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France
Les Inrockuptibles, 11/6/97
hallelujah
par Jean-Daniel Beauvallet
On n'oubliera jamais la première fois où
l'on a entendu Jeff Buckley, il y a trois ans : à l'évidence,
on assistait à la naissance fulgurante d'un artiste majeur. Surdoué
à la fragilité impressionnante, il faisait immédiatement
don d'un album appelé à devenir un classique et promettait
d'aussi belles choses à venir. Elles ne viendront pas.
On avait très bien connu son père. Pour s'être trop souvent perdus dans la débauche de se "Happy time", de ses "Happy sad", on savait déjà que cette famille était infréquentable pour qui voulait gérer, à la baguette, ses émotions. Trop de liberté pour nos organismes habitués à la climatisation, trop d'espace pour nos oreilles domptées : on peut dire que la découvert de Tim Buckley nous fit gagner du terrain, mais aussi perdre les pédales. Pour la première fois, vague à l'âme s'écrivait divague à l'âme. Pour la première fois, un musicien portait son sexe, gigantesque, au milieu du front et n'avait pas l'air ridicule - un rien Jumbo l'éléphant - de Jim Morrison. Toutes les chansons de Tim Buckley dégoulinaient de sexe et donc de mort.
On n'a jamais été particulièrement à l'affût des dynasties, des Monaco aux Lennon, ces histoires de mauvais sang et de cuillers d'argent - même le fils de Leonard Cohen devra, on y veillera sévèrement, passer son examen de passage comme les autres. Mais lorsque débarquèrent les quatre titres de "live at Sin-é", le premier maxi de Jeff Buckley, enregistré au coeur de l'intelligentsia bohème de New York, on se prit immédiatement d'affection pour cette voix voltigeuse qui psalmodiait l'insensé, pendant qu'une guitare étranglée mais brutale s'offrait de spectaculaires torsades. Jeff Buckley y révélait déjà un goût prononcé pour le papillon en milieu hostile, prenant tous les risques de noyade sur des reprises gonflées de Piaf ou Van Morrison. On sentait déjà Jeff Buckley largement au-delà de la peur du ridicule, de la chute - il faut se détester pour se mettre à ce point sur la selette, pour s'exposer en première ligne aux balles. On connaît peu de premiers singles possédant une telle ferveur, un tel panache : il y avait là de quoi, déjà, haïr ou adorer Jeff Buckley ? Lui avait visiblement choisi son camp : se détester. Trop beau, Jeff Buckley ne parlait pourtant de son corps qu'avec dégoût, s'amusant constamment à s'enlaidir. Là où tout autre artiste aurait tenté de tuer le père - ce cher étranger dont, malgré les ordres stricts de sa maison de siques aux journalistes, il parlait d'autant plus volontiers qu'il ne le connaissait presque pas - , lui décida de se tuer. A 13 ans. "Pour l'état civil", nous confiait-il, "je suis Scott Moorehead. Mais ce nom appartenait au passé : c'était celui de mon beau-père. Et puis ce prénom, Scott, j'en avait assez de l'entendre chargé de reproches : "Scott, fais pas ci, Scott, fais pas ça." Il me fallait une nouvelle identité pour me détacher de cette première vie, un changement radical, devenir quelqu'un d'autre, devenir quelqu'un, tout simplement. Je n'étais rien. C'est là que je suis devenu Jeff Buckley."
Sur les premières photos de presse - il fallait alors supplier les labels pour obtenir les photos de Buckley, o tempora o mores - on reconnut, stupéfait, le portrait appris par coeur au dos des pochettes de "Greetings from LA" ou "Starsailor" : ce regard plein de morgue et de tristesse scellera, plus que tout test génétique, la filiation entre les deux hommes à la beauté énervante. Ainsi parlait alors Buckley junior : "Je me fiche d'être un chanteur de gospel ou un gospel de blues, mais il y a quelque chose dans ma musique qui ouvre les portes de mon subconscient. Quand je chante, c'est comme si un mystérieux individu s'insinuait en moi."
