Textes-dialogue sur Freud et la philosophie  

    Introduction

 

1-Les noces du ça et du surmoi

Texte de Marc Labelle, septembre 2002

 

2- Lettre à Marc Labelle

Texte de Manuel de Diéguez, septembre 2002  

 

3- La philosophie et l'art

Texte de Marc Labelle, mai 2003  


 

 

 

 

Les noces du ça et du surmoi

  par Marc Labelle

2002-09-13

              La présente réflexion vise à débroussailler une psychanalyse transfreudienne.  

              Dans la deuxième topique de Freud (Essais de psychanalyse), le surmoi constitue une superstructure de l'appareil psychique individuel.  Certes, il tire son origine de l'autorité parentale- surtout paternelle - et, plus largement, des institutions sociales.  Freud va même jusqu'à attribué un aspect essentiellement collectif au surmoi, puisque chaque surmoi copierait servilement le surmoi des générations antérieures.  Mais d'autres psychanalystes ont rejeté ce déterminisme absolu en constatant dans certains cas l'autonomie du surmoi individuel.

 

            Semblablement, j'estime que l'infrastructure de l'appareil psychique - le ça -, prend sa source chez le pourvoyeur parental - surtout la mère -, et plus largement, dans les organisations qui fournissent des biens et des services.  Le surmoi serait l'instance de la distanciation, voire de la séparation, alors que le ça serait celle de la proximité, voire de la fusion.

 

            Cependant, Freud affirme que le moi et le surmoi ne sont que des prolongements du ça.  Cette conception exagère l'aspect biologique de l' « appareil psychique ».  Freud avait fixé l'établissement du surmoi entre l'âge de deux et trois ans, mais des psychanalystes font remonter sa création beaucoup plus tôt.  Peut-on déclarer que notre espèce biopsychique relève essentiellement du pôle matériel, plutôt que du pôle psychique, ou inversement ?  Cela équivaudrait à prétendre qui, de l' oeuf ou de la poule, détient la primauté existentielle.  Le survol d'une destinée individuelle ou collective fait plutôt voir des enchaînements d'oscillations vers l'un et l'autre pôle.  Avec une amplitude plus ou moins grande, mais sans fixation définitive sur un pôle.  Bref, les deux pôles semblent se rapprocher et s'éloigner, s'entendre et s'opposer.  Toutefois, ces pôles sont-ils réellement indépendants, ou s'agit-il d'une énigme à résoudre pour la conscience personnelle autoresponsable ?

 

            Approfondissons les vues de Freud sur les instances psychiques.  Il insiste sur le caractère critique, répressif, voire « cruel », du surmoi surplombant qui impose au sujet un idéal du moi impossible à réaliser.  Sur le plan collectif ultime, cette rigidité inlassable est sécrétée par un système de pensée - religion ou idéologie - qui a installé l'éternité ou l'infinité sur son pavois.  D'où l'immutabilité des dogmes.  L'ordre et la loi règnent, pour la plus grande stabilité du cosmos.

 

             Inversement, selon Freud, le ça fomente incessamment la « guerre civile » contre le surmoi.  Le désir, l'absence de contradiction et la déstructuration animent alors le sujet.  Les armes insurrectionnelles du ça souterrain tiennent du langage indirect : le lapsus, l'allusion, l'humour, la satire, l'allégorie, la métaphore, le symbole.  Lorsque la révolte personnelle se répand et triomphe en révolution, elle produit le chaos social.

 

            Le « pauvre moi » est écartelé entre ces deux instances contraires.  Freud a longtemps illustré la faiblesse du moi face aux assauts du ça.  À la fin, Freud fut beaucoup plus optimiste : le moi pouvait relever ce défi avec l'instrument de la raison.

 

C'est notre meilleur espoir pour l'avenir que l'intellect - l'esprit scientifique, la raison - parvienne avec le temps à la dictature dans la vie psychique.  (Nouvelles conférences d'introduction à la psychanalyse, Gallimard, Paris, 1986, p. 229, cité in « Le conflit entre la raison et le désir », par Gérard Vachon, Carrefour, vol. 15 no 2, 1993, p. 95.)

 

La contrainte commune d'une telle domination de la raison s'avérera comme le lien unificateur le plus fort entre les hommes et ouvrira la voie à de nouvelles unifications.  (Ibid.)

