Sommaire:
Nous l'avons vu, le principe d'entrelacement des séances que j'ai expérimenté a des avantages. Mais, comme aucun système didactique, celui-ci ne peut s'adapter à toutes les situations d'enseignement.
Outre les contraintes logistiques liées à sa mise en oeuvre (disponibilité des salles, du matériel, des élèves et ... du professeur) sur lesquelles je ne vais pas m'attarder, par définition ce système à ses propres contraintes:
Enfin, et c'est un point valable pour toute méthode, il faut savoir varier les "plaisirs" afin de ne pas lasser les élèves ... ni les enseignants.
Comme le note fort justement Jean-Pierre Astolfi dans son livre L'Ecole pour Apprendre,
"...de nombreux élèves (et, d'ailleurs, pas nécessairement les meilleurs) manquent [...] de défis intellectuels."
Un des objectifs de la mise en place du principe d'entrelacement des séances de TP était donc de permettre aux élèves d'atteindre un but techniquement et/ou intellectuellement plus interressant que si chaque binôme avaient dû réaliser le TP seul, et donc de stimuler leur motivation face à l'activité proposée.
Dans l'expérience menée, le principe d'entralacement des séances de TP reposait sur l'idée qu'un binôme reprenait le travail d'un autre binôme. Cependant, on peut se poser la question de savoir si l'on ne pourrait pas mettre en place d'autres formes d'entrelacement. C'est ce que nous allons examiner maintenant.
Dans un premier temps, reprenons le postulat que pour atteindre un objectif, les acteurs impliqués doivent effectuer successivement un certain nombre de tâches, une tâche ne pouvant être abordée tant que la précédente n'est pas terminée.
Figure 6-1: Ordonnancement des tâches sous la forme d'une chaîne.
A ce niveau, on peut concevoir l'entrelacement des séances comme un entrelacement de tâches. Ainsi, une même tâche est simultanément réalisée par tous les acteurs (élève, binôme, ...) présents lors d'une séance. Il y a donc redondance, ce qui peut être vu comme un avantage, puisqu'ainsi, on multiplie les chances qu'au moins un acteur aboutisse de façon suffisamment satisfaisante pour que la tâche suivante puisse être abordée.
Dans ce contexte, plusieurs options s'offrent à nous pour mettre en place cet entrelacement:
Séance | Acteur | Tâche | A partir de... | |
---|---|---|---|---|
...la tâche... | ...effectuée par | |||
S1 | EL01 | T1 | - | - |
EL02 | ||||
... | ||||
EL12 | ||||
S2 | EL13 | T2 | T1 | EL04 |
EL14 | EL10 | |||
... | ... | |||
EL24 | EL06 | |||
S3 | EL01 | T3 | T2 | EL14 |
EL02 | EL21 | |||
... | ... | |||
EL12 | EL17 | |||
... | ... | ... | ... | ... |
Ce principe peut être illustré grâce à l'exemple de la figure 6-2: les élèves
EL01 à EL12 ont effectué la tâche T1, les élèves EL13 à EL24 la tâche T2 (en
reprenant le travail effectué par un de leur camarades), et ainsi de suite.
Séance | Acteur | Tâche | A partir de... | |
---|---|---|---|---|
...la tâche... | ...effectuée par | |||
S1 | EL01 | T1 | - | - |
EL02 | ||||
... | ||||
EL12 | ||||
S2 | EL13 | T1 | - | - |
EL14 | ||||
... | ||||
EL24 | ||||
S3 | EL01 | T2 | T1 | EL14 |
EL02 | EL05 | |||
... | ... | |||
EL12 | EL17 | |||
... | ... | ... | ... | ... |
Ce principe peut être illustré grâce à l'exemple de la figure 6-3: tous les élèves
(EL01 à EL24) ont effectué la tâche T1. A la séance suivante, ces mêmes
élèves effectuent la tâche T2, mais à partir de la production d'un de
leur camarade.