Sur le moment, on ne se posa pas la question : qui s'introduisait ainsi en Jeff Buckley ? Le père, le diable, ou le Saint-Esprit ? A l'époque uniquement distribué par le petit label Big Cat, ce maxi dormira longtemps dans les placards de la major Sony, qui avait entre-temlps hérité de l'enfant chéri des bas-fonds chic de Manhattan. Décente ou plus vraisemblablement ignorante, sa major américaine n'utilisera jamais les écoeurantes mauvaises manières du marketing pour "créer le buzz", "lancer le produit" : on évitera ainsi les stickers "Vous avez aimé le père ?Vous adorerez le fils" ou, plus élégant dans la dégueulasserie, "Jeff Buckley tue le père". Au début de l'été 94, sa filiale française distribuera, à tout hasard (personne ne pouvait alors imaginer que cet album exigeant obtiendrait un disque d'or ici même), quelques cassettes aux plus pressants quémandeurs. Pendant des semaines, on détesta "Grace". Mais avec cette suspicion admirative que l'on réserve à ceux dont on sait qu'ils nous domineront un jour, sans rémission.
Pendant ces quelques semaines d'été où
"Grace" ne fut qu'une cassette, on s'amusa à résister à
cette musique à la liberté affolante, bien décidé
à ne pas céder à ses caresses griffantes, à
faire monter le plaisir dans un prélude à l'érotisme
déstabilisant. "Trop doux et enivrant, je me sens en déséquilibre"
susurrait "Lilac Wine", première grande victoire de cet album qui
allait infliger à nos réticences de lourdes pertes. Car tour
à tour, chacune des chansons de "Grace" devint notre favorite, se
vengeant sauvagement de ces quelques semaines où on leur avait fermé
la porte, brisant toute paix intérieure, mettant les pieds sur nos
convictions, humiliant nos discothèques. Curieusement, le même
mois sortait "Dummy", l'album de Portishead. Si un jour on vous demande
à quoi ressemblait la musique la plus belle et la plus capricieuse
écritre dans les années 90, vous n'aurez qu'à répondre
"Au mois de septembre 94." Lui aussi asservi par ce disque obsédant,
Gilles Tordjman écrit, dans la chronique de cet album du mois des
"Inrockuptibles" : "Pas besoin de trente-six écoutes pour deviner
que ce Prométhée stupéfait ira aussi loin que sa course
à l'abîme le lui permettra.Il est de ceux qu'André
Suarès nommait "les grands vivants" : ceux pour qui la sensation
d'exister ne se goûte que sur fond de risque permanent. Il est de
ceux qui vont trop loin. Tout son disque proclame une logique de l'outrepassement,
où le beau et le laid, le bien et le mal n'ont plus cours. Jeff
Buckley est au-delà du goût. (...) La transe n'est
pas prosélyte : on peut choisir de ne pas y entrer, pour goûter
ailleurs des plaisirs plus raisonnables. Il est dès lors parfaitement
concevable de ne pas entrer chez Jeff Buckley comme on se refuse, pour
certains, à entrer chez Albert Ayler ou chez Oum Kalsoum. Mais il
faut alors savoir ce que l'on perd : une certaine qualité du
vertige sauvage, une cruauté de la joie, une algèbre des
extrèmes."
On rencontra Jeff Buckley pour la première fois à Atlanta, la lugubre capitale d'un Etat - la Georgie - qui, partout ailleurs, n'est que beauté sur terre. Parfaitement inconnu en Amérique, où son nom est maudit, Jeff Buckley joue ce soir-là dans un chouette petit club tout noir du quartier latin de Little Five Points. On ressortira dans la nuit douce de Georgie passablement secoué : la température avait mystérieusement dégringolé de dizaines de degrés en moins d'une heure, la ville avait changé, la vie avait changé. Pas une de ces conversations débonnaires d'après-concert, aucune envie d'aller s'en jeter un dernier : Jeff Buckley nous avait donné de quoi tourmenter l'esprit pendant de longues heures. Car rarement jusqu'alors s'était-on pris un concert dans les tripes avec une telle violence : ce qu'on vit sur scène était insensé, proprement inhumain. La guitare priait, la voix faisait des ronds de fumée, la batterie était tour à tout caressée et massacrée, la basse fouettait, claquait. On y vit un Jeff Buckley tellement habité par ses chansons que ses yeux se révulsèrent, préférant fermer les volets que de tenter d'apprivoiser la tempête qu'il venait de semer. Quand il rouvrit les yeux, l'orage momentanément éloigné, on sentit qu'il était allé très loin - son air hagard en diasit long sur son jet-lag. On y commpris ce que les anciens appelaient transe, quand la musique devient ce poison complexe qui attaque les sens, se fraie un passage vers les zones les moins fréquentables du cerveau et tire les ficelles. "Pour moi, la transe, c'est la parfaite unité entre ce corps et cet esprit. Il n'y a plus la moindre séparation entre ce que je dis et ce que je ressens. C'est comme le sexe : il arrive un moment où on ne peut plus intervenir."
