les produits sauvages. Mais comment mener l'expérience à bien ?
Cest seulement depuis peu que les progrès réalisés par "la société de vente des produits naturels" nous ont permis d'y voir un peu plus clair. D'abord par la découverte de fruits sauvages, ou encore très proches de leur forme originelle, comme le durian, le jackfruit, le cempedak, le sapote mamey, la pomme canelle, qui nous firent monter à un niveau deplaisir que nous n'avions jamais connu jusque là.
Mais dans les forêts que nous avions pu explorer, au Mexique, en Afrique, en Thailande, il n'y avait pas grand chose de comestible, tout juste de quoi laisser mourir de faim celui qui s'y aventurait sans une montagne de boites de conserves dans son sac à dos.
Drôle de nature qui refusait à ses créatures les produits auxquels elle semblait par ailleurs les avoir adaptées...
C'est en allant voir de plus près dans les forêts où vivent les grands singes que nous allions mieux comprendre ce qui se passait. Là prospéraient toutes sortes de fruits sauvages aux goûts délicieux, dépassant souvent de loin les plus belles productions de la sélection artificielle. Des durians sauvages nettement meilleurs que les Morn Thong et n'entraînant aucune complication digestive, des cempedaks encore plus fins que ceux que l'on trouve près des villages, des ramboutans aux goûts très variés et ravigottants, voilà ce que nous rapportaient les premiers explorateurs.
Ces observations avaient évidemment quelque chose de rassurant : le milieu originel, dont l'instinctothÈrapie postule l'existence puisqu'il faut bien que notre génétique se soit adaptée à quelque chose de réel, existait heureusement quelque part. Mais pourquoi ces zones "comestibles" étaientelles si rares sur la planête ? Tout simplement parcequ'il n'y a plus que les grands singes pour pratiquer la permaculture... Lorsqu'ils aiment un fruit ou un autre aliment naturel, ils en emportent une certaine quantité avec eux, soit dans leurs mains, soit dans leur intestin, de sorte que les semences ainsi disséminées engendrent spontanément la multiplication des espèces végétales qu'ils préfèrent. Ils créent et reproduisent ainsi, au cours du temps, le milieu alimentaire qui leur convient. Comme nos goûts sont très proches des leurs, c'est alors dans les seules régions où vivent ces primates que nous trouvons des fruits sauvages comestibles, c'estàdire convenant à nos papilles gustatives et au reste de notre organisme.
A tout prendre, la sélection des plantes alimentaires est un phénomène naturel. Cheque espèce animale multiplie autour d'elle les plantes qui lui conviennent le mieux, modifiant ainsi le milieu naturel à son avantage.
Pourquoi ne serionsnous alors pas adaptés génétiquement aux fruits, légumes ou céréales issues des processus de sélection propres à l'homme ? Nos ancêtres n'ont certainement pas fait autre chose que de reproduire les plantes qui leur paraissaient les plus plaisantes et les plus nourrissantes, n'inventant rien par rapport à ce qui se passait auparavant dans le monde animal.
II y a hélas un facteur qui différencie fondamentalement la sélection spontanée telle qu'elle se produisait à l'origine, et ce qui en est advenu depuis que l'homme a changé sa nourriture. C'est que son sens du goût a cessé de fonctionner plus de façon normale. Un fois le métabolisme surchargé par le taro cuit, le manioc en bouillie ou le autres fleurons de la gastronomie débutante, nos ancêtres ne pouvaient plus ressentir les mêmes saveurs dans les fruits et les aliments naturels. Ils se sont alors mis automatiquement à préférer et à multiplier les fruits qu'ils trouvaient agréables malgré leur surcharge alimantaire, c'estàdire les fruits qui par suite d'un accident génétique, forçaient la barrière instinctive.
Les fruits sauvages qui ne connurent pas les mutations qui leur auraient permis de s'adapter aux goûts nouveaux de l'homo culinaris, lui même victime d'une surcharge alimentaire qui ne pouvait qu'aller croissante, furent alors oubliés, abandonnés à une dérive génétique qui les rendait de moins en moins consommables puisque plus rien ne garantissait la multiplication des souches adaptées à l'alimentation humaine. Les souches qui prenaient des saveurs ou des compositions inadaptées à l'homme pouvaient se multiplier sans encombre. Ainsi, le milieu sauvage se mit à dériver génétiquement dans une direction telle qu'aujourd'hui nous n'y trouvons pratiquement plus rien de comestible, sauf dans les régions où les grands singes ont fait ce travail de sélection à notre place.