Jusqu'à présent, nous avons considéré comme implicite que les acteurs impliqués dans la réalisation des différentes tâches d'un TP entrelacé étaient des élèves, des binômes, etc, bref des apprenants. Cependant, rien n'empèche l'enseignant de réaliser une ou plusieurs tâches, permettant ainsi de focaliser l'attention des élèves sur les quelques tâches fondamentales pour l'enseignement, et donc d'éviter qu'ils ne perdent du temps et risquent de se démobiliser en effectuant des tâches sans réel rapport avec les compétences et capacités que l'on veut leur faire travailler.
Séance | Acteur | Tâche | A partir de... | |
---|---|---|---|---|
...la tâche... | ...effectuée par | |||
- | prof. | T1 | - | - |
S1 | EL01 | T2 | T1 | prof. |
EL02 | ||||
... | ||||
EL24 | ||||
- | prof. | T3 | T2 | EL?? |
S2 | EL01 | T4 | T3 | prof. |
EL02 | ||||
... | ||||
EL24 | ||||
... | ... | ... | ... | ... |
Le second avantage de faire intervenir l'enseignant en tant qu'acteur pour la réalisation de certaines tâches d'un TP entrelacé est que cela permettra aux élèves de travailler à partir d'un ensemble de pré-conçus dont la qualité et la fiabilité devraient en principe être meilleures, ou tout du moins plus industrielles que si ces tâches avaient été réalisées par les élèves.
Enfin, comme le montre le tableau de la figure 6-4, rien n'oblige l'enseignant
à ne réaliser que les tâches préliminaires
du projet, les élèves effectuant ensuite les tâches restantes. Au
contraire, et même si cela lui demande plus de travail, il peut être très intéressant
de faire effectuer aux élèves des tâches non consécutives dans le déroulement du TP.
En particulier, agir ainsi pourrait permettre à l'enseignant de mettre en exergue
les liens qui peuvent unir plusieurs tâches non successives dans le
déroulement d'un TP (ou d'un mini-projet).
Exemple:
Pour illustrer une méthode de développement comme le cycle en V, on pourrait tout à fait imaginer un TP (ou un TD) entrelacé, dans lequel la tâche liée à l'analyse du cahier des charges serait effectuée par les élèves, dans lequel les tâches suivantes (liées à la conception, à la réalisation et à l'intégration) seraient effectuées par le professeur, et où enfin, la tâche de validation serait effectuée par les élèves, faisant ainsi émerger la relation qui unit les phases d'analyse et de validation.
Reprenons maintenant le postulat établi plus haut qui veut que les différentes tâches permettant d'atteindre un objectif doivent être effectuées successivement. Nous savons tous qu'il n'en est rien, surtout dans un processus de développement industriel.
Ainsi, l'ordonnancement des différentes tâches d'un projet ne peut plus être vu comme une chaîne, mais comme un graphe. Certaines tâches doivent être effectuées avant d'autres, mais différentes tâches peuvent aussi s'effectuer en parallèle.
Figure 6-5: Ordonnancement des tâches sous la forme d'un graphe.
Dans le contexte scolaire, pour appliquer un principe d'entrelacement de séances, on peut être tenté de linéariser ce graphe. Cependant, nous risquons non seulement d'un point de vue pratique de tirer en longueur le TP (puisque nous allons effectuer séquentiellement des tâches pouvant être effectuée en parallèle), mais surtout, d'un point de vue didactique, nous risquons de fausser la perception qu'ont les élèves d'un développement industriel en ne leur en présentant systématiquement qu'une version linéarisée et donc faussée.
Figure 6-6: Exemple d'un début de linéarisation du graphe de la figure 6-5.
Par contre, faire mener simultanément plusieurs tâches par différents acteurs pourrait nous offrir l'opportunité de mettre en place une stratégie de différenciation. Le principe d'entrelacement des séances pourrait donc être appliqué, afin de pouvoir bénéficier de ces effets positifs sur la motivation et la qualité de la communication entre les acteurs, mais à la condition d'accepter que tous les élèves ne fassent pas les mêmes tâches (ou plutôt n'utilisent des chemins différents pour atteindre le même objectif: c'est la définition même de la différenciation). En portant ce principe à son paroxisme, et pour se rapprocher encore du monde industriel, nous en venons à introduire le concept de mini-projet dont nous allons parler maintenant.