 

Remarquons que cette aspiration met en scène une raison axée sur les notions de dictature et de l'Un.  Ces notions surmoïques extrêmes révèlent un Freud cherchant à compenser la mise en relief du ça accomplie par la psychanalyse.

 

            D'autre part, le moi coincé entre le surmoi unitaire et le ça diviseur serait-il d'autant plus faible lorsque la collectivité agit comme une caisse de résonnance ?  Certes, la collectivité gigantissime transmet les échelles de valeurs, les rites et les mythes avec une dose - quand ce n'est pas une surdose - de passivité contagieuse.  Mais, dans la solitude de sa réflexion, le penseur se dresse en éveilleur potentiel du Simianthrope somnambule.

 

            Le Simianthrope hébété oscillerait sans cesse entre le Charybde du ça et le Scylla du surmoi.  Des vigies de l'humanité à venir signaleront-elles les mirages personnels et collectifs produits par cette polarité exacerbée ?  Pointeront-elles vers des issues de l'impasse biopsychique ?

 

            Considérons qu'au tournant du xxe siècle, Freud a jeté une lumière crue sur les mobiles profonds qui animent le Simianthrope.  Cependant, malgré son athéisme affiché (L'avenir d'une illusion), il n'a pas lui-même échappé à l'héritage de l'Ancien Régime, c'est-à-dire l'absolutisme du déisme.

 

            Le xixe siècle rationaliste avait inconsciemment perpétué le déisme en se fixant comme but de découvrir les « lois de la Nature » (une nouvelle version de la loi divine ou des commandements de Dieu).  Comme si la Nature, étant une entité autonome - extérieure au cerveau du Simianthrope - , avait pour fonction de décréter des lois.  En plaçant le surmoi - le nouvel avatar occidental de Dieu - dans le cerveau, Freud a certes eu le mérite de rapatrier la responsabilité du Simianthrope.  Mais le surmoi de Freud s'est avéré aussi despote que Dieu.

 

            Afin d'assurer son trône, il fallait le surmoi impose un interdit aussi puissant que la défense de croquer le fruit de l'arbre au milieu du jardin d'Éden, dans le mythe d'Adam et Ève.  L'interdit biblique visait la soumission absolue de la créature à Dieu.  Or, le « péché originel » de la psychanalyse, c'est le meurtre et la manducation du père au sein de la horde primitive.  Le père avait réservé pour lui-même les femelles du clan, au dépens de ses fils.  L'interdit de l'inceste « édénique » - de la réalisation du complexe d'Oedipe - aurait assuré la concorde entre les frères parricides.  Finalement, le repas totémique aurait commémorer la mémoire du Père idéalisé en censeur (Totem et tabou).

 

            [Il y aurait une réflexion approfondie à faire sur la tradition cannibale de la dynastie divine Uranus-Saturne-Jupiter.  L'inversion de la théophagie suggère le caractère régressif du christianisme : c'est le Fils (le moi) et non le Père (le surmoi) qui est donné à manger rituellement (l'eucharistie) au troupeau des fidèles (le ça) - vengeance transsubstantielle du Père ? retour du religieux refoulé ?  Alors que l'échec du cannibalisme assure la victoire du Fils dans la mythologie grecque, la réussite du cannibalisme assure la victoire du Père dans le christianisme.]

 

            De même que les parents primitifs fictifs - ou plutôt les auteurs du mythe biblique - , avaient projeté leur conscience dans un surmoi externe absolu, Yahvé, les Occidentaux d'il y a un siècle ont cristallisé la leur dans un surmoi interne absolu.  Cependant, Mircea Eliade a démontré la fausseté épistémologique du mythe freudien.  D'une part, les sociétés totémiques ne sont pas les plus anciennes, d'autre part, le meurtre rituel du père y est exceptionnel (Occultisme, sorcellerie et modes culturelles, p. 14-16).

 

            Qui plus est, la notion de Dieu le Père appartient plutôt à la tradition judéochrétienne.  Manuel de Diéguez note : « Certes, Jupiter a été appelé très tôt pater omnipotens.  Mais ni Apollon, ni Vulcain, ni Mars, ni Poséidon n'ont été des dieux-pères » (« Freud et l'athéisme de la psychanalyse », site sur la Toile).  Dans l'Antiquité gréco-romaine, ou ailleurs dans le monde, le polythéisme a mis en scène bien d'autres modèles simianthropomorphiques : les couples, les déesses, les frères et les soeurs, les jumeaux, etc.  Aujourd'hui, les personnages célestes et leurs attributs ont été remplacés en partie par les idéologies ou les « valeurs » : le libre-échange, la loi du marché, la consommation, etc.