Voilà pour ce qui concerne les produits que nos ancêtres mangeaient crus. Pour ceux qui se consommaient cuits, le glissement fut sans doute encore plus rapide : dès l'origine de l'agriculture, la sélection s'opéra de manière à multiplier les plantes qui s'avéraient les plus flatteuses après cuisson, ce qui ne pouvait que les amener à s'écarter davantage des caractéristiques qui les rendaient agréables à la consommation crue. Elles devinrent donc de plus en plus rébarbatives. Par surcroit, l'homme put inventer des procédés de multiplication comme la greffe ou l'hybridation, qui amenèrent les plantes à s'écarter encore plus vite de leur état d'origine.
L'équilibre écologique subtil qui s'était établi depuis des millions d'années entre les potentialités de transformation des espèces végétales et le fonctionnement des mécanismes gustatifs de leurs prédateurs, dont elle utilisaient les bons services précisément pour dissÈéminer leurs graines et se multiplier, était soudain bouleversé par l'effet de la cuisson. Les plantes qui allaient sortir victorieuses de ce marathon culinaire étaient d'une part celles qui trompaient le plus l'instinct, d'autre part celles qui allaient réussir le mieux à se multiplier en dehors de l'équilibre avec leur ancien prédateur, donc sans devoir produire les fruits agréables l'incitant à disséminer leurs semences.
Nous avons toujours eu comme hypothèse que la génétique des primates et de l'homme primitif s'est adaptée au milieu naturel. Il ne faut pas négliger le fait que leur présence modelait ce milieu naturel en fonction de leurs goûts et de leurs besoins.
Ainsi s'explique l'état décevant du milieu sauvage actuel où l'on ne trouve pratiquement plus rien à mangez hors les rares zones à grands singes, et l'état tout aussi déplorable des plantes céréalières, maraîchères et fruitières, elles aussi très éloignées des aspirations et des besoins propres à notre génétique originelle
L'instinctothérapie attendra sans doute le maximum de son efficacité le jour où nous aurons pu recomposer une plage alimentaire répondant à cet équilibre primitif. La recherche de produits exotiques encore proches des anciennes souches est l'une des premières tâches à réaliser. "La société de vente des produits naturels" y parviendra d'autant mieux que nous arriverons plus vite à développer l'entreprise.
Mais nous pouvons aussi commencer à faire quelque chose autour de nous.
L'expérience de mes cerises sauvages m'a donné une idée que chacun peut mettre en pratique sans les moindres frais. Chaque fois que vous trouvez agréable un fruit non greffé, et le moins sélectionné possible par vos prédécesseurs culivores, conservez les graines ou les noyaux, et plantezles dans votre jardin. Profitez du bas prix des graines en question pour faire un peu de permaculture, en répandant suffisamment de semences pour que la plante puisse choisir ses terrains d'élection, vous aurez ainsi la meilleure croissance et la meilleures résistance aux maladies.
De notre côté, nous avons réuni un bon paquet de noyaux de ces cerises non greffées que nous allons reproduire sous la forme d'une jolie pépinière, pour permettre aux instinctos qui ne peuvent pas le faire euxmêmes, d'obtenir de jeunes plants déjà bien partis. Ils n'auront plus qu'à les repiquer dans les terrains dont ils disposent, et pourront se régaler à leur tour d'ici quelques années.
Il est vrai que le temps passe si vite, avec le stress propre à notre société de consommation, qu'on ne sait plus calculer à long terme. Chacun vit dans le présent immédiat et ne pense guère aux générations futures, ni même à ses propres besoins pour les années à venir. Mais si nous voulons améliorer tant soit peu le milieu qui nous entoure, dont nous dépendons à long terme pour assurer notre santé et notre longévité, il nous faut apprendre à voir un peu plus loin.
Vous pouvez, à ce propos, vous amuser à faire le calcul suivant : si l'on plantait des arbres fruitiers sur les bords de toutes les routes de France, de préférence non greffés afin d'éviter les parasites et les maladies, et donc la nécessité de tout entretien onéreux, de combien de vivres supplémentaires disposerait-on ? En admettant qu'un tel arbre sauvage donne en moyenne vingt kilos de fruits par an, et que le réseau routier, en comprenant les chemins de campagne, représente environ cinq millions de kilomètres, cela ferait facilement, à raison d'un arbre tous les dix mètres, une récolte annuelle de dix milliards de kilogrammes, de quoi tirer de la dèche tous les nécessiteux. Et surtout, de quoi faire passer un été et un automne merveilleux gratuits à tous les instinctos, même si tous les Français sans exeption décidaient soudainement de retourner à l'alimentation paléolithique...