Nous l'avons vu lors de la conclusion de l'expérience, un facteur important de motivation peut être trouvé dans la répartition dans le temps d'une activité, et sous deux aspects qui ne seront pas sans rappeler des souvenirs aux spécialistes des sciences physiques:
Ce fait me semble être confirmé en projet, puisque j'ai pu observer que les élèves étaient nettement plus motivés qu'en TP. Certes, des facteurs externes (avec en particulier l'importance du projet pour l'obtention du BTS) peuvent expliquer en partie cet état de fait, mais ils ne peuvent pas être considérés comme les seuls.
En effet, j'ai constaté qu'au fur et à mesure du développement de leur projet, les élèves s'interressaient de plus en plus au travail qu'ils effectuaient pour lui-même. Ils se sont donc détachés du facteur de motivation externe, qui a servi dans un premier temps d'accroche, pour être mû par des facteurs de motivation interne, qu'ils ont découvert en réalisant le projet.
Or les projets ont ceci de particulier qu'ils occupent beaucoup du temps des élèves et très souvent (environ 4 mois de travail, à raison de 8 à 16 heures par semaines réparties dans mon cas entre deux jours: le lundi et le jeudi).
On assiste alors à une sorte d'immersion des élèves dans leur travail, immersion propice à l'analyse critique et donc à la découverte de problèmes. Et, chose surprenante (?) l'attitude des élèves face aux obstacles qui surviennent devant eux consiste à chercher des solutions et à ne demander l'aide du professeur qu'en dernier recours, c'est à dire que leur démarche est radicalement inverse de celle adoptée en TP court (i.e. sur une seule séance), qui consiste à demander d'abord au professeur, utilisant des arguments qui mériteraient d'être mieux entendus, ou plutôt mieux interprêtés par le professeur:
"Vous ne nous dites pas où chercher, alors, comme on ne regarde pas au bon endroit, on ne trouve rien"
"La doc est en anglais, il me faudra déjà une heure pour comprendre ce qu'ils disent, ..."
"Si je perds du temps à chercher, je n'aurai pas le temps de terminer le TP"
"Si c'était vraiement un TP d'application, on devrait déjà connaitre tout ce dont on a besoin"
De plus, en le mettant en parallèle avec le projet, on découvre que le TP à ceci de pervert que si, effectivement il permet aux élèves de pratiquer (mettre en oeuvre, utiliser des matériels et/ou des logiciels, ...) il ne leur permet pas d'adopter une démarche réellement industielle: Avons nous déjà vu un élève mettre en place une démarche de développement du style cycle en V pour réaliser un TP (fusse-t-il sur plusieurs séances ou même entrelacé)? A moins que ça ne leur ait été imposé, cela m'étonnerait.
Pourtant, ils ont eu un cours sur le cycle de vie du logiciel, sur la gestion de projet, sur les méthodes de développement, sur l'assurance qualité, etc. Et donc, tout naturellement on leur demande en projet de mettre en oeuvre une démarche de développement professionnelle, et l'on s'étonne qu'au bout de deux mois, les élèves, pleins d'applomb, expliquent en revue de projet:
"On finira l'analyse plus tart, quand le codage sera terminé. Pour l'instant on a pas eu le temps."
Si ce n'était pas si tragique, on pourrait sourire. Et nous, professeur de conclure en disant:
"Il n'ont pas compris l'intérêt de la méthode. L'an prochain, je ferai le cours différemment."
Mais, les étudiants du projet SysDo, ils l'ont compris eux, l'intérêt de la méthode. Seulement ils l'ont compris début avril, quand le projet touchait à son terme. Et je ne pense pas que ce soit les seuls. Pourquoi? Aucun miracle là dessous, simplement ce que nous savons tous et dont nous avons tant de mal à nous souvenir: un élève ne peut faire que ce qu'on lui a appris à faire.