Jeff Buckley, ce soir-là, avait totalement perdu le contrôle, comme le chantait Joy Division. C'était fascinant mais aussi très inquiétant, car on savait qu'il ferait forcément de mauvaises rencontres sur la face cachée de sa cervelle. Impression confirmée lors d'un entretien difficile, où l'on sentit Jeff Buckley déjà un peu largué, un peu absent, plus Foudre Bénie que rock-star gérant sa carrière à l'économie. On écrivit alors "S'il résiste aux démons familiaux - mal vivre, drogues et excès - , Jeff Buckley faussera à jamais compagnie au père castrateur." Car l'entretien confirma, sans la moindre esbroufe de rigueur anglaise, sans le moindre goût pour le spectaculaire, que Jeff Buckley était prêt à tout, ennemi de toute idée de raison, sa musique et sa vie marchant précisément main dans la main sur la même corde raide : "Depuis ma plus tendre enfance, j'ai toujours détesté le confort. J'étais un casse-cou qui refusait la stabilité." Ou, quand on lui demande s'il existe des moyens artificiels d'atteindre l'extase qui irradie son visage sur scène : "J'aime prendre de la drogue. Il n'y a rien de mal à ça, elle ouvre de nouvelles voies. Le danger, c'est de tout mettre sur le dos de la drogue, de ne plus accepter ses responsabilités en faisant porter le chapeau à l'héroïne. Là, on devient comme un aveugle qui ne peut plus sortir sans son chien. Et le chien ne sait pas forcément où traverser la route, comment éviter de se faire écraser. Je pourrais m'en passer mais entre elle et moi, c'est une vieille histoire qui remonte à l'enfance." Horriblement attachant, il saura traduire en quelques mots - ces mots simples que l'on cherchait, depuis des semaines, du mauvais côté du dictionnaire, vers la poésie - ce qui faisait de son disque une expérience aussi étrange, aussi perturbante : sa féminité. "Ma mère était magnifiquement tolérante, on passait de la joie de Sly and The Family Stone à Judy Garland sans se poser de questions. L'éclectisme, c'est une vraie qualité de femmes.Les garçons sont tellement sectaires." Il nous le confirmera un an plus tard : "Moi, je n'arrive pas à chanter comme un enfant : je chante comme une femme." A Atlanta, on avait cru au miracle, on s'était sentis les témoins privilégiés d'un concert qui dépassait totalement le frêle Buckley, qui l'avait submergé, doublé sur la bande d'arrêt d'urgence. Quelques semaines plus tard, au Passage de Nord-Ouest parisien, il rééditera le même exploit - effrayer, terrasser, séduire et brûler - avec un concert totalement différent mais tout aussi vital. Beaucoup y pensent encore quand on évoque, au nom de la musique, la liberté d'expression.
Son album à peine sorti, Jeff Buckley s'interroge
déjà sur ses rapports avec une industrie qu'il sait inadaptée
à ses besoins.à ses envies de durer comme ça, à
son petit niveau, sans progresser, sans objectif autre que de survivre
de sa musique. Car les choses sont immédiatement claires :
il est la plus belle star que l'on ait rencontrée depuis des années
mais, exactement comme Beck, se passerait volontiers de ce charisme - cette
malédiction, ce boulet. Il a beau affirmer n'être là
que pour la musique, se dégoûter lui-même physiquement
et mépriser les gazettes de la mode, on sait déjà
qu'une telle personnalité ne jouera pas éternellement pour
les étudiants new yorkais du café Sin-é. Triste milieu,
avec sa dictature du plan de carrière, où l'on est condamné
à triompher ou à échouer mais jamais à simplement
vivre son petit bonhomme de chemin - heureux Miossec ou Nick Cave, préservés
de cette course au maillot vert de meilleur sprinter par leurs labels indépendants,
ravis même quand ils arrivent dixième de l'étape, pourvu
qu'il arrivent dix ans de suite dixième de l'étape.
En quelques mois, on revit souvent Jeff Buckley, devenu star en France, où son romantisme déglingué allait trouver son plus beau refuge sur terre. Il offrit ainsi, au Bataclan, un concert phénoménal, à la tension presque intolérable physiquement. La tournée "Grace", débutée en 94, durera deux ans - un des plus scandaleux pressage de citron jamais vu de l'histoire de la musique récente. Car Jeff Buckley n'est pas ce surhomme auquel, à longueur d'épuisantes tournées américaines, de faire le beau à la radio, puis de signer quelques albums chez le disquaire local avant d'affronter le mépris, l'hostilité ou, pire, l'indifférence de publics pour qui il est, trop souvent, la simple première partie, la bande-son des Budweiser d'avant-concert.