 

            En somme, se pose la question de ces modèles coulés dans le moule des mythologies.  Statufiées dans le bois, le bronze ou la matière cérébrale, les idoles sont consacrées par les discours sacerdotaux.  Les clergés assurent le transfert narcissique des fidèles aux supports des Éternels ou des universaux fantasmés.  C'est dans cet esprit que le président pétrophile George Bush parle de l' « alliance éternelle » entre Washington et Riyâd.

 

            L'équivalent inversé se retrouve dans les modèles infernaux : Diable, démons, Hadès, les condamnés du Tartare (l'ancêtre du goulag, de Tchernobyl [avec sa radioactivité aux conséquences indéfinies], des camps de concentration, de la bande de Gaza, etc.).  Idéologiquement traduits : l'antimondialisation, l'écologisme, le terrorisme (celui des autres), etc.

 

            Damnation ou salut sont éternels, à l'image du Dieu guerrier vétérotestamentaire ou de son successeur après la destruction du temple de Jérusalem par l'armée romaine, soit le Dieu d'amour néotestamentaire.  Le Dieu ou les dieux des simianthropes sont alternativement vengeurs et miséricordieux, selon les événements politiques conjugués au désir d'immortalité des croyants.

 

            Lucifer a été précipité dans le ça judéochrétien pour cause d'insubordination.  Les damnés de la vie contemporaine, membres de peuples ou de groupes ethniques politiquement dominés, piqués au vif par l'injustice, deviennent des révoltés, ultimement, des kamikazes.  Pour qui en doutait, nous savons depuis le 11 septembre 2001 que leur détermination et leurs moyens sont aussi efficaces que ceux des dominants.  Le système de pensée des premiers est aussi irréductible que celui des derniers.  Ainsi, à la notion d' « axe du mal » lancée par le manichéen George Bush dans le but de diaboliser les adversaires des États-Unis et d'en purifier le monde, le président irakien Sadam Hussein a répliqué que les soldats états-uniens envahissant son territoire aboutiraient dans leurs propres « cercueils du mal ».

 

            Bref, le double complexe sauveur/damnateur anime la dialectique religieuse ou idéologique.  Ce complexe absolutise les instances de l'appareil psychique.

 

            Qu'est-ce à dire ?  Quelle est l'instance la plus légitime entre le ça et le surmoi ?  Ou, faut-il les renvoyer dos à dos tous les deux ?  À mon avis, c'est l'analyse des situations particulières et l'action qu'elles appellent qui déterminera s'il faut mettre l'accent sur le ça ou le surmoi.  Par exemple, en incarnant le surmoi de la France, le général de Gaulle l'a guidée de la Résistance à la Libération.  Sous l'impulsion d'André Breton, le mouvement surréaliste a eu recours au ça découvert par Freud comme arme de combat contre l'obscurantisme, la répression sexuelle, le dogmatisme et le cléricalisme propagés par l'Église catholique.  Afin de faire accéder l'Inde à l'indépendance, Gandhi fit appel à une philosophie de lutte ou de pression fondée sur le satyagraha (la fermeté de la conscience authentique) [surmoïque] et l'ahimsâ (la résistance non-violente populaire) [« çaïque »].  (Il est entendu que le parcours de ces personnages mériterait une évaluation affinée ou nuancée, mais il suffit ici de les présenter à titre d'exemple général.)

 

            Surtout, le piège à éviter c'est le transfert narcissique sur une idole externe ou interne s'arrogeant l'exclusivité de la pensée, à qui l'on octroie le privilège de figer l'avenir de l'humanité.  Il en est de même avec un héros de notre espèce que l'on aurait divinisé (= évhémérisme, p. ex., Jésus, les autres messies), c'est-à-dire dont la destinée exemplaire servirait à fabriquer des moules de comportement prévisible.  Contre les blocages ou les scléroses de la société, les générations suivantes s'inspirent de l'esprit héroïque, c'est-à-dire du cheminement libertaire plutôt que du chemin spécifique parcouru, afin de réaliser leurs propres conquêtes ou avancées.  « Il ne suffit pas de jeter le croyant dans le vide - encore faut-il féconder le néant en réfutant la lettre qui le tue » (Manuel de Diéguez, « Freud et l'athéisme de la psychanalyse », site sur la Toile).  Face aux défis de leur époque, l'on constatera chez les plus lucides la connaissance anthropologique de l'état tant de leurs propres instances çaïque ou surmoïque que de celles de leur groupe d'appartenance.