Certes le cycle en V a été présenté, certes les élèves ont eu des cours de méthode, certes on leur a expliqué ce qu'était la qualité, mais, paradoxalement, après quelques éventuelles séances de TP ou de TD d'application, toutes les autres activités pratiques se sont déroulées comme avant: sans cycle en V, sans méthode, sans assurance qualité. En fait, quand on discute avec les élèves, on constate que finalement, pour eux tous ces cours qui relèvent de ce que l'on appelle le génie logiciel leur ont paru complètement décorrellé des autres enseignements liés à leur discipline. Une fois l'interrogation sur le cycle en V passée, celui-ci a aussitôt été oublié. C'était pour les élèves en quelque sorte un module, une fois celui-ci validé (ou pas), c'était fini, ils pouvaient l'oublier pour passer à autre chose.
Peut-être la solution à ce mal endémique de nos classes réside dans la mise en place, dès la première année, de mini-projets. Ainsi, les élèves pourraient mettre en pratique leurs connaissances techniques (comme en TP) mais également leur méthodologie de travail. Ou plutôt, en procédant ainsi, l'équipe enseignante pourrait les mettre dans une situation dans laquelle les élèves pourraient apprendre, dès leurs premières semaines en BTS Informatique Industrielle, à avoir une démarche industrielle. Bien entendu, cette apprentissage sera progressif. En outre les projets seront de courte durée (d'où le terme de mini-projet) pour ne pas lasser les élèves. A l'inverse, il ne faudrait pas faire de ces mini-projets des super-TP. Au regard de mon expérience, les points fondamentaux à avoir pour qu'une activité pratique puisse être qualifiée de projet sont les suivants:
Bien sûr, ces points ne sont que des pistes de recherche, des idées jetées qui méritent d'être étudiées plus à fond.
Cependant, notez qu'aucun de ces points ne stipule que les élèves doivent effectuer le développement de bout en bout (c'est à dire du cahier des charges à la recette finale). En outre, sur un même mini-projet, l'enseignant (ou mieux peut-être l'équipe enseignante) pourrait varier les formes au cours des différentes phases: en reprenant le modèle du cycle en V, on pourrait imaginer les phases d'analyses et d'architecture sous la forme d'un TD en classe entière, la phase de conception sous la forme de TD en groupe de travail (un par sous-système identifié, par exemple), le codage/deboggage et les tests unitaires sous la forme de TP en groupe de travail, la phase d'intégration sous la forme d'une présentation en classe entière, etc.
Par exemple, imaginez l'impact d'une situation didactique pendant laquelle
le professeur, muni d'un ordinateur et de l'équipement nécessaire pour projeter
l'affichage de l'écran au tableau, explique non seulement aux élèves
ce qui se passe pendant la phase d'intégration, mais surtout, leur montre
l'intégration des différents modules que les élèves ont réalisés eux même.
Les élèves, impliqués dans la démarche puisque le professeur
utilisera comme support de son cours leur production, pourront
constater de visu ce qui peut survenir dans une phase d'intégration, succès ou échec,
et, en cas d'échec, comment identifier le module incriminé, et le corriger...
Enfin, un argument que l'on pourrait opposer à l'approche mini-projet, serait qu'elle consomme beaucoup d'heures de présence des élèves. Or, c'est à mon sens un faux problème, puisque, d'une part, nous l'avons déjà dit, les élèves n'auront pas forcément à développer le projet de bout en bout, et surtout, d'autre part, tous les élèves n'ont pas forcément à réaliser toutes les phases du projet. En effet, nous le savons bien, plus jamais à l'heure actuelle, dans l'industrie, on ne demande à quelqu'un de réaliser un projet de A à Z. Au contraire, aujourd'hui tout n'est que travail d'équipe, relation client-fournisseur à l'intérieur même de l'entreprise, communication entre groupes de travail, réutilisation. Alors pourquoi vouloir faire travailler les élèves en autarcie?
Ce que nous avons touché du doigt en entrelaçant les séances de TP serait alors porté à son paroxisme: l'élève, pris dans une telle démarche, non seulement se sentira acteur responsable (l'aboutissement du projet final nécessite que chacune de ses parties ait aboutie: ce qu'un élève produira sera utile au autres et pas seulement au professeur) mais aussi pourra percevoir la nécessité des spécifications, de la documentation, des tests, de la traçabilité, etc, bref de la gestion de projet.
Mémoire professionnel, © 1999-2000 Sylvain LEROUX