Chroniques d'un voyage en Égypte (suite)
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Avertissement: Ce n'est qu'après huit mois de route que je décide de rédiger cette chronique.
L'idée m'en est venue, ou devrais-je dire la liberté, sur le bateau en route pour
l'Égypte. J'avais les mains enfin libres. Plus d'auto, cet instrument diabolique qui
m'aura enlevé mes moyens littéraires. Je n'aurai guère écrit, dessiné, chanté, joué durant ces mois, concentré sur le volant, absorbé à éviter les récifs
des routes du monde. Me voilà libéré pour quelque temps, pour ce voyage
d'Égypte, et j'espère, pour la fin du voyage, garder les mains libres, le temps
qu'il faudra, pour la rédaction quotidienne de ces chroniques.
Je ne veux pas en faire un essai littéraire, mais plutôt un mémorandum, que je
pourrai consulter plus tard. J'ai l'impression d'avoir perdu mes capacités
intellectuelles et ma facilité à l'écriture. Je pense plus vite et ma main ne peut
suivre ma pensée et je ne voudrais pas perdre celle-ci de sorte que j'écris sans
me réviser en oubliant l'aspect littéraire du texte, pour le moment du moins. Ce
journal est donc conçu comme un réservoir d'impressions qui pourra me servir le
jour où j'en aurai besoin. |
Sur le bateau vers Wadi Alfa Soudan, le 6 février.
Nous arrivons au quai d'embarquement à 10 heures du matin pour un départ fixé à 4 heures l'après-midi du même jour. Tout ce temps d'attente ne suffira pas à assurer un départ à l'heure prévue, nous
partirons quelques heures plus tard dans la confusion la plus totale. Les agents douaniers n'étaient
pas au rendez-vous. Nous rendons hommage à ces dirigeants mythiques de ces pays dits
socialement évolués barricadés là-bas derrière leur impénétrable rideau de fer, qui ont inventé un principe hautement respectable, principe qu'ils exportent avec armes et rigueur, principe qui s'infiltre bien au-delà leurs murailles impénétrables jusque dans les esprits fragiles des fils gâtés de nos démocraties occidentales, principe qui veut que "les
peuples sont au service des fonctionnaires de l'État" et non l'inverse.
Le bateau est un assemblage de 4 barges arrimées entre elles dont l'une est motorisée. Nous
sommes assignés à la barge de troisième classe là où logent les animaux et les représentants des
peuples de haute Égypte, du Soudan et des lointaines tribus d'Afrique de l'Est. Il y aura également
quelques européens, des américains et des australiens ainsi que des étudiants du Caire. Nous
croisons un Fossy Ouassi, mystérieux représentant de ce peuple guerrier qui borde les rives des
grands lacs africains, il nous refuse de troquer ses étranges amulettes. Nous feignons d'accepter
des dattes d'une généreuse nubienne y ayant découvert des visiteurs inattendus sous la forme de
vers, nous les balançons discrètement dans le Nil.
Abu Simbel, les 7, 8 et 9 février.
Nous abordons les plages face aux merveilleux temples d'Abu Simbel. Nous sommes sidérés devant
ce décor d'un autre temps. Nos rêves les plus insistants se réalisent enfin. Le bateau nous dépose
sur la plage et nous reprendra dans trois jours après avoir rallié Wadi Alfa au Soudan. Nous
montons le camp à deux kilomètres des temples, dans les sables, près du Nil, protégés par les
cocotiers. Nous sommes 7 aventuriers. La première nuit sera froide. Nous alimenterons des feux
toute la nuit avec des brindilles et des cocos séchés. Pour contrer le froid, nous nous enterrons dans
le sable.
L'accès aux temples nous est interdit. Le gardien refuse de mettre les génératrices en marche. Cette
opération est réservée exclusivement aux touristes. Nous réalisons pour la première fois que nous
ne sommes pas perçus comme de véritables touristes. Les touristes se reconnaissent facilement.
Ils arrivent dans des véhicules futuristes "made in Russia" qui volent au-dessus des flots. Ils
sont munis d'étranges appareils qu'ils portent constamment au niveau des yeux. Ils
déambulent rapidement, emmagasinent des images qu'ils visionneront de retour dans leurs
pays. Ils lancent quelques étranges piécettes métalliques au gardien qui les en remercie de
mille courbettes. C'est ainsi qu'on reconnaît les touristes.
Nous passons le temps à scruter les détails de ce chef-d'oeuvre sculpté dans le roc solide, l'impressionnante statue de Remzès II, et les courbes harmonieuses de la belle Néfertiti qui protègent
l'entrée du petit temple d'Hatton.
Faras et la frontière du Soudan, le 8 février.
Nous partons à la recherche de vivres. Nous marchons plusieurs kilomètres en direction de la
frontière du Soudan jusqu'au village de Faras. Nous rencontrons un groupe d'étudiants du Caire qui
nous avaient invités la veille autour de leur feu de camp. Nous marchons avec peine sous un soleil
de plomb, Marie a peine à respirer.
J'aperçois enfin l'horizon que je fixais avec anxiété depuis plusieurs heures, me disant que quelque
chose m'appelait de ce côté-là. Les montagnes s'arrêtaient à cet endroit. Au delà, c'était le désert. Le
désert à perte de vue. Le Soudan.
Les villages que nous traversons sont d'un autre âge. Les gens sont curieux. Ils nous scrutent avec
une curiosité empreinte de chaleur, ils sourient, les enfants nous harcèlent constamment, les filles
sont belles et coquettes, bardées de bijoux et de mystérieux tatouages faciaux. Elles vous font les
yeux doux, vous ne savez plus si elles ne sont que curieuses ou si elles vous offrent leurs faveurs,
vous avez envie de les caresser affectueusement.
C'est le pays nubien. Dans quelques années, ce peuple magnifique sera confondu au peuple
Égyptien, son sol sera submergé par le grand lac Nasser. Une autre partie du monde aura
succombé au grand rêve des imbéciles qui gèrent les destinées du monde et qui ne rêvent
qu'à une planète reposant docilement dans une banale uniformité. Nous arrivons au village.
Nous avons peine à trouver les ravitaillements qui sont chers et de mauvaise qualité. Le touriste
ordinaire n'atteint pas ces lieux oubliés. Les étudiants du Caire nous aident à dialoguer avec la
population et les marchands. Nous achetons quelques conserves et reprenons la route dans l'après-
midi. Marie s'embarquera sur un felouque avec les jeunes étudiants, seule femme à bord et malgré
cela rassurée, plus rassurée sans doute qu'elle ne le serait sur une rivière d'Amérique en compagnie
d'une horde d'universitaires malappris.
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Le retour est plus facile, il fait moins chaud. Nous traversons un village d'où proviennent des plaintes
mystérieuses. Je m'enfonce sous les cocotiers pour chercher à percer le mystère de ces plaintes
étranges. Les jeunes filles, belles et enjouées nous courent après. Les plaintes se font de plus en
plus perceptibles, puis nous distinguons une assemblée de femmes, des centaines de femmes
toutes vêtues de noir, debout , assises ou sur les genoux, elles se lamentent comme s'il s'agissait
d'un enterrement. Elles produisent avec leur gorge un son continu, peu modulé (des miou-miou),
qui vous transportent dans une autre dimension. Vous fermez les yeux, vous avez l'impression de
rêver. Nous observons discrètement avant de repartir sans être remarqué. Nous ne notons la
présence d'aucun homme.
Au retour, nous préparons la bouffe. Je suis inquiet, Marie n'est pas encore revenue. Il n'y a pas de
vent cela explique sans doute son retard. Je décide d'aller à sa recherche, seul, croyant qu'ils
auraient décidé de descendre du bateau. Il fait sombre. Je traverse des marécages, les lézards
s'affolent sous mes pieds, et je m'affole aussi. Je les imagine en serpents et l'angoisse me prend. Je
n'aperçois que vaguement la piste et j'ai peur. Revenu près du Nil, j'aperçois un voilier. Des voix
d'hommes, Marie doit sûrement être là. J'appelle. On ne répond pas. Je rebrousse chemin. Les feux
du camp signalent le voilier. Ils essaient d'accoster au campement, le vent les pousse plus loin. J'irai
chercher Marie, avec un copain aux pieds du temple d'Abu Simbel. Marie est en parfait état.
Au retour, nous nous arrêtons dans une hutte et prenons le thé avec des nomades hospitaliers au
son d'une musique exotique, tirée de leur bouche, de leurs doigts agiles et d'un instrument à corde
typique du pays, que je voudrais bien rapporter avec moi. Le son est doux, fait de notes imprécises,
presque parallèles, très mystérieuses.
Abu Simbel, les 8 et 9 février.
Après deux jours d'attente, nous visitons finalement les temples. Nous profitons du passage de
dignitaires égyptiens arrivés là sur le croiseur de Nasser. On nous refuse l'entrée des temples sous
prétexte de la présence de ces dignitaires. L'un d'eux vêtu à l'occidentale intercède pour nous.
Le temple est dédié au dieu Amon et Ha-Rakhte, le roi du soleil. Les scènes représentent le roi
faisant des offrandes à ces dieux. Nous ne pourrons visiter aujourd'hui le petit temple d'Hatton, la
lumière y étant coupée. En effet, on remet le courant que lorsque ces lieux sont occupés par une
armée de touristes. Il faudra faire coïncider notre visite avec celle des touristes.
On aperçoit déjà sur les façades des temples, les premiers découpages effectués à l'aide de scies
géantes qui préludent au découpage complet des temples et à leur transport sur la haute falaise,
dans un environnement artificiel. Le camp international commence à s'organiser à proximité des
temples. Les allemands sont déjà là. Il y aura des italiens, des français, des allemands, des suédois.
Le temple sera coupé en sections selon le poids maximum que pourra transporter la grue. Le temple
sera ensuite remonté sur une haute montagne à quelques kilomètres du lieu original. Les travaux
dureront 6 ans. La première année, une digue sera construite autour du camp et du temple
prévenant l'inondation durant les travaux du grand barrage d'Aswan. Une ville entière sera
aménagée sur les lieux. Des routes sont en construction et l'on note déjà le retrait de la rive du
fleuve.
Départ d'Abu Simbel, le 10 février.
J'achète la caméra japonaise d'un compagnon australien sans le sous, et qui vivait jusqu'ici au
dépend de ses 3 copains. Nous visitons le petit temple aujourd'hui profitant du passage d'un
contingent de touristes italiens parmi lesquels, de charmantes italiennes que les copains
s'empressent de courtiser. Puis c'est le départ. Je dois mouiller mon pantalon pour aller me réserver
une place sur le pont de troisième classe. Pendant ce temps, Charles heureux homme, fera la cour
aux italiennes.
Nous sommes enfin partis. Charles est l'objet d'une cour étrange de la part d'Égyptiens dans la
trentaine. L'un des hommes lui offre de partager sa cabine, l'entoure d'une affection qui dépasse les
normes occidentales de la simple amitié. Charles accepte de dîner avec eux et il devra se gonfler de
médicaments pour éviter les affres d'une dysenterie. Nous le reverrons sur le pont, accompagné de
son nouvel ami égyptien, qui n'aura aucune attention à notre égard qui exhibons les signes
dégouttants de l'affection entre mâle et femelle. Nous ne saurons jamais si ces gestes
d'affection cachaient la pédérastie ou une innocente amitié entre deux hommes, le rôle des femmes
étant dans ces pays, tellement effacé, les baisers ne semblent s'échanger qu'entre hommes.
Je commençais à rêver qu'un tel voyage sur le Nil pouvait se passer sans incident malgré mes
appréhensions et l'anachronisme des installations et des manoeuvres de navigation. Nous aurions
du normalement heurter un navire, s'enliser sur les hauts fonds ou couler et je planifiais les moyens
d'évasion, la distance à nager pour atteindre la rive, ces rêves devaient être prémonitoires.
Dans la nuit du 11, un bruit inquiétant nous tire du sommeil. Je me réveille en sursaut et lance à
Marie "Ça y est, il faut sauver nos bébelles, nous avons heurté quelque chose." Un petit navire était
sur notre route, sans lumières, sans pilote, et rien ne dit que notre propre pilote était éveillé. Les
phares s'allument et illuminent la scène. Les éclats de voix se font entendre. On cherche des
fissures dans la coque. Nous ne chavireront pas cette fois-ci. Il y aura une terrible engueulade entre
les officiers des deux navires, sans trouver le véritable coupable, et nous reprendrons la direction
d'Aswan.
Marco Polo ou le voyage imaginaire (Voyages et photos de l'auteur, 1969) © 2001 Jean-Pierre Lapointe
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