Chroniques d'un voyage en Égypte (suite)
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Avertissement: Ce n'est qu'après huit mois de route que je décide de rédiger cette chronique.
L'idée m'en est venue, ou devrais-je dire la liberté, sur le bateau en route pour
l'Égypte. J'avais les mains enfin libres. Plus d'auto, cet instrument diabolique qui
m'aura enlevé mes moyens littéraires. Je n'aurai guère écrit, dessiné, chanté, joué durant ces mois, concentré sur le volant, absorbé à éviter les récifs
des routes du monde. Me voilà libéré pour quelque temps, pour ce voyage
d'Égypte, et j'espère, pour la fin du voyage, garder les mains libres, le temps
qu'il faudra, pour la rédaction quotidienne de ces chroniques.
Je ne veux pas en faire un essai littéraire, mais plutôt un mémorandum, que je
pourrai consulter plus tard. J'ai l'impression d'avoir perdu mes capacités
intellectuelles et ma facilité à l'écriture. Je pense plus vite et ma main ne peut
suivre ma pensée et je ne voudrais pas perdre celle-ci de sorte que j'écris sans
me réviser en oubliant l'aspect littéraire du texte, pour le moment du moins. Ce
journal est donc conçu comme un réservoir d'impressions qui pourra me servir le
jour où j'en aurai besoin. |
Sur le train en direction de Luxor, le 30 janvier.
Nous embarquons sur le train de 3ème, la classe du peuple, qui nous amènera
jusqu'à Aswan avec escale à Luxor. Le contact avec la population du train est
chaleureuse, ils n'ont pas l'habitude de rencontrer des étrangers voyageant
dans les mêmes conditions qu'eux.
Il y a de la poussière. Les banquettes sont en bois et inconfortables. Les
premières heures nous transforment en momies, à l'arrivée à Luxor, nous serons
unicolores, la couleur du sol, invisibles. Chacun veut notre adresse. A chaque
arrêt du train, c'est l'invasion des bâtons de canne à sucre qui se mastiquent et
se crachent et dont les déchets finiront sur le plancher qui se couvrira lentement
et inexorablement d'une pulpe visqueuse et glissante.
Les étrangers circulent sur des bateaux, des trains de luxe propres, lumineux,
climatisés et confortables, imperméables à tout contact avec les "indigènes". On
aperçoit les visages de ces voyageurs d'un autre monde derrière les vitres des wagons-lits, deux planètes séparées par le mur de la bêtise.
Dans cet univers surréaliste, les égyptiens sont inexorablement absents à part
quelques serviteurs enturbannés, garés là pour l'exotisme.
Nous ne pouvons qu'épiloguer sur le tourisme et souhaiter que cette
infâme industrie disparaisse de la carte du monde, car elle ne contribue
qu'à perpétuer l'aliénation, à détruire les pays et les peuples. Nous
voyageurs du monde communément dénommés "bums internationaux",
sommes constamment assimilés à ces touristes aux yeux des populations
locales que nous côtoyons ce dont nous nous défendons ardemment. Mais
comment en vouloir à ces gens de vouloir ainsi toucher, regarder de près,
dialoguer avec quelques uns de ces extraterrestres échappés par mégarde
de leur enveloppe aseptisée.
Ces touristes de luxe de Londres, de New-York, d'Hanovre, de Paris, pourront
voir Karnak sans jamais vraiment mettre les pieds en Égypte; ils fouleront votre sol mais ils ne sauront rien de la
chaleur de vos regards, de la sincérité de vos rires, ils ne soupçonneront pas la beauté de vos femmes,
jamais ils ne serreront vos mains gercées, ni ne goûteront à la poussière de vos
villages, ils ne jouiront pas de votre hospitalité désintéressée et de l'intérêt que vous leur portez malgré leur méprisante fatuité.
A tous les arrêts du train, les vendeurs s'agglutinent sous les fenêtres ouvertes
du train. Ils s'attachent à vous, ne vous laissent plus, oublient qu'il doivent vendre leur
matériel pour survivre, ils ont oublié cette tâche absorbés qu'ils sont à vous
contempler, et ça leur suffit. Nous apercevons un jeune garçon d'un beauté
saisissante, Marie voudrait l'emmener avec nous. Des yeux noirs perçants, des
globules blancs qui tournoient sur un visage bronzé, un cou élancé. Il y a cet
autre jeune homme dans sa djellaba blanche, mince et qui vient de monter et qui
vous dévisage, avec un air mystérieux, il joue des yeux, il se cache le visage, il
se sent observé, on ne sait s'il veut quelque chose, vous voler, ou vous
connaître, le mystère restera entier.
Qui pourrait remplacer le mystère qui accompagne la rencontre de peuples
différents, ces regards intimes pour chercher à connaître, cette heureuse
difficulté à dialoguer; à la recherche d'Abu Symbel ou de Karnak, où se trouve
l'aventure sinon au lieu de rencontre de ces peuples si beaux, si différents et si
insaisissables. Et je me mets à épiloguer sur la naïveté américaine de
StarTrek, qui enlève tout le mystère des peuples sidéraux en les faisant
parler anglais dès le premier contact avec les terriens.
Luxor, le 31 janvier.
Nous visitons Karnak ce matin. Nous louons deux bicyclette et après quelques
tentatives infructueuses, nous devons retourner celle de Marie elle qui a égaré
son centre de gravité quelque part au-dessus de son nombril. Je la supporterai
pendant les quelques jours qui suivront, assise sur la barre horizontale de mon
vélo sur les torrides routes désertes qui montent péniblement de la rive du Nil
vers la Vallée des Rois.
Karnak, merveilleuse Karnak où je transporterais facilement mon école
d'architecture de Montréal pour que mes confrères s'y sentent mal à l'aise à
produire les inepties architecturales issues de leur cerveau désertique.
Luxor et la Vallée des Rois, les 1 et 2 février.
Nous visitons les tombes de la vallée l'une après l'autre. Nous traversons les
villages enfouis dans la terre, croisons les cars de touristes climatisés. Les
touristes débarquent à la porte des tombes, pour une visite rapide et sous haute
protection, imperméables à toute incursion hors des sentiers préalablement
tracés autres que les quelques rencontres fortuites avec des enfants échappés
des cordons de sécurité et vite chassés à coup de bâtons par des plantons
zélés. Nous profitons du passage des cars pour nous introduire dans les tombes
et admirer les fresques laissées presqu'intactes après le passage du temps mais
qui commencent déjà à souffrir de la respiration contaminante des visiteurs.
A Luxor, les hôtels sont imperméables à tout contact avec la population locale.
Des gardes armés en protègent l'entrée. Le seul passeport valable, est d'avoir
l'allure et les vêtements sans équivoque d'un occidental. Les touristes ont
l'assurance qu'ils pourront voir les antiquités égyptiennes comme s'ils
étaient chez-eux.
Nous pourrons voir les monuments d'Abu Symbel bientôt avant qu'on les
décapite et qu'on les transporte sur la falaise. Pourquoi diable ne les
transporte-t'on pas au Metropolitan Museum, chez les maîtres du monde,
on éviterait ainsi toute la pollution anti-sociétale véhiculée par ces
touristes incultes qui circulent avec dédain à travers ces pierres antiques.
Aswan, le 5 février
Nous sommes presqu'à l'extrémité sud de l'Égypte. Nous avons parcouru son
épine dorsale le Nil, d'Alexandrie à Aswan en passant par Le Caire. Nous nous
sommes fait une idée générale de la géographie et de l'ethnologie du pays.
Notre façon de voyager nous a permis de vivre en contact avec la population,
bien que notre premier but était la visite des sites archéologiques. La difficulté
du voyage nous a rendu un peu amers. Nous avons presqu'envie de rebrousser
chemin malgré que nous approchons du but fixé, soit la visite des mystérieux
temples d'Abu Simbel.
Dans une boutique d'Aswan, nous rencontrons des femmes russes installées ici
malgré elles, pour la durée de la construction du barrage d'Aswan. Le marchant
grec nous sert d'interprète mais cette rencontre inopinée de deux mondes
séparés par une inexplicable guerre froide ne permet pas le contact souhaité.
Ces femmes bien en chair sont imperméables, peut-être craintives devant ces
représentants de l'Enfer occidental. Et n'auraient-elles pas un peu raison?
Nous souhaitons visiter le chantier du barrage. Avec l'aide d'un compagnon
égyptien, nous tentons de monter dans un bus réservé aux travailleurs russes.
Nous sommes jetés dehors de façon cavalière comme de "vulgaires
autochtones". Nous nous rendons finalement sur le chantier en taxi. Nous
circulons sur le site à travers les camions, les ouvriers, les véhicules, la
poussière sans subir le moindre contrôle d'identité. Nous en sommes médusés
connaissant la méfiance des russes on ne s'explique pas le peu de sécurité qui
entoure ce chantier d'une ampleur incommensurable. De la même façon, il nous
est impossible d'avoir un aperçu des travaux, aucune maquette ni dessins n'est
disponible pour les visiteurs.
Marco Polo ou le voyage imaginaire (Voyages et photos de l'auteur, 1969) © 2001 Jean-Pierre Lapointe
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