C'est à cette époque que l'on revit Jeff
Buckley à Cleveland. Epuisé, recroquevillé, coincé
dans une machine standardisée - celle à fabriquer les tubes,
en pressant les hommes -, il ne parle plus en phrases, mais en murmures
monotones. En moins de vingt mois, il a vieilli de dix ans, se sent pris
au piège. Son regard est spectaculairement absent, fixant pendant
toute l'interview un point de la pièce - on regarda après
son départ : juste un mur, tout blanc.Lui qui ignorait jusqu'alors
tout de la langue de bois se rend compte qu'au pays de Kurt Cobain, il
vaut parfois mieux être économe de son soufre, radin d'une
inadaptation que l'on a vite fait de transformer en argument promotionnel.
Bref, Jeff Buckley TM échappe un tantinet à Jeff Buckley.
"Tant de conneries sont racontées sur les morts mythiques du
rock - et je suis bien placé pour en parler. Tant de lâches
ont besoin d'artistes pour vivre, par procuration, le danger... Des gens,
autour de moi, me poussent aux excès et ont l'impression de les
vivre à travers moi. C'est si romantique et si confortable d'envoyer
les autres au casse-pipe à sa place."/FONT>
Ce soir-là, en première partie humiliante
de Juliana Hartfield, à l'Agora, triste hangar à musiques
de Cleveland, on trouva Buckley le geste morne, le chant absent, le désir
maltraité. Sa musique, autrefois faite d'étincelles et d'inouï,
rentrait dans la norme, dans sa coquille, dans la routine.A aucun moment
Jeff Buckley ne sembla traversé, transpercé comme à
ses débuts, par ses propres chansons. Il les évite, les étire
sans joie, les aligne comme autant de petites défaites contre lui-même.
Lui que l'on avait trouvé guitariste ahurissant - alors qu'on ne
regarde pas ces choses-là d'habitude - traite son instrument comme
l'impose le rock : sans grande imagination, parce qu'il faut bien
faire du bruit. Riend e cet amoureux, qui quelques mois avant nous confiait :
"Pour moi, la musique est intimement liée à la guitare,
il est normal que je cherche à en explorer toutes les possibilités."
Comme si, après avoir épuisé le Kama-Sutra sonique,
il n'accordait plus à sa guitare que quelques paresseuses
baises en missionnaire."Depuis un an, je n'ai pas été
capable d'écrire une chanson. Toujours en tournée, pas moyen
de prendre la moindre distance. Mes muscles se sont atrophiés, la
frustration devient physique. Je me sens cheap et inutile.Il
faut que je me remette à écrire. Quand je me vois,
j'ai honte : je ne suis qu'un pantin traîné de salle
en salle."
On se mit alors en colère contre sa maison de disque
américaine, esclavagiste sans foi ni loi qui mettait ainsi en péril
ce que Buckley - scandaleusement gâché à faire le VRP
de ses chansons - possédait de plus précieux : écrire
et jouer. Son dernier concert parisien eut lieu quelques semaines après,
dans un Olympia à la religiosité rare. Depuis, on ne communiqua
plus avec Buckley que par dépêches : il était
en studio, avait enregistré avec Pati Smith (son rêve d'enfant),
avec Tom Verlaine, avec John Cale. On a attendu, attendu, mais la bonne
nouvelle n'est jamais venue. Des sources incertaines nous affirmèrent
qu'un album avait été achevé mais repoussé
par sa maison de disques, à laquelle il fallait désormais
du concret, de l'or massif. Il y a un mois à peine, son management
nous téléphonait : Jeff Buckley, désormais trentenaire,
pourrait nous recevoir cet été, sur le mixage d'un album
qui devait sortir début 98. Il était, depuis février,
en studio à Memphis.
Le jeudi 29 mai, il partit se promener au bord du Mississipi,
avec son ghetto-blaster et sa guitare. Selon ses amis, il aurait été
emporté, alors qu'il jouait sur les bords du fleuve malgré
une pluie battante, par la vague provoquée par un navire. Une autre
personne affirme pourtant l'avoir vu faisant la planche sur le dos, tout
habillé, dans les mêmes eaux boueuses du Mississipi. Il chantait
à tue-tête. Une de ses chansons disait : "Mon temps
s'écoulé, je n'ai pas peur de mourir. La pluie tombe et je
sais que mon heure est arrivée. Elle me rappelle le chagrin que
je laisserai peut-être derrière moi. Et je les sens noyer
mon nom."
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