 

            La notion occidentale de « meurtre du père », c'est-à-dire le rejet de l'héritage spirituel immuable, était pertinente pour décrire l'état des esprits au xxe siècle, après la délivrance par Nietzsche du certificat de décès de Dieu à la fin du siècle précédent.  Le constat de l'inexistence de Dieu entraînait corrélativement l'élimination de la culpabilité liée à un péché originel faisant de la « créature » un débiteur infini.  L' « imperfection éternelle » de l'espèce décrétée par son Créateur omniscient se révélait plutôt un « inachèvement continuel » fondé sur la destinée inconnue du Simianthrope.

 

            L'enchantement du projet humain ne pourrait-il venir avec la fécondation perpétuellement renouvelée du vide temporaire ?  Pourquoi ne pas « savourer l'inquiétude du hasard » ?  (Invite lancée par Julien Gracq au début de son roman surréaliste Au château d'Argol, p. 15).

 

            Pourtant, si l'on admet la relativisation de l'héritage des ancêtres, on tomberait dans l'extrême inverse en cherchant à le supprimer, soit en le niant ou en l'ignorant.  Les germes du passé produisent des floraisons inédites selon l'entendement et la volonté des résurrecteurs de l'espèce en mouvement vers l'humanité.  Dans cet esprit, les simianthropes éclairés refuseront d'absolutiser le ça ou le surmoi, tout en évitant de supprimer le dynamisme et la fécondité réciproques de ces instances.  La séparation entière supprimerait la possibilité de la proximité.  La fusion totale, celle de la distanciation.  Avec pour résultat, l'apathie ou la panique.  La tragédie, c'est la fixation sur l'infini corporifié en idoles.

 

            Au delà du cannibalisme paternel, filial ou autre, la minorité des voyants ne pourrait-elle assurer le redéploiement de la destinée spiralée de l'espèce par l'inversion paradoxale - mais dosée - du dynamisme polaire ?  La catharsis de la conscience du Simianthrope s'appuyant sur le traitement créatif et critique - mais inédit ! - du lacis langagier des concepts et des métaphores.  Pourquoi la dissolution et la coagulation de la conscience ne seraient-elles pas simultanément éthiques et ludiques ?  Une conscience affichant une impassibilité souriante, qui ne cherche à saisir définitivement ni le vide ni le plein.

 

 

* * *

 

 

de Diéguez (Manuel).  Manuel de Diéguez, philosophe de l'imaginaire

{www.dieguez-philosophe/imaginaire}, jusqu'au 11 sept. 2002.

 

----------  « Freud et la philosophie », Portique no 2.  Mars-avr. 1998, p. 39-60.

 

Eliade (Mircea) [trad. de l'angl.].  Occultisme, sorcellerie et modes culturelles.  Éditions Gallimard (NRF essais), Paris, 1992 (1978) [1976 en angl.], 186 p.

 

Freud (Sigmund) [trad. de l'all.].  L'avenir d'une illusion.  Presses universitaires de France (Bibliothèque de psychanalyse), Paris, 1993 [1971] (1948 en all.), 10e éd., 101 p.

 

---------- (nouv. trad. de l'all.).  Essais de psychanalyse.  Éditions Payot (Petite Bibliothèque Payot, 15), Paris, 1997 (1981) [1915-1923 en all.], 278 p.

 

---------- (trad. de l'all. revue).  Totem et tabou.  Éditions Payot (Petite Bibliothèque Payot, 9), Paris, 1996 (1965, 1923) [1912-1913 en all.], 243 p.

 

Gracq (Julien).  Au château d'Argol.  Librairie José Corti, Paris, 1945, 183 p.

 

Riesman (David).  « Authority and liberty in the structure of Freud's thought », Individualism Reconsidered.  Collier-Macmillan (Free Press of Glencoe), New-York (É.-U.), 529 p., chap. 22, p. 334-364.

 

Vachon (Gérard).  « Le conflit entre la raison et le désir » (article sur Freud), Carrefour, vol. 15 no 2.  Outaouais, 1993, p. 84-96.

   

* *

  Lettre à Marc Labelle

Texte de Manuel de Diéguez

Retour    Retour au sommaire du site général  (Accueil